Texte de soutenance de la thèse « un philosophe et théologien occultisant au xixe siècle ; la vie et l’œuvre de l’abbé Paul François Gaspard Lacuria (1806-1890) », sous la direction de Jean-Pierre Brach, soutenue à l’EPHE, le 16 janvier 2015. Jury : Paul Airiau, Jean-Robert Armogathe, Jean-Pierre Brach, Jean-Pierre Chantin, Jean-Pierre Laurant, Claude Rétat (présidente du jury).
Madame la présidente du jury, Messieurs les professeurs,
[INTRODUCTION] Lacuria est un grand naïf ! et cette naïveté aura gouverné les grandes orientations de sa vie comme la plus grande partie de son œuvre. Ainsi aura-t-il été naïf de croire, dans les années 30, qu’il pouvait trouver une synthèse entre un certain panthéisme et la doctrine chrétienne de la création dépassant de la sorte S. Thomas d’Aquin, selon les termes qu’il emploie lui-même et avant, bien sûr, de reconnaître son erreur ; naïf également, lorsqu’il partira pour Paris, en 1847, chercher des succès d’édition, ou, en 1862, quand il espérera une recommandation de Rome pour ses prêches sur la bonté de Dieu, lesquels ne passeront en fait ni le nihil obstat ni l’imprimatur.
Cela dit, si Lacuria est naïf, ce que d’aucuns ont relevé avant nous, il n’est jamais dupe ; s’il est candide, il n’est pas innocent ; in fine, sa naïveté est surtout un optimisme, une espérance, et, tout simplement, la foi indéfectible d’un prêtre dans la Providence.
Lacuria arrive « après la bataille » ! c’est un autre trait caractéristique de ses activités. À commencer par son livre sur l’enseignement qu’il publie en 1847, quinze ans après son engagement dans l’association lyonnaise de L’Avenir pour la liberté de l’enseignement ; c’est le cas également de ses textes sur Beethoven qui suivent la réception en France des œuvres du compositeur, d’une mode résurgente en faveur du stoïcisme, ou des dernières vagues des socialismes utopiques ; ainsi, une majorité d’articles publiés ou de textes inédits de Lacuria ne suivent que la parution d’autres livres : de Blanc de Saint-Bonnet, de Hello, de l’abbé Dourif, de Holzhauser/Vuilleret ou de Jean Reynaud1, pour ne citer que les principaux. Pour autant, si Lacuria n’est jamais dans l’actualité, son retard est plutôt un recul et, de facto, une véritable indépendance de pensée.
[CHOIX] Dès lors, ces deux éléments font de Lacuria un objet d’étude de choix. Sa naïveté lui permet d’aborder tous les sujets du siècle, mais sans le bagage nécessaire ; son recul lui permet des propos plutôt réfléchis et mesurés, mais voire parfois banals. Avec Lacuria, on ne découvre pas la truculence et les excès du siècle, mais on peut in fine aborder, plus subtilement, l’histoire des idées.
Naïf et en retard, Lacuria s’avère surtout être un grand indépendant. Et en effet : si certains ont produit le XIXe siècle, et d’autres en ont été la production, Lacuria échappe à l’un comme à l’autre. S’il y a une nébuleuse de l’occultisme et une galaxie de l’ésotérisme, pour reprendre une image d’Emile Poulat, si l’on y ajoute la voie lactée des philosophes, des théologiens et des savants, Lacuria n’est nulle part ; c’est une « comète » du XIXe siècle, qu’elle traverse de bout en bout, mais sans tout à fait en faire partie. Certes, il est prêtre catholique, mais, en quasi autodidacte, il s’occupe aussi bien de théologie, de science, de musique que d’astrologie, voire de médecine ; c’est un authentique mystique, mais il fait de la philosophie et crée une science qu’on pourrait dénommer – anachroniquement – la sociologie rationnelle. Quant au livre de sa vie, Les Harmonies de l’être, on y trouve tout aussi bien une métaphysique véritable, qu’un catéchisme souvent des plus banals ou que des symboles numéraux. Autant dire qu’à sembler être partout, Lacuria n’est réellement nulle part.
S’il a intrigué les chercheurs, c’est d’abord à cause de son utilisation d’une sorte de symbolique des nombres, qui a entraîné une apparente récupération par les milieux occultistes de la Belle Époque. Cela demandait a être éclairci. D’ailleurs les tentatives de recherches académiques sur Lacuria n’ont pas manqué – Raymond Christoflour, René Untereiner encouragé par Jean Guitton, Jean-Pierre Bonnerot avec un projet de mémoire à l’EPHE… Comme aucune n’a jamais abouti, il nous restait à le tenter.
[MÉTHODE SUIVIE] Mais, comment aborder une comète ? Dans la mesure où Lacuria est étranger au siècle qu’il traverse, le contexte seul ne permet pas de le comprendre ; il faut considérer ses propres idiosyncrasies, auxquelles il s’accroche indéfectiblement durant toute sa vie : tout est vu chez lui par le filtre de la mystique et des doctrines catholiques. Dès lors, c’est ce filtre qui fait de lui un témoin original de nombreux mouvements de son temps – fussent-ils mouvements d’idées ou mouvements politico-sociaux, ou mouvements culturels (on pense alors aux contes de fées ou à l’art musical). Toutefois, dans le même temps, ce filtre est cause d’un décalage permanent. Si Lacuria n’est pas totalement anhistorique, il reste complètement décalé : il ne voit pas vraiment l’évolution sociopolitique, et pas non plus celle de l’Église : par exemple, le rôle du prêtre n’est pas celui qu’il joue – d’ailleurs, il aurait pu sinon être fait évêque, ce qu’il regrettera à l’occasion.
Méthodologiquement, nous avons opté pour établir la biographie avant d’étudier l’œuvre – non pas dans l’idée que sa biographie expliquerait son œuvre, à la manière d’un Onfray avec Freud –, mais dans l’espoir qu’un portrait de Lacuria, tel qu’il pouvait ressortir de sa vie et de sa correspondance, pourrait éclairer les linéaments de sa pensée. Également, nous avons opté pour l’analyse de la totalité de son œuvre éditée et inédite, en nous plaçant de prime abord en dehors d’une influence de la bibliographie critique. Plus précisément, chaque fois que Lacuria faisait ou écrivait quelque chose, nous en avons recherché le contexte, dans son environnement direct et dans sa façon de penser. Ce fut spécialement le cas en matière de mnémotechnie, de la réception de Beethoven en France, de la mystique au XIXe siècle, de la théologie, de l’éducation, du taoïsme, des contes de fées… et, dans une moindre mesure, du menaisiannisme qu’il réprouve, du fouriérisme et du saint-simonisme qu’il critique fermement, ou encore des mouvements ésotérisants ou occultisants dont il ne parle jamais.
[DIFFICULTÉS RENCONTRÉES] Ce faisant, les difficultés que nous avons rencontrées sont multiples. En premier lieu, la diversité des champs disciplinaires explorés par Lacuria : métaphysique, théologie, musicologie, économie, politique, psychologie, esthétique… auxquels il faut encore ajouter son intérêt pour l’astrologie, l’Apocalypse de Jean, ses expériences mystiques et l’intrigante utilisation de ce qui ressemble à des symboles numéraux. Ainsi, l’acquisition des connaissances nécessaires sur chacun de ces domaines immenses et complexes n’a pu être réalisée bien sûr qu’imparfaitement, chacune ayant pu correspondre à une thèse en tant que telle.
Une seconde difficulté, non moindre, tient à la complexité du contexte dix-neuvièmiste. Nous avons essayé, avec plus ou moins de succès, d’en dresser un panorama dans notre introduction ; toujours est-il qu’à chaque pas, dans l’établissement de la biographie aussi bien que dans l’analyse de l’œuvre, la remise en contexte s’imposait nécessairement, mais pour autant qu’il restait raisonnable d’étudier les réceptions en France, au milieu du dix-neuvième siècle, de la pensée taoïste, de l’œuvre de Beethoven ou de la résurgence du stoïcisme… comme de dresser un état des lieux de la mystique, de l’astrologie ou de ce qui s’appellera les sciences sociales.
Une dernière difficulté – pour se limiter aux plus impactantes – a consisté dans l’existence de travaux critiques disparates et divergents ; c’est-à-dire qu’il aura fallu, en dernière analyse, se résoudre à contredire certaines affirmations de prédécesseurs.
Je ne parlerai naturellement pas des difficulté inhérentes à toute thèse, qu’il s’agisse des recherches, souvent infructueuses, de manuscrits manquants ou de fonds inédits, ou encore la classification de plus de 5000 pages de manuscrits au premier abord illisibles.
S’il est permis, a contrario, de parler de quelques « facilités », il faut signaler les aides remarquables reçues de professeurs français, allemands et anglais, de Paris, Lyon, Bohn et Londres, comme de sociétés savantes (Atlantis), de musées, du couvent des dominicains de Toulouse, de directeurs de bibliothèques savantes, du directeur de l’ex collège d’Oullins, ou encore de l’héritier de Lacuria, qui nous a prêté ses archives mais qui, hospitalisé, n’a pu être présent aujourd’hui comme prévu.
[INTÉRÊTS ET RÉSULTATS] L’un des intérêts que présente Lacuria réside donc essentiellement dans son mode d’insertion – ou d’ininsertion – dans la société de son temps. Témoin de son siècle, Lacuria l’indépendant s’y frotte… et s’y pique. En théologie, il navigue entre les idées augustiniennes – pour ne pas dire néoplatoniciennes – et celle du thomisme, au siècle qui verra Thomas d’Aquin proclamé comme le prince et le maître des docteur scolastiques, mais dont l’aristotélisme sera parfois outré par un certain néothomisme au détriment, par exemple, d’un Denys l’Aréopagite, source majeure commune entre le moine docteur et le prêtre diocésain. Ainsi, face à une première version du texte de Lacuria, un Lamennais affirmera que S. Augustin ne dit pas autre chose, cependant qu’un Lacordaire criera à l’hérésie. Lacuria, précédant ici le cardinal de Lubac, se battra également contre l’idée d’une exclusion réciproque des ordres naturel et surnaturel. Il n’aura pas plus de succès, au siècle où un certain ontologisme, officiellement enseigné à Louvain, sera finalement jeté avec l’eau du bain.
Les nombres dans l’œuvre de Lacuria illustrent également un décalage total, qui est bien le fait d’un mystique, d’un autodidacte et d’une personnalité idiosyncratique. Ainsi, il ne s’agit pas de symbolique des nombres, ni de mystique des nombres ; chez Lacuria, ni guématrie, ni isopséphie, ni arithmosophie ; juste une mention tardive et anecdotique de la cabale juive. S’il faut dénommer l’emploi que fait Lacuria de quelques nombres, appelons-le métaphysique des nombres, ou, peut-être encore mieux, théologie des nombres. En effet, chez Lacuria, les nombres ne sont causes de rien, les instruments de rien ; ils n’ont ni statut ontologique, ni même statut épistémologique ; ils relèvent d’une science connue de Dieu seul et que Lacuria lui-même ignore totalement. Que reste-t-il ? Il reste des nombres, négatifs par nature, qui expriment des limites, des distinctions, des formes intelligibles… et ces formes intelligibles sont placées en Dieu même, dans le Verbe par qui tout a été créé. C’est du platonisme rectifié par S. Augustin. Dès lors, le mathématique ou le géométrique, qui relie le théologique et le scientifique, exprime le lien entre la réalité et son principe, entre Dieu et le monde. Ce n’est pas l’être qui serait commun entre Dieu et les créatures, c’est son expression négative par le nombre. La pensée lacurienne du nombre illustre le monde théophanique dans lequel il déambule. (L’aboutissement de la pensée du nombre, sa limite à franchir, c’est la contemplation de l’être).
Il nous semble que l’indépendance de pensée de Lacuria favorise une analyse plus fine de l’histoire des idées d’un siècle trop souvent caricaturé. Il reste en effet toujours loin de toute pensée à l’emporte-pièce, trouve des qualités à la plupart des idées des autres, tout en restant lui-même sur la ligne radicale des principes métaphysiques traditionnels et de la doctrine catholique. Très précisément, il faut souligner que Lacuria ne sera tombé dans aucun des pièges du siècle : le progrès n’est pour lui qu’« un de ces mots qui a servi de drapeau à l’utopie »2 et l’égalité une « chimère impossible et inutile »3.
En économie, tout en suivant – sans le savoir – la distinction aristotélicienne entre économique et chrématistique, Lacuria convient que riches et pauvres sont condamnés à coexister, et seule compte l’intelligence de cette coexistence.
En politique, il n’est ni royaliste, ni « républicaniste », ni vraiment démocrate (la dictature des plus nombreux), mais il se contente d’affirmer que l’autorité requiert l’infaillibilité et semble, sans l’exprimer jusqu’au bout, prôner une théocratie. Dans celle-ci, l’unité sociale est la paroisse, et les évêques sont élus par les fidèles, une doctrine à la fois simple et impraticable, en réaction à la sécularisation et, en partie, par provocation.
S’il faut parler d’apocalyptisme au XIXe siècle, Lacuria, qui pourtant rédige son commentaire de l’Apocalypse, n’y souscrit en rien et son millénarisme modéré, présenté explicitement comme une hypothèse, reste dans les limites de l’acceptabilité magistérielle, et anticipe même le décret du saint office de 1944. Si l’on peut parler de doctrine sociale chez Lacuria, elle est inassimilable à son millénarisme hypothétique ; elle n’est ni « régénération sociale », ni messianisme social.
C’est l’intelligence propre de Lacuria, pensons-nous : il ne s’enferme dans aucun système, il ne se cache derrière aucune « pensée unique », n’épouse les trait d’aucune caricature, ne se coule dans le moule d’aucune catégorie. Dès lors, on peut lire le siècle avec ses yeux, ce sera une lecture partiale et incomplète, mais en connaissance de cause et elle aura l’avantage d’être toujours mesurée.
Que reste-t-il de l’occultisme supposé de Lacuria ? Une quasi fiction, qui aura été forgée par les occultistes de la Belle époque et par Robert Amadou plus récemment. Parler d’ésotérisme chrétien ne nous paraît pas convenir non plus : Lacuria ne développe pas vraiment de doctrine. C’est que Lacuria, essentiellement, et à l’affût de toute décision magistérielle sous laquelle il entend se ranger aussitôt, ne fait que rédiger un catéchisme des plus orthodoxes, voire des plus banals ; sa mystique, sa compréhension métaphysique de la Trinité, son appel à quelques considérations numérales ou géométriques n’y changent rien ; l’orthodoxie de son catéchisme reste irréfragable, et le théologien de l’archevêché de Lyon, à l’époque, ne s’est pas risqué à tenter de montrer le contraire. Avoir vu Lacuria en théosophe, comme Amadou l’a fait, c’était confondre une vision théosophique du monde, alors reconstruit et réexpliqué, avec la simple vision théophanique du monde qui est celle de Lacuria et, somme toute, d’un prêtre catholique quelconque. Lui avoir prêté des idées hermétistes et alchimistes, comme Christoflour, laissant croire notamment qu’il ait pu confondre transsubstantiation et transmutation, c’était faire une erreur bien grossière. Ces travaux, pensons-nous, ont pu rétablir les faits. [CONCLUSION] Nous aimerions conclure cette présentation sur la naïveté de Lacuria. Elle est, certes, comme nous l’avons précisé, la foi légitime d’un prêtre en la Providence, mais, sur le plan de sa pensée et de la rédaction de son œuvre, sa naïveté exprime à nos yeux le décalage irréductible, chez lui, entre les justes intuitions d’un mystique authentique ou la compréhension radicale d’un métaphysicien véritable et son absence de culture académique aussi bien que de formation philosophique ou de don littéraire particulier. Dès lors, la simple existence de cette thèse – sans doute pas dans sa réalisation imparfaite, mais en tout cas dans son projet – aura permis d’accueillir légitimement la pensée de Lacuria dans un travail académique.
Notes
- « De l’Infaillibilité », « L’Allemagne et l’athéisme au XIXe siècle », « Du Stoïcisme et du christianisme », « La Loi de charité », « Apocalypse », « Terre et ciel »).[↩]
- Lacuria, Harmonies (1899), t. II, ch. II. Du progrès, 17-18.[↩]
- Lacuria, « La Voie unique », 19 [B.M.L. Ms 5.943 C] ; Archives Untereiner.[↩]