Conférence du 7 janvier 2022 à la Fondation Philos-Sophia
Cette conférence américaine se voulait une brève introduction à la métaphysique auprès d’universitaires d’autres disciplines, à travers trois points de vue : une brève histoire de la métaphysique, métaphysique et science moderne et ce que signifie une « métaphysique chrétienne ».
Une brève histoire de la métaphysique
Brève histoire d’un mot et d’un sujet
La métaphysique, telle que nous l’entendons dans le monde occidental, a deux sources philosophiques principales :
- La référence spéculative, établie une fois pour toutes par Platon ;
- Le langage conceptuel de la science, établi une fois pour toutes par Aristote.
Cependant, il a fallu plus de mille cinq cents ans pour que le mot « métaphysique » prenne son sens actuel :
- Au 4e siècle avant J.-C., Aristote a écrit 14 livres sur le sujet mais n’a jamais utilisé le mot « métaphysique ».
- Au 1er siècle avant J.-C., un éditeur de l’œuvre d’Aristote 1, a utilisé l’expression ta meta ta physika, qui signifie littéralement « après les choses de la nature ».
- Enfin, le mot « métaphysique » apparaît au VIe siècle de notre ère dans un catalogue de l’œuvre d’Aristote 2.
- Pendant tout le Moyen Âge, « métaphysique » désigne les 14 livres d’Aristote, mais après le Moyen Âge, il désigne la science de ce qui est au-delà du monde physique.
Même s’il a fallu 17 siècles pour que le mot métaphysique prenne son sens actuel, le sujet a été abordé philosophiquement dans l’œuvre de Platon et défini scientifiquement dans les livres originaux d’Aristote. Dans l’œuvre originale d’Aristote, le concept de métaphysique recouvre deux points de vue principaux :
- L’un concerne l’être en tant qu’être, c’est-à-dire l’être au-delà de tout être physique,
- L’autre porte sur l’être premier, et peut être appelé philosophie première ou théologie.
Ces deux points de vue constituent une seule et même science dans l’Antiquité et au Moyen Âge, mais ils commenceront à être considérés comme des sciences distinctes au XVe siècle, lorsque le terme « ontologie » commence à être utilisé pour désigner l’aspect « être en tant qu’être » de la métaphysique 3.
Néanmoins, aujourd’hui encore, la métaphysique englobe nécessairement l’ontologie et la théologie. Dieu est le Premier être et, en tant que tel, il est la source de l’être, ce qui signifie qu’il est au-delà de l’être et du non-être.
Mort et renaissance de la métaphysique
Kant est réputé avoir tué la métaphysique il y a environ deux cents ans, lorsqu’il a réalisé sa gigantesque construction rationnelle, qui s’est avérée être une gigantesque réduction. En bref, Kant a élevé la raison au rang de fonction suprême de l’homme et a balayé l’idée d’intelligence. Pourtant, nous comprenons aujourd’hui que la connaissance naît à la fois des cinq sens et de l’intellect. La première est une connaissance par abstraction de la sensation ; la seconde est une connaissance par participation car l’intellect est ouvert au surnaturel. Comme le disait Leibniz, « nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu » (rien n’est dans l’intelligence qui n’était pas auparavant dans les sens), « nisi ipse intellectus » (hormis l’intellect lui-même).
L’intellect en action (et dans son essence métaphysique) est comme un cristal. Le cristal reçoit la lumière, mais ne la produit pas4. C’est la « métaphysique comme voir », comme l’a dit Wolfgang dans l’ouvrage collectif Qu’est-ce que la métaphysique ? Ajoutons que : bien sûr, Kant n’était pas le seul fautif ici. Il n’a fait que refléter l’épistémè de son temps. À l’époque de Kant, la science était devenue indépendante de la philosophie, et la philosophie indépendante de la théologie.
Malgré les efforts de Kant, la métaphysique n’a jamais vraiment disparu dans le monde occidental, même si elle a nettement reculé dans la pensée générale de l’époque. Les philosophes, de Kant à Derrida, ont échoué, philosophiquement, à tuer la métaphysique parce que la réduction de l’homme à sa raison ne suffit pas à expliquer l’homme. Le cartésianisme, puis le kantisme et le néokantisme tentent de réduire la tripartition humaine (corpus, anima, spiritus) à la dualité corps-esprit. Derrida a tenté d’aller encore plus loin en réduisant l’homme au corps uniquement parce que, pour lui, il n’existe même pas de raison unique ou universelle, mais une multitude de raisons disparates. Bien sûr, il ne s’est pas rendu compte que cette phrase n’a de sens que si la raison est unique et partagée entre les hommes. Cette contradiction a instantanément détruit son système philosophique.
La métaphysique a commencé à ressusciter dans la première moitié du XXe siècle lorsque le métaphysicien René Guénon a rétabli la possibilité d’une intellectualité sacrée, en présentant très clairement des doctrines métaphysiques clés, bien que sous une nette influence initiale de l’Orient (précisément l’advaita vedānta, la branche Vallabha ou Vijnanabhikshu, ceci étant encore discuté). On peut dire que, tout comme l’Occident a bénéficié au Moyen Âge des métaphysiciens arabes qui ont préservé et contribué à restaurer l’œuvre d’Aristote, le renouveau de la métaphysique occidentale a bénéficié de la même manière de la métaphysique orientale par l’intermédiaire de Guénon.
Science moderne et métaphysique
Qu’est-ce que la science ?
Toute science peut être définie par ses objets matériels et formels. Par exemple, les plantes sont l’objet matériel de la botanique et de la pharmacologie, mais leurs vertus curatives sont étudiées par la pharmacologie, tandis que leurs structures sont étudiées par la botanique. Deux objets formels différents appliqués au même objet matériel produisent deux sciences différentes5. C’est ainsi que la science était définie classiquement, par son objet formel.
La science moderne est généralement divisée en plusieurs branches : formelle (par exemple, la logique et les mathématiques), naturelle (par exemple, la physique et la biologie), sociale (par exemple, l’économie et la sociologie) et appliquée (par exemple, l’ingénierie et la médecine). Aujourd’hui, les sciences modernes tendent à se définir principalement par leurs objets matériels, sans mettre l’accent sur leurs objets formels. Cela a conduit à une vaste multiplication des disciplines scientifiques en fonction de la multitude d’objets matériels disponibles6. De plus, comme l’objet formel de la science générique s’est estompé, il est souvent remplacé par l’idéologie, avec le résultat prévisible que la connaissance qui en résulte est réduite à une pure description. Or, une description qui n’avoue pas ses prémisses ne fournit qu’une connaissance limitée, si tant est qu’il y en ait une.
Il est important de noter que, lorsqu’il s’agit d’idéologie en science, sa source ne se trouve pas toujours là où nous pensons qu’elle se trouve. Darwin, par exemple, mentionne expressément que sa théorie n’exclut pas Dieu en quelque manière que ce soit, mais beaucoup perçoivent, à juste titre néanmoins, que le darwinisme est aujourd’hui une idéologie qui exclut explicitement Dieu. De même, Descartes n’était pas particulièrement cartésien, pas plus que Newton ne fut particulièrement newtonien.
Enfin, nous notons que la science moderne se disperse en un nombre tellement indéfini d’objets et d’analyses connexes que la synthèse n’est même plus une possibilité lointaine (nous pourrions également dire que la philosophie analytique suit une voie similaire et tombe dans le même piège). La science moderne a produit le spécialiste qui, en fin de compte, sait tout sur rien, ce qui n’est certainement pas mieux que le généraliste qui ne sait rien sur tout.
Les limites de la science
La principale limite de la science est celle qu’elle s’impose à elle-même. Il s’agit de la limite que constituent ses objets matériels et formels. Par exemple, une science qui étudie une orange avec un double-décimètre donnera au mieux toutes les dimensions mesurables possibles de l’orange mais sera loin de connaître l’orange.
De plus en plus de scientifiques ne se contentent pas de vivre dans les limites fixées par les objets matériels et formels de leur science et commencent à spéculer au-delà des frontières de leur science. Mais lorsqu’un scientifique dépasse les limites de sa science, nous perdons la science et nous n’obtenons rien en échange, car un scientifique est rarement un philosophe. Wolfgang Smith en a donné un exemple convaincant dans sa critique du dernier livre de Stephen Hawking. Wolfgang montre de manière décisive que Hawking n’est pas un philosophe et qu’en dépassant les limites de sa science, Hawking ne produit pas de la science mais de la science-fiction.
Il existe quatre autres limites à la science qui, de manière intéressante, ont été établies par les scientifiques eux-mêmes :
- Limites constructives : Il n’y aura jamais de cadre mathématique formel dont on aura prouvé qu’il n’est pas contradictoire – Gödel ; en physique, la certitude scientifique s’est réduite à la confiance limitée dans certaines hypothèses – Popper ;
- Limites prédictives : En mathématiques, il s’agit de l’horizon prédictif qui limite la prévisibilité des systèmes dynamiques non linéaires, même s’ils sont parfaitement déterministes ; en mécanique quantique, la nature probabiliste de la mesure empêche toute certitude ponctuelle ;
- Les limites ontologiques : Nous ne saurons jamais, de manière définitive, quels objets mathématiques existent ou non ; en physique, l’ontologie de la mécanique quantique étant l’univers dans son ensemble, il n’est plus légitime de considérer que la réalité est constituée d’objets individuels indépendants ; et
- Les limites cognitives : En mathématiques, quel que soit le système formel, il existe une infinité d’énoncés vrais qui ne peuvent être démontrés ; en physique, la mécanique quantique conduit à renoncer à décrire la réalité.
C’est pourquoi certains scientifiques considèrent aujourd’hui sérieusement la géométrie de Platon ou les concepts métaphysiques d’Aristote afin de mieux comprendre le monde physique. Wolfgang Smith, par exemple, résout « l’énigme quantique » en appliquant la distinction potentia & actus d’Aristote et de Thomas d’Aquin.
Que signifie une métaphysique chrétienne ?
Le christianisme a absorbé les métaphysiques platonicienne et aristotélicienne. Saint Augustin a d’abord fusionné les Idées platoniciennes au sein du Verbe, le Logos divin. Saint Thomas d’Aquin a ensuite intégré Aristote dans la métaphysique chrétienne tout en préservant l’héritage platonicien (notamment par l’intermédiaire de Saint Denys l’Aréopagite). La dialectique entre les deux sources est toujours à l’œuvre dans la pensée de l’Église. Elle concerne la manière dont l’âme accède à l’immanence de Dieu.
Quel est le langage de la métaphysique ?
La métaphysique, par définition, est ce qui est « au-delà » de la physique. Elle met en évidence le fait que tout ce qui existe est toujours accompagné d’une racine invisible qui en est la cause ou la source et qui ne fait pas partie de l’existence elle-même. C’est là que l’ésotérisme entre souvent dans le jeu comme une indication que quelque chose de précieux est caché derrière un voile. Mais il ne faut pas confondre ésotérisme et doctrine métaphysique. La doctrine métaphysique lève effectivement le voile plutôt que de simplement nous montrer que le voile existe.7
La métaphysique utilise le langage et le raisonnement logique pour communiquer des concepts et des principes abstraits. Elle est transparente et claire, ce qui n’est souvent pas le cas de l’ésotérisme. Nous devons également toujours garder à l’esprit que même si la métaphysique utilise le langage, elle le fait pour indiquer en fin de compte quelque chose qui est au-delà du langage. À cet égard, la métaphysique est l’herméneutique ultime, la dernière interprétation qui ne peut être interprétée à son tour. En fait, le langage métaphysique suggère son propre effacement, son auto-abolition. En effet, le langage, le discours, les mots, les concepts ne sont que des outils permettant à l’intelligence d’accéder à la Réalité qui les dépasse, à la lumière ou à la vérité qui ne résident pas dans les mots.
Maintenant, en complément du mode intellectuel, la métaphysique peut aussi employer le mode symbolique. Selon Jean Borella, le symbolique fait voir, alors que l’intellect fait entendre. C’est pourquoi la métaphysique religieuse met souvent l’accent sur l’utilisation des symboles. Les symboles permettent d’atténuer les limites du langage.
Maintenant, un point très fondamental : si l’intelligence s’occupe naturellement de choses surnaturelles, c’est parce que l’intelligence ne fait pas partie du monde naturel. « L’intellect vient par la porte ou de l’extérieur », dit Aristote 8. Il est donc absolument nécessaire de renoncer à ce que nous appelons notre propre intelligence, à la vanité de notre propre petite lumière et de laisser la place pour que la vraie Lumière apparaisse.
Métaphysique et religions
Les religions sont en fait la patrie naturelle de la métaphysique car, au sens le plus large, la métaphysique est à la fois une science et une voie. La métaphysique sans mystique reste au niveau de la raison et ne s’élève pas au niveau de l’intellect où elle est illuminée. C’est d’ailleurs la « supériorité » de Platon sur Aristote. Aristote a fondé la science avec le discours scientifique rigoureux validé par la logique (il est d’ailleurs le fondateur de la logique), mais il l’a fait au prix d’un renoncement à l’accès aux « Idées » (la doctrine platonicienne qu’il n’a jamais pu comprendre bien qu’il ait été l’élève de Platon pendant 17 ans).
La science moderne, à la recherche d’une précision encore plus grande, a franchi une étape supplémentaire en réduisant la science à une pure abstraction mathématique. La 4e cause d’Aristote (la cause finale ou le « pourquoi ») a été abandonnée et les qualités ont disparu pour être remplacées par des quantités uniquement. Les idées modernes telles que les champs morphogénétiques, le principe entropique et le dessein intelligent sont nées en réaction à l’abandon de la cause finale.
Le langage de la métaphysique n’est qu’un outil, un accès à la Lumière (L majuscule), comme nous l’avons dit. Il est donc évident que toute religion possède son propre langage théologique mais aussi métaphysique. A ce titre, chaque religion a développé des outils conceptuels spécifiques et utilise des symboles spécifiques pour conduire les fidèles serviteurs vers Dieu. Ceci est universel et illustré par un Hadith : « Je reste, dit Dieu, à côté de l’idée que mon serviteur se fait de moi ».
Cependant, si certains outils intellectuels et symboles sont communs à de nombreuses religions, ce n’est pas le cas de toutes, loin s’en faut. Il n’existe donc pas de supra-métaphysique, d' »unité transcendante », de « Religio perennis« , de « Sophia perennis » ou de « Roi du monde ». Au mieux, nous pouvons parler d’une « unité analogique des religions » (Borella), dans laquelle chaque religion est unique dans sa forme et son langage.
Cela signifie donc que la métaphysique ne fournit pas de langage suprême supérieur à celui des religions. Ainsi, le langage d’une religion (révélée) est adéquat pour exprimer des notions métaphysiques (ou ultimes) universelles, et vice versa.
Nous devons également souligner qu’il y a une certaine arrogance derrière la présomption de « l’unité transcendante de toutes les religions ». La notion même suppose que le voyant est au-dessus de toutes les religions – il voit et comprend toutes les religions et est essentiellement omniscient ; il est Dieu lui-même. Une telle attitude est en parfaite opposition avec l’humilité et la crainte que toutes les religions authentiques suscitent chez leurs sages et leurs saints.
La métaphysique chrétienne
La métaphysique chrétienne est tout simplement la métaphysique exprimée dans un langage chrétien. Mais il y a mieux, c’est également la métaphysique à laquelle on arrive en utilisant le langage chrétien, et à laquelle on n’aurait jamais accédé sans le langage chrétien. Par exemple, la Sainte Trinité chrétienne nous conduit à l’identité de la personne et de la relation. En effet, dans la Trinité, les personnes du Père et du Fils se révèlent être de pures relations (paternité et filiation) et c’est là aussi que la relation d’amour et de don se trouve être une personne : le Saint-Esprit. On peut alors passer d’une métaphysique de l’être à une métaphysique de la relation.
Notes
- Nicolas de Damas.[↩]
- Probablement établi par Hésychius de Miletus.[↩]
- Clauberg.[↩]
- En d’autres termes, la formule « nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu » (rien n’est dans l’intelligence, qui n’était pas auparavant dans les sens) nécessite la rectification leibnizienne : « nisi ipse intellectus » (homis l’intellect lui-même.[↩]
- Même chose pour le corps humain, objet matériel de la médecine, de la physiologie, de l’anatomie et de la philosophie, mais considéré soit comme objet de guérison, soit comme siège de fonctions, soit comme constitué d’organes, soit comme composé de matière et de forme[↩]
- algèbre homologique, calculus, géométrie convexe, neurobiologie, mécanique statistique, cybernétique de second ordre, informatique quantique, humanités numériques, homéocinétique, astronomie extragalactique, etc. jusqu’à plusieurs centaines de sciences distinctes[↩]
- Je suis ici Jean Borella dans Esotérisme guénonien et mystère chrétien, 1997 – Guenonian Esoterism and Christian Mystery, 2005.[↩]
- Génération des animaux, II 3, 736 a, 27-b 12.[↩]