Chapitre de Métaphysique du paradoxe, publié en 2019.
Comprendre la distinction entre raison et intelligence offre à l’être humain la possibilité de sortir de son enfermement mental au sein de jeux conceptuels. Un certain recul permet de distinguer dans la raison même les différents régimes selon lesquels elle opère et, surtout, de réaliser que l’intelligible transcende le conceptible pour le meilleur de la pensée humaine.
Les préjugés et les erreurs des sens se découvrent de tous côtés à notre vue.
Nous essayons de les corriger par la raison, et nous voilà insensiblement conduits à des paradoxes inouïs.1
George Berkeley
Introduction
L’intelligence fut longtemps la faculté supérieure à la raison, avant de devenir un objet d’étude de la raison, doublé d’un objet constructible par l’homme, sous cette même appellation : l’intelligence artificielle. Cette inversion s’explique, mais historiquement seulement, c’est-à-dire sans réel fondement. Ainsi demeure la nécessité impérieuse de rétablir l’ordre des choses, ce que d’ailleurs les limites de la raison évoquées justifient amplement. Il nous semble évident que la raison est au raisonnement ce que l’intelligence est à sa compréhension, rendant les deux instances tout aussi essentielles, mais cette distinction renvoie à des modes du connaître dissemblables et controversés.
Raison, du latin ratio traduisant le grec dianoia, et en partie logos
Le sens de la dianoia (διάνοια) grecque est, sans mystère, la pensée discursive (ou hypothético-déductive), le sens étant directement étymologique : de noûs (intelligence) et di (en deux)2 ou dia (à travers)3. C’est, chez Platon4, le premier degré de la connaissance des intelligibles, les sciences dianoétiques étant positivement définies « par le refus du recours aux sens, et, négativement, par l’incapacité de dépasser les hypothèses pour remonter au principe ultime »5. Faculté intermédiaire, la dianoia est opposé au sôma (corps) comme au noûs (intelligence)6. Bien que proposant une épistémologie différente, Aristote la définit de la même façon7 : une dianoia atteignant discursivement son objet, et une noèsis qui le possède immédiatement par intuition8.
Pour sa part, ratio (raison) se rattache à ratus (participe de reor : croire, penser) et, peut-être, à la racine rat (identique à art de ars, artus), « exprimant quelque chose d’adapté, d’agencé et de ferme par suite de cet agencement » ; de là ratus (assuré, fixé) pour une chose ou une personne, ratis (radeau : pièces de bois solidement assemblées) et ratio (système d’idées liées entre elles, comptes9, raisonnement)10. Les différents sens de ratio (du verbe ratiocinor : « calculer » et, au figuré seulement, « raisonner ») sont en tout cas explicites, qui associent calculation et raisonnement, tant en termes d’action (voire d’objet) que de faculté11. En étroite conformité avec cette étymologie latine, la raison est légitimement la faculté de raisonner discursivement, de combiner concepts et propositions ; cela constitue la définition principale et essentielle que nous retenons ici12.
S’il a pu y avoir inversion entre raison et intelligence, c’est sans doute en partie dû à l’existence d’un ancêtre bien particulier : le λόγος (lógos) grec13 que le latin a également traduit par ratio, devenu « raison » en français. En effet, « logos » n’est pas un simple mot ; il a d’abord signifié le « discours » (construit), avant de signifier la « raison » qui s’exprime par ce discours – « raison » qui, comme en français, a également le sens de principe ou de cause14. Mais logos a aussi signifié « relation » et « parole ». « Parole » se réfère aussi bien à la raison, ou la pensée, qu’à la Raison suprême ou divine, la Raison organisatrice et explicatrice de l’univers (les Stoïciens, Hegel), Dieu possédant en lui les archétypes de toutes choses (Platon) ; d’où le Logos chrétien, la Parole de Dieu, le Verbe éternel divin (Jn I, 1-18), qui est le Fils dans la Trinité, et « par qui tout a été fait » (Jn I, 3). Logos renvoie ainsi à « ordre », « organisation », « cohérence », s’appliquant aussi bien à l’ordre des choses qu’à l’ordre de la pensée15. « L’ordo rerum est en fait une ratio rerum »16 et apparaît alors le sens de « relation » du logos : « isomorphie de l’ordre des choses et de l’ordre de la pensée », « condition et principe de leur accord entre eux »17. Dès lors, en considérant, du logos, le lien qu’il exprime entre monde et pensée, la raison ne saurait mieux faire que de simplement en reconnaître la présence, que ses approches aient été métalogique, structuraliste ou phénoménologique :
Il faut pourtant se demander si les efforts ainsi conduits pour mettre au jour le logos – soit formel en logique, soit structurel dans les sciences humaines, soit transcendantal en phénoménologie – parviennent à rejoindre le principe même qui rend possible un savoir.
Le principe d’identité qui régit la logique formelle, la systématicité structurale ou l’évidence phénoménologique ne peuvent que signifier le logos et non le saisir adéquatement. Peut-on, en effet, attendre d’une quelconque discipline rationnelle qu’elle remonte à cela même qui la fonde et qu’elle puisse le poser dans un acte dont elle pourrait revendiquer l’initiative ? [… à la raison] de s’en tenir à une sorte de pureté abstraite qui ne réfère pas à l’épaisseur du monde dans laquelle est engagé l’homme dans son humanité concrète.18
Philibert Secretan
Intelligence, de la cellule à l’esprit : noûs
Si « raison » dérive en partie d’un terme, logos, non pas tant équivoque que polysémique et qui, dès lors, déborde de la stricte définition de la « raison-calculation »19, l’« intelligence », via le latin intelligentia, intellegentia (de intellegere « comprendre »)20 indique un « recueillir entre » (ou « lire entre les lignes »), qui, elle, suppose un au-delà du seul donné (des seules lignes écrites). Les sens du verbe latin intellego sont sans équivoque : discerner, démêler, s’apercevoir, se rendre compte, saisir, apprécier (Gaffiot) ; et les termes grecs, in fine traduits par intelligence, sont également explicites : d’une part súnesis (du verbe súniemi : hiemi = envoyer et sún = avec)21 qui, avec la notion de réunion, évoque bien la « com-préhension » (prendre avec soi, réunir à soi) et, d’autre part, aisthesis (du verbe aisthanomai = apercevoir, percevoir, aussi bien par les sens que par l’esprit)22, qui exprime la perception, spécialement par l’intellect.
L’intelligence, comparée à une raison qui combine, arrange, calcule, sera donc bien l’instance qui accepte, admet, saisit et, ainsi, se rapportera aussi bien à l’action de comprendre qu’à la faculté de comprendre. On distinguera donc pertinemment le domaine de la raison qui, « dans ses effectuations empiriques et logiques, est celui du fait établi [… et] le domaine de l’intelligence [qui] est le sens »23. C’est la définition essentielle que nous retenons.
Pour autant, alors que le logos déborde de la définition de la raison24, ici, c’est l’intelligence qui s’étend bien au-delà de cette définition. L’intelligence, en effet, est également définie comme regroupant « toutes les fonctions qui ont pour objet la connaissance » au sens large : sensation, association, mémoire, imagination, entendement, raison, conscience (Lalande), constituant l’une des trois classes des phénomènes psychiques (cognitif, affectif, volitif). Ainsi, alors que la raison est, en soi, impersonnelle25, l’intelligence s’enracine au plus profond de la personne, et jusque dans la vie biologique :
L’intelligence humaine plonge profondément dans les couches psychiques où elle s’articule à un règne qui n’est pas le sien propre : qui n’est point encore psychè, conscience, mais vie biologique.26
C’est cet enracinement à travers les « couches psychiques » qui rend légitime, notamment, son analyse psychologique et qui permet de distinguer des opérations de l’intelligence se rapportant à quatre phases essentielles : acquisition, conservation, transformation et transmission, dans lesquelles on relève les opérations principales suivantes :
- la perception des phénomènes externes par les sens et la perception interne : sens intime ou conscience ;
- la conceptualisation de « vérités-nécessaires », inaccessible par la perception per se, telles que le nécessaire, l’absolu, l’infini – cette conceptualisation étant alors la raison ;
- ajoutant l’impact de la volonté, on trouve les opérations d’attention et d’observation (regarder par rapport à voir, écouter par rapport à entendre) ;
- la conservation combine association et mémorisation ;
- le traitement nécessite abstraction et généralisation ;
- l’imagination27 ;
- le raisonnement (déduction ou induction), qui permet d’aboutir au jugement ;
- le jugement lui-même ;
- l’expression des idées par le langage.28
On relèvera que cette façon (légitime) de considérer l’intelligence est trop générale, incluant d’une part une identification à la conscience (cf. point 1) et, d’autre part, intégrant la raison (cf. point 2). On écartera donc ici cette définition pragmatique de l’intelligence comme mesurable de la psychologie : agilité d’esprit ou aptitude au calcul mental. Pragmatique en effet, puisqu’à la question : « qu’est-ce donc que l’intelligence ? », les inventeurs du fameux test répondirent, dit-on : « mais, c’est précisément ce que mesure notre test ! »29.
Ce sont donc les définitions que nous avons retenues qui seront ici d’avantage pertinentes : une raison qui calcule ou raisonne, et une intelligence qui saisit. D’autant plus que, si elle plonge ses racines dans le biologique (Secretan) ou le « génétique » (Piaget)30, l’intelligence également s’élève jusqu’au noûs (νοῦς) grec31, l’esprit, qu’elle exprime via l’intellectus latin. On pourra l’appeler alors l’intellect32, pour éviter les équivoques, et « l’exercice de cette faculté s’appelle intellection, qui est une perception distincte jointe à la faculté de réfléchir »33. Si noûs a pu supporter dans l’Antiquité, une relative variation de sens (l’esprit et ses diverses facultés), il est, chez Platon, tout particulièrement, la faculté de l’âme la plus haute, seule à même de contempler l’essence véritable :
L’essence véritable, sans couleur, sans forme, impalpable, ne peut être contemplée que par le guide de l’âme, l’intelligence. Autour de l’essence est la place de la vraie science. […] Toute âme qui doit remplir sa destinée, aime à voir l’essence dont elle était depuis longtemps séparée, et se livre avec délices à la contemplation de la vérité34
Platon
Et aussi bien chez Aristote :
L’entendement (noûs, intellectus) est ce qu’il v a en nous de plus merveilleux, et qu’entre les choses qui peuvent être connues, celles qu’il peut connaître sont les plus importantes.35
Aristote
Il en ira ainsi également chez Plotin (205-270)36, puis chez Augustin (354-430), où mens (la pensée) est l’âme supérieure qui contient distinctement ratio et intellectus (ou intelligentia), lequel est ce par quoi l’homme reçoit la lumière divine :
La raison est un mouvement capable de distinguer et de relier nos connaissances entre elles.37 [Mais] autre l’intellect, autre la raison.38
La différence entre la fonction de l’âme raisonnable agissant dans les choses temporelles, qui ne renferme pas seulement la connaissance, mais s’étend aussi à l’action ; et l’autre fonction plus parfaite de la même âme consistant dans la contemplation des choses éternelles et se bornant à la connaissance.39
S. Augustin
De même, dans la langue du Moyen Âge, « intellectus servait à traduire noûs dans toute sa force, et s’opposait à ratio, faculté du raisonnement discursif »40. Ainsi chez Thomas d’Aquin :
La raison diffère de l’intellect comme la multiplicité de l’unité. […] la raison se trouve dans le même rapport à l’intellect que le temps à l’éternité, et le cercle au centre. C’est en effet le propre de la raison de se répandre en tout sens sur une foule de choses.41
Cet intellect, non seulement reçoit en lui les connaissances qui viennent de l’extérieur, en tant qu’intellect passif, mais encore, en tant qu’intellect actif, il illumine la connaissance reçue pour en révéler à lui-même la dimension intelligible, comme un œil qui éclairerait ce qu’il voit.42
C’est d’une autre manière que la nature rationnelle dépasse la nature sensible, et que la nature intellectuelle dépasse la nature rationnelle. La nature rationnelle dépasse la nature sensible quant à l’objet de la connaissance, car le sens ne peut nullement connaître l’universel, qui est l’objet de la raison. Mais la nature intellectuelle dépasse la nature rationnelle quant au mode de connaître la vérité intelligible ; car la nature intellectuelle saisit aussitôt la vérité à laquelle la nature rationnelle ne s’élève que par l’enquête du raisonnement.43
Chez Dante (1265-1321) également, suivant l’usage thomiste, inteletto et intelettuale sont toujours pris au sens grec et désignent la pensée sous sa forme la plus haute44. Ainsi, si l’intelligence peut bien prendre un sens psychologique – et, plus généralement, devenir un objet scientifique –, sous sa dénomination d’intellect, elle conserve sa « valeur gnoséologique [… et] marque la faculté de connaître supérieure »45.
Il convient en outre de définir le mot « entendement » – utilisé ci-dessus pour traduire « intelligence » chez Aristote au début du XIXe siècle, mais dont la définition (et donc le sens usuel) va semblablement dériver46 et, ainsi, être partie prenante de l’inversion de sens entre raison et intelligence. Synonyme historique d’« intelligence » (à compter du XIIe s. dans la langue française), « l’entendement répond à ce qui chez les Latins est appelé intellectus »47, ainsi est-il encore défini au début du XVIIIe siècle, par Leibniz ou Malebranche (1638-1715), quitte, pour ce dernier, à parler au besoin d’« entendement pur » :
On est transféré pour ainsi dire dans un autre monde, c’est-à-dire dans le monde intelligible des substances, au lieu qu’auparavant, on n’a été que parmi les phénomènes des sens.48
Leibniz
[On appelle l’esprit l’] entendement lorsqu’il agit par lui-même, ou plutôt lorsque Dieu agit en lui.49
Par ce mot, entendement pur, nous ne prétendons désigner que la faculté qu’à l’esprit de connaître les objets de dehors sans en former d’images corporelles dans le cerveau pour se les représenter.50
Malebranche
Bien sûr, les contemporains empiristes comme John Locke (1632- 1704)51 ou l’« immatérialiste » George Berkeley (1685-1753)52 prennent des positions différentes, ce qui ne sera pas sans introduire de confusion ultérieurement, mais, pour autant, à l’époque moderne, cette distinction raison-intelligence demeure irréfragable et aminima reste à lire chez les meilleurs auteurs.
De la confusion à l’inversion.
Cette distinction entre la raison (dianoia, ratio) et l’intellect (noûs, intellectus) n’est pas pour autant une absolue séparation, puisque « la ratio est la lumière brisée et fragmentaire de l’intellectus »53, mais, si la réalité de chacun de ces modes de l’activité cognitive est incontestable, les confondre nous aurait plutôt semblé impossible.
Or, cette confusion étonnante, cette assimilation de ratio et d’intellectus, s’opère avec la philosophie de Descartes à cause de sa réduction dualiste ; à lire par exemple dans la Deuxième Méditation métaphysique, où ils sont mentionnés comme équivalents : « sum igitur res cogitans, id est mens, sive animus, sive intellectus, sive ratio »54. Toutefois, au sein de cette assimilation abusive, le métaphysicien conserve à la raison un pouvoir de connaissance intuitive (intellectus intuitivus)55, qui est irrécusable et sans lequel il n’y aurait pas de métaphysique possible. C’est pourtant ce que va récuser Kant (1724-1804), pour qui, seule existe l’« intuition sensible », ou « intuition empirique »56 :
Si nous entendons par là un objet d’une intuition non sensible, nous supposons alors une espèce d’intuition particulière, intellectuelle, mais qui n’est point la nôtre, dont même nous ne pouvons entrevoir la possibilité […] une intuition de cette nature, une intuition intellectuelle, est absolument en dehors de notre faculté de connaître.57
Dès lors, l’entendement (Verstand) – l’intelligence (l’intellect) – devient l’activité cognitive inférieure, opératoire, procédant à des abstractions et revêtant les connaissances sensibles d’une forme conceptuelle58, et les relie en vue d’établir un discours cohérent ; c’est, pour lui, la connaissance discursive, c’est-à-dire la raison. De même, dans cette inversion totale opérée par Kant, la raison (Vernunft) devient la faculté supérieure de connaissance, celle des idées et des principes, de l’autonomie et de la liberté de distinguer le vrai du faux, atteignant un niveau d’intelligibilité synthétique, systématique, universel et unifié. Pour autant, cette inversion, sans doute facilitée par la langue allemande59, nous semble être la seule « révolution copernicienne » véritable de Kant, si tant est qu’elle en soit une.
En dépit d’une influence considérable jusqu’à nos jours et d’appropriations nombreuses (et interprétations diverses), les critiques du rationalisme kantien n’ont cependant pas manqué60, qu’elles soient d’ailleurs scientifiques ou philosophiques ; par exemple :
Kant ne nous parle pas de la volonté divine ni de l’esprit divin, mais, prenant l’esprit humain avec ses lois universelles et nécessaires, il prétend qu’à ces lois se rattachent au moins, par une déduction rigoureuse, les principes les plus généraux de la physique mathématique. Il a effectivement tenté, à partir de son système de catégories, une déduction de ce genre. Mais toute déduction de ce genre est actuellement considérée par les savants (et Poincaré insiste avec raison là-dessus) comme un sophisme insoutenable.61
René Berthelot
Dans la psychologie écossaise, […] un certain nombre de jugements généraux sont donnés comme des vérités indubitables, dont l’esprit ne peut même pas concevoir la négation. […] La critique kantienne elle-même, lorsque nous y regardons de près, paraît être, au moins dans sa lettre, non une philosophie pleinement idéaliste, mais une doctrine intermédiaire entre un idéalisme dialectique radical comme celui de Platon et une conception dogmatique des lois de l’esprit comme celle de la philosophie écossaise. Ainsi, les lois fondamentales de l’esprit sont acceptées sans critique dans la philosophie écossaise et avec une critique insuffisante dans le kantisme orthodoxe.62
Outre le sophisme dénoncé ci-dessus, il y a deux critiques fondamentales du criticisme – dont le kantisme n’est qu’un initiateur et le parangon – qui nous semblent incontestables et rédhibitoires ; elles ressortissent la première à la contradiction ou à l’illusion ou encore au « sommeil critique », l’autre à la paradoxale réduction rationnaliste.
La contradiction kantienne réside dans le projet même de la critique de la « raison pure », critique que la raison serait censée opérer par elle-même63, alors que la limite posée par Kant lui-même : « Ce qui borne doit être différent de ce qu’il sert à limiter »64 rend ce projet caduc. La raison ne saurait limiter la raison ; au contraire, si l’on peut prendre conscience des limites de la raison, c‘est bien parce qu’il y a en nous une puissance intellectuelle supérieure à la raison et que la connaissance jouit de son illimitation interne65. Viser une critique de la raison par elle-même, alors que toute instance supérieure a été déniée, est donc une entreprise illusoire. Au « sommeil dogmatique » reproché par Kant à la métaphysique (confondue avec la scolastique wolfienne66) répond donc le « sommeil critique » (Borella), qui lui est légitimement retourné. C’est le cercle de la connaissance que Hegel lui retourne :
Un des points fondamentaux de la philosophie critique est qu’avant de s’élever à la connaissance de Dieu, et de l’essence des choses, il faut rechercher si notre faculté de connaître peut nous y conduire […]. Ce point de vue a paru si plein de justesse, qu’il a excité l’admiration et l’assentiment unanimes […]. Si l’on ne veut pas se laisser tromper par les mots, on verra aisément […] que toute recherche relative à la connaissance ne peut se faire qu’en connaissant, et que porter ses recherches sur ce prétendu instrument de la connaissance n’est rien autre chose que connaître. Or, vouloir connaître avant de connaître est aussi absurde que la sage précaution de cet écolier, qui voulait apprendre à nager avant de se risquer dans l’eau.67
Hegel
La réduction paradoxale est bien sûr celle du rationalisme. Car, si Kant nie l’intuition intellectuelle, c’est seulement parce qu’il l’imagine, sur le modèle de l’intuition sensible, comme avoir un objet devant soi. Or, « au-delà de la connaissance par observation, il y a place pour la connaissance par participation »68. Penser une chose, c’est certes construire un concept mais, avant tout, c’est être « intellectuellement saisi par un sens, un intelligible, que nous ‘‘reconnaissons’’ plus que nous le connaissons »69. Privé de cette faculté, Kant peut bien critiquer Leibniz « intellectualisant les phénomènes »70 dans un « intellectuelles System der Welt » (un système du monde intellectualisé)71, mais de là le paradoxe relevé par Jules Lachelier :
Le complètement déterminé (extensivement et intensivement), le complètement expliqué (dans le devenir et dans l’existence) doit être, car nous ne pouvons pas nous empêcher de les chercher ; mais il nous faudrait les chercher par delà le temps et l’espace, c’est-à-dire là où il nous est actuellement impossible de les trouver. – De là ce paradoxe de la langue de Kant, que l’intelligible, c’est-à-dire le propre objet de notre intelligence, est précisément ce qui échappe à toutes les prises de notre intelligence.72
Jules Lachelier
Toujours est-il qu’à la suite de cette réduction, « intellectualisme » naît dans la première moitié du XIXe siècle73 avec, « presque toujours, un sens péjoratif » (Lalande) ; et qu’à la suite de l’inversion kantienne, il est devenu parfois difficile de savoir ce que chacun entend par raison, intelligence et entendement (ce dernier étant désormais désuet) et, si ce n’est toujours le cas, les variations de vocabulaires doivent désormais rendre très prudent. Ainsi, Hegel (1770-1831) identifiera le réel et le rationnel74, faisant de la Raison un paradoxal « absolu relatif », c’est-à-dire que, bien que naturelle et historique, la Raison s’identifie néanmoins à tout l’être objectif et à son sens. En dépit de ce qu’on pourrait appeler un « panpsychisme déiste évolutionniste », on comprendrait mieux en associant le réel et l’intelligible (ou le sens)75.
Même parmi les philosophes chrétiens, qui disposent pourtant des définitions thomasiennes, l’inversion, comme de nouvelles inventions terminologiques, se rencontrent. Si l’abbé Bautain (1796-1867) distingue bien ces deux facultés traditionnelles de l’esprit humain que sont l’intelligence et la raison76, Antoine Blanc de Saint-Bonnet (1815-1880), donne des définitions inverses :
L’intelligence est la faculté du relatif, et la raison est la faculté de l’absolu. Par l’intelligence on explique, mais par la raison on conçoit ce qui est expliqué. La première nous fait savoir, mais la seconde nous fait voir ; car la raison nous ouvre un jour sur l’Être. Comme elle part du nécessaire, elle dit ce qui ne peut pas ne pas être ; et, sans le secours de l’expérience, elle impose la vérité.77
Antoine Blanc de Saint-Bonnet
C’est même au raisonnement que Blanc de Saint-Bonnet finira par opposer la raison – qui procéderait d’une racine hébraïque signifiant voir (sic) ! Dès lors, un abbé Lacuria (1806-1890) sera condamné à suivre sa propre pensée. La première faculté, par laquelle « nous communiquons directement avec l’infini », sera pour lui « une espèce d’intuition » ou « un sentiment intime qui remplit le fond de notre âme, mais dont la forme nous échappe, dont nous pouvons dire souvent comme saint Paul : ‘‘Quæ non licet homini loqui, dont il n’est pas permis à l’homme de parler’’ ». Quant à la seconde faculté, elle sera celle de la division, du discernement, de la séparation : « notre sens spirituel de la limite [… par lequel] nous entrons en rapport avec le multiple ou le fini »78. L’esprit de la distinction à faire est ici bien présent, mais, pour leur donner des noms, cet abbé Lacuria fait face à la contradiction entre les étymologies d’« intelligence » auxquelles il a accès ; pour Bautain : intus legere = lire dedans, d’où, pour lui, sens de l’infini, et pour Blanc de Saint-Bonnet : inter legere = choisir parmi, d’où faculté de raisonner. Devant ces difficultés, Lacuria commence par renoncer au mot « intuition » (de intueri, intuens, intus ens = étant dedans), pouvant servir à exprimer la vue de l’infini et son union à lui, et le réserve à l’état de vie en Dieu après la mort. Ensuite, de par l’effort de pénétration auquel lui semble renvoyer le mot « entendement » (de in tendere = tendre dedans), Lacuria finalement le retient pour désigner l’« intelligence », et, pour la faculté de distinction (la raison), il adopte le mot « intelligence », suivant en cela Blanc de Saint-Bonnet :
Il est donc arrêté que désormais nous exprimerons par entendement le sens de l’infini ou l’idée de l’être, tels qu’ils sont dans l’homme, et par intelligence, le sens du fini ou l’idée du non-être, tels qu’ils sont aussi dans l’homme.79
Cette assimilation spirituelle, œuvre de la foi, se fait par le moyen de cette merveilleuse faculté de l’entendement, qui embrasse l’infini d’une seule étreinte en croyant ce que l’intelligence ne peut ni atteindre, ni contenir.80
Lacuria
Plus significatif encore, sans doute, de cette période trouble, l’abbé Lacuria, ne s’en tiendra pas à ce programme et utilisera le mot « intelligence » dans les deux sens qu’il avait pourtant pris soin de distinguer. De son côté, le philosophe Félix Ravaison (1813-1900) prendra le mot intelligence comme désignant tout autant « la connaissance intuitive ou immédiate que la connaissance conceptuelle et discursive », cette dernière étant cette fois assimilée à l’entendement, cependant que Henri Bergson (1859-1941), opposant l’intelligence à l’intuition81, prendra l’intelligence seulement au sens de connaissance conceptuelle et rationnelle et en fera, tout aussi bien, un synonyme d’entendement :
L’intelligence est caractérisée par la puissance indéfinie de décomposer suivant n’importe quelle loi et de recomposer suivant n’importe quel système.82
Henri Bergson
Par contre, Émile van Biéma, considérant le sens désormais inversé d’« entendement », proposera de « considérer la confusion d’intelligence et d’entendement comme une simple impropriété d’expression »83. Quant à James Mark Baldwin (1861-1934), il en restera à la distinction originelle entre raison et intellect (certes, sans visée métaphysique), mais en utilisant toutefois l’inversion kantienne des désignations :
Understanding is discursive and hence based on premises and hypotheses, themselves not subjected to reflexion, while […] Reason apprehends in one immediate act the whole system, both premises and inference, and thus has complete or unconditioned validity84
James Mark Baldwin
On le voit, l’intelligence a alors progressivement disparu (réservée à la psychologie) ; il restera donc à la nier. De là ce paradoxe de Marcel Proust (1871-1922) niant l’intelligence, tout en en proposant une « description brillante » dans la Recherche du temps perdu (1913-1927)85 ; distingue-t-il les deux sens d’« intelligence » ? De là également celui, sophistique, d’un Jacques Derrida (1930-2004), qui, poussant la philosophie de la structure à son terme, en arrive à affirmer qu’« ‘‘il n’y a pas d’origine absolue du sens en général’’86, […] sans avoir l’air de se douter que cette affirmation, pour être pertinente, requiert exactement le contraire »87.
Derrida s’aperçoit bien qu’il y a contradiction à renverser la métaphysique et la transcendance à l’aide du concept de signe, lequel est inséparable de sa visée référentielle, donc de l’affirmation d’un transcendant. Mais il passe outre, plus désireux de détruire enfin la métaphysique que de respecter les exigences de sa propre démarche.88
Jean Borella
Si ce bref panorama s’arrête avant la fin du XXe siècle, c’est que cette situation d’inversion, voire de confusion, et de négation est désormais inchangée89. Dans le récent Grand dictionnaire de la philosophie (2003), Sébastien Bauer (v. 1970), pour « intellection », donne le dernier mot à Kant ; Pierre-Henri Castel (1963) définit l’intelligence exclusivement comme objet de la psychologie ; et, concernant la raison, Suzanne Simha semble entériner la critique kantienne (en particulier contre Leibniz), et met en question la distinction d’André Lalande (1867-1963) entre raison constituée (qui se confond avec ses productions dans les sciences notamment) et raison constituante, « pérenne, qui n’est rien que l’esprit humain avec ses grands principes »90, au bénéfice de la première.
Les régimes de la raison.
De ce point de vue, nous ne croyons pas que ce soit la raison qui soit évolutive en tant que telle, contrairement à ce que certains hégéliens ou derridiens peuvent penser, mais l’est le mental qui met cet outil en œuvre. En effet, la raison, comme tout instrument, est soumise à son utilisateur, ses idiosyncrasies, sa mentalité propre, et, dans son insertion culturelle, aux paradigmes, aux conceptions dominantes, de son époque. Si, dans la mouvance de l’anthropologie structurale, Derrida peut dénoncer une conception unitaire de la raison91, c’est par pur sophisme, car « s’il en était ainsi, alors aucune pensée ne serait en droit de tirer rationnellement une telle conclusion : la raison est une ou elle n’est pas92 ». En effet, si la raison est triplement soumise : à son objet, à l’« empire de la logique »93, au contexte culturel, elle reste, en tant qu’instance cognitive, l’instrument universel, commun aux êtres humains, ce qu’illustre d’ailleurs ce qu’il conviendrait d’appeler la « raison artificielle » (et non pas l’intelligence artificielle)94, force ou énergie mentale dont s’est dotée une partie de l’humanité à compter de 194695.
Si l’on ne peut pas dire, croyons-nous, que « l’histoire de la Raison ‘‘en général’’, c’est l’histoire du sens »96, en revanche, on peut certainement, suivant Jean Borella, distinguer différents régimes de la raison. C’est que, formellement universelle, la raison s’applique, matériellement, à des objets variés selon le lieu et l’époque, ainsi que selon la culture qui médiatise d’une façon ou d’une autre les expériences sensibles et intellectives. Dès lors, si une raison naturelle s’avère une fiction, il y a, en tout cas, une raison culturelle, et donc la possibilité de régimes de rationalité distincts. On peut approximativement en distinguer quatre, en Occident tout du moins :
- le régime platonicien d’une raison intellective hiérarchiquement ordonnée au divin [Ve-IVe s. AEC, puis IIe au Ve s. puis Quattrocento)] ;
- le régime aristotélico-thomiste d’une raison logique soumise à la révélation, mais encore pénétrée d’intellectivité [Ve s. AEC et XIIIe s. (puis XVe-XIXe s.)] ;
- le régime kantien d’une raison scientifico-critique, horizontalement contreposée aux croyances religieuses97 ;
- le régime [derridien] cybernétique ou combinatoire d’une raison déconstruite et décentrée, livrée au pouvoir de ses déterminations économiques, sociales ou ethnologiques.98
L’intelligence comme sens de l’être.
S’il faut distinguer l’intelligence de la raison, c’est, on l’a dit, parce qu’elle « vient du dehors » (ou « par la porte »)99. Certes, étant donné son état psychocorporel, il est vrai que pour l’homme « nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu » (rien n’est dans l’intelligence qui ne fût d’abord dans les sens)100 mais, pour autant seulement qu’on y adjoint la correction leibnizienne : « nisi ipse intellectus » (si ce n’est l’intellect lui-même)101 ! Si la raison déroule le raisonnement, c’est bien l’intelligence qui le comprend, et nul ne saurait forcer quiconque – pas même soi-même –, à comprendre ce qui reste incompris. Simone Weil (1909-1943) l’a montré mieux que personne :
l’intelligence, dans son acte d’intellection, est parfaitement libre, et nulle autorité, nulle volonté, fût-ce la nôtre, n’a pouvoir sur elle : on ne peut se forcer à comprendre ce qu’on ne comprend pas102.
L’acte cognitif en tant que tel, on l’a dit, est dans cette « sorte de transparence réciproque » qui advient dans l’union directe entre unobjet connu et un sujet connaissant, constituant « l’expérience même de l’intelligible » (Borella). L’intellect, en acte et dans son essence métaphysique, est comme un cristal qu’infuse une lumière : il ne la produit pas103. C’est ce dont la doctrine de l’intellect comme sens de l’être rend compte104.
Si le réel et l’intelligence sont inséparables105, c’est parce le réel n’a de sens que pour l’intelligence106. Dire que le rôle de l’intelligence est d’être « sens du réel », c’est constater que l’acte intellectuel premier est essentiellement intuition du réel comme tel, conscience qu’il y a du réel107, « clarté immédiate qui s’impose », dit Léon Noël :
L’intelligence n’obéit qu’à l’objet, rien d’autre ne la domine, mais là, dans la clarté immédiate qui s’impose à son regard, elle trouve le repos définitif.108
Léon Noël
Notre « conscience d’intelligibilité », notre « expérience sémantique » est ce constat que l’idée d’être a son retentissement sémantique dans notre intelligence alors que cela ne s’explique par aucune genèse. Cette disposition métaphysicienne est donc innée et immédiate ; et c’est précisément l’immédiateté de cette expérience ontologique qui nous la rend directement inaccessible, de même qu’on ne saurait voir la lumière qui nous fait voir, sauf indirectement.109
Pour autant, ce n’est pas l’être même de l’objet connu qui est reçu dans l’intellect mais sa modalité intelligible, dépouillée de l’existence individuelle propre de cet objet ; « l’acte de la connaissance ne se réalise donc qu’au prix d’une sorte de déréalisation ». Cependant cette « connaissance est bien réelle, elle est même la fonction du réel par excellence »110 : « il n’y a de l’être que pour la connaissance ». C’est cela qui rend la situation de l’intellect paradoxale : il est à la fois en dehors du réel et lié au réel. Il est donc bien cet éclairage « venu d’ailleurs », il est donc bien d’une autre nature, d’un autre degré de réalité que ce qu’il éclaire. Jean Borella dira que « le contenu cognitif de l’intellect excède le degré de réalité de sa manifestation : autrement dit, [qu’]il lui est transcendant »111. Et il le faut bien, puisque tout ce qui est manifesté n’est jamais entièrement là, puisque sa racine invisible, sa cause et sa source restent toujours non manifestées. Pour s’en convaincre, il suffit pourtant de simplement revenir à l’immuable enseignement de Platon, pour qui la conception de l’univers « découle à titre d’illustration sensible de ce qui, en soi, est invisible et transcendant ». C’est « dans sa substance même » que le monde « est doté d’une fonction ‘‘iconique’’ »112 ; il est, dit Platon, « de toute nécessité l’image de quelque chose » (Timée, 29b), si bien que toute cosmologie ne saurait être qu’« un mythe vraisemblable (ton eïkota muthon) » (Timée, 29d)113. Si, pour Platon,
notre science de la nature demeure hypothétique, ce n’est pas à cause de la faiblesse de notre intelligence ; c’est à cause du manque de réalité de l’objet à connaître. Dès lors, la seule connaissance adéquate à un être déficient est la connaissance symbolique, parce qu’elle pose d’abord son objet pour ce qu’il est, un symbole, mais un symbole réel, c’est-à-dire une image qui participe ontologiquement de son modèle.114.
Jean Borella
Notes
- Les principes de la connaissance humaine, Paris : A. Colin, 1920, p. 3.[↩]
- La discursion étant une course soumise à la dualité, à la division.[↩]
- En référence au mental comme « milieu de réfraction » que traverse l’objet pour être connu.[↩]
- « Les quatre opérations de l’âme : l’intelligence à la plus haute, la connaissance discursive à la seconde, à la troisième la foi, à la dernière l’imagination », République, VI, 511d-e (Œuvres complètes, trad. Robert Baccou, Paris : Garnier, t. 4, 1950). « Il n’y a donc que la méthode dialectique qui, écartant les hypothèses, va droit au principe pour l’établir solidement ; qui tire peu à peu l’œil de l’âme du bourbier où il est honteusement plongé, et l’élève en haut avec le secours et par le ministère des arts dont nous avons parlé », République, VII, 533c-d (Œuvres de Platon, trad. V. Cousin, Paris : Rey & Gravier, t. X, 1834).[↩]
- Christophe Rogue, Grand dictionnaire de la philosophie (sous la dir. de Michel Blay, Paris : Larousse, CNRS éd., 2003), s.v. dianoia. « La dianoia n’est donc qu’une introduction à la dialectique, qui seule, en considérant synoptiquement le réseau des hypothèses, peut le dépasser et mener à la connaissance (noèsis) fondée sur la contemplation du Bien anhypothétique » (ibid.).[↩]
- Timée, 88a pour la première opposition, République, III, 395b et Lois, XI, 916a pour la seconde (Bailly).[↩]
- Métaphysique, IV, 7, 1012a1.[↩]
- L’École distinguera ainsi entre cognitio abstractiva et cognitio intuitiva (ibid.).[↩]
- Livre de raison (liber rationis ou liber rationum) signifiait livre de compte : « revue discursive de tout le train d’une maison » (Lalande). De plus, « rendre compte et rendre raison sont deux expressions pratiquement synonymes : la langue italienne le sait bien, qui utilise le terme ragioniere pour parler d’un comptable », Secretan, op. cit., p. 76.[↩]
- Cf. remarque de Jules Lachelier, in Lalande, s.v. Raison, note, p. 877.[↩]
- En termes d’action : calcul, supputation ; compte, registre ; au figuré : système, procédé, méthode ; évaluation. En termes de faculté : calculer, raisonner, manière de faire raisonnable ou judicieuse ; rationnel ; théorie, doctrine, système scientifique. Ratio également peut signifier « cause », Félix Gaffiot, Dictionnaire Illustré Latin-Français, Paris : Hachette, 1934.[↩]
- Si on oppose la raison à la folie ou à la passion, on passe alors de rationnel à raisonnable. Si on l’oppose à la foi, on distingue alors les « connaissances naturelles » des connaissances révélées (Leibniz). Si on l’oppose à l’expérience, la raison peut devenir un système de principes a priori : les « vérités indépendantes des sens » (Leibniz), ce que contestera l’école empiriste, tout devant dériver de l’expérience ; ou encore on a pu donner la raison capable de connaissance synthétique a priori comme avec les mathématiques et les principes de la science (Kant).[↩]
- De « lego » : dire, parler ; avec les séries de sens particuliers suivant : affirmer, maintenir, soutenir ; enseigner ; exhorter, conseiller, commander, adresser ; annoncer par la parole, destiner à…[↩]
- Comme dans « raison d’état » ou « raison du plus fort ».[↩]
- Par exemple : Logos, « Parole transmettant de façon adéquate la raison interne de celui qui parle aussi bien que la raison externe inscrite dans ‘‘l’ordre des choses’’ », Gérard Legrand, Dictionnaire de philosophie, Paris : Bordas, 1972 ; cf. CNRTL, nous soulignons.[↩]
- Philibert Secretan, « Raison et intelligence » (conférence de déc. 1975, Université de Fribourg), échos de Saint-Maurice, t. 72, 1976, p. 76.[↩]
- Ibidem.[↩]
- Secretan, ibid., p. 77. Nous soulignons. « Les sciences logiques risquent toujours de faire comme si cette ‘‘intuition’’ de leur principe équivalait à la captation de leur fondement, et à l’inscription de celui-ci dans la procédure de leur auto-fondation » (ibid.).[↩]
- Ainsi peut-on penser que : « la finalité de ce logos [… est] de nous donner accès à un au-delà des mots et même des réalités purement matérielles », Bernard Suzanne, « Le vocabulaire de Platon », s.v. logos, Platon et ses dialogues (en ligne).[↩]
- De « inter » = entre et « lego » = ramasser, recueillir et, au sens figuré : recueillir par les oreilles ou par les yeux, lire.[↩]
- Courir ou s’écouler ensemble, d’où co-nnaissance, com-préhension, « l’intelligence, c’est à dire l’esprit dans la limite où il comprend », em-Bible, lexique grec et hébreu (en ligne). De cette notion de réunion (sún) découle, du grec ancien au français actuel, en passant par le latin médiéval, le sens de « bonne entente » ou « relation plus ou moins secrète entre différentes personnes » (cf. CNRTL, s. v. intelligence).[↩]
- En lien avec sa racine « thes » = poser, placer, déposer, entreposer, admettre, mettre en place, accepter.[↩]
- Secretan, ibid., p. 78.[↩]
- Outre les exemples déjà relevés, chez Philon d’Alexandrie (v.-20-v.45) : « le logos est l’intelligence divine dans l’acte même de création du monde intelligible, archétype de ce que sera le monde sensible (De mutatione nominum, 116) » et « force habitant le monde sensible (De opificio mundi) », Annie Hourcade, Le grand dictionnaire de la philosophie, s.v. Logos, p. 639.[↩]
- Par exemple noté par Héraclite : « le logos est commun », B 2 (J.-P. Dumont, D. Delatre, J.-J. Poirier (dir.), Les Présocratiques, Paris : Gallimard, 1998).[↩]
- Secretan, op. cit., p. 78.[↩]
- C’est ce qui distingue l’homme des animaux, il ne s’agit pas tant de penser ou d’exprimer quelque chose que de penser à quelque chose ou de parler de quelque chose. Comme il s’agit dès lors d’un « absent », « on voit que la connaissance mentale implique non seulement la pensée conceptuelle, mais encore la mémoire et l’imagination, fonction de l’absence dans le temps et dans l’espace », Jean Borella, Amour et vérité, op. cit., p. 109.[↩]
- Naturellement, ces opérations distinguées par l’analyse ne sont pas indépendantes, chacune supposant toutes les autres ; de même que cet ensemble cognitif n’est pas indépendant du volitif ni, souvent, de l’affectif.[↩]
- Cette réponse pragmatique de Binet et Simon signifie que, pour eux, il n’y a pas d’intelligence en soi, l’intelligence n’est pas « quelque chose » que l’on pourrait définir. La seule façon de la considérer est d’ordre pratique : l’intelligence, ce sont des tâches surmontées, des problèmes résolus.[↩]
- Son fameux La Naissance de l’intelligence chez l’enfant (1936, rééd. Neuchâtel : Delachaux & Niestlé, 1972), où, en épistémologue plus qu’en psychologue, il aura pu mettre au jour cette « construction-acquisition » de la connaissance par l’intelligence (évoquée plus haut).[↩]
- Lequel mot viendrait du verbe grec ginosco : Apprendre à connaître, percevoir, sentir… et serait un « idiome juif pour parler de la relation sexuelle entre l’homme et la femme » (em.Bible) ; d’où, en ce cas, la formule « connaître quelqu’un bibliquement », euphémisme pour l’expérience sexuelle.[↩]
- Qui « a gardé dans son import quelque chose de plus métaphysique », Lalande, op. cit., s. v. Intellect (p. 521).[↩]
- Leibniz, Nouveaux essais (op. cit.), II, 21, § 5. Nous soulignons.[↩]
- Phèdre, 247c-d, Œuvres de Platon, trad. V. Cousin, t. 6, Paris : Rey, 1849, p. 51.[↩]
- Ethique à Nicomaque, L. X, ch. VII (1177a), La morale et la politique d’Aristote, trad. M. Thurot, Paris : Firmin Didot, 1823 (en ligne, n.p.).[↩]
- « Intellect is the principle of essence or whatness or intelligibility as the One is the principle of being. Intellect is an eternal instrument of the One’s causality (see V 4.1, 1-4; V I 7. 42, 21-23) » (L’intellect est le principe de l’essence, de la quiddité ou de l’intelligibilité comme l’Un est le principe de l’être. L’intellect est un éternel instrument de la causalité de l’Un), Lloyd Gerson, « Plotinus », Stanford Encyclopedia of Philosophy (éd. 2014). Voir aussi Jean Trouillard, La Procession plotinienne et La Purification plotinienne, Paris : PUF, 1955.[↩]
- De ordine, II, II, 30 ; Patrologia Latina, t. XXXII, col. 1009 ; cité in Borella, Amour et vérité, p. 113. Ce qui n’empêche pas son emploi de ratio dans des sens pour le moins variés, comme l’a relevé Frederick Van Fleteren, « Authority and reason, faith and understanding in the thought of St. Augustine », Augustinian Studies, 4, 1973, p. 43.[↩]
- Sermo 43, II, 3 ; P. L. t. XXXVIII, col. 255 ; cité in Borella, Amour et vérité, p. 114.[↩]
- Augustin, Trinité, L. XIII, ch. 1 ; Œuvres complètes de Saint Augustin, trad. M. Devoille, Bar-le-Duc : Raulx, Guérin, 1869.[↩]
- Lalande, op. cit., s. v. Intellect (p. 521). Voir également Julien Peghaire, Intellectus et ratio selon s. Thomas d’Aquin, Paris : Vrin, 1936.[↩]
- Questions sur le livre de la Trinité de Boèce, q. 6, a. 1, sol. 3 ; cité in Borella, Amour et vérité, p. 114.[↩]
- Somme contre les gentils (1259), II, ch. 76 ; cité, en substance, in Borella, Amour et vérité, pp. 114-115.[↩]
- Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia IIae, q. 5, a. 1, s. 1.[↩]
- René Berthelot (1872-1960), in Lalande, op. cit., s. v. Intellect (p. 521).[↩]
- Lalande, op. cit., s. v. Intellect (p. 521).[↩]
- On le trouve dès la première édition du Dictionnaire de l’Académie (1694), avec un sens large incluant comprendre et connaître : « Puissance, faculté de l’ame, par laquelle elle conçoit, connoist & comprend ». Un siècle plus tard, dans le Dictionaire critique de la langue française de Jean-François Féraud (Marseille : Mossy, 1787-1788), le sens s’est réduit à la seule conceptualisation : « Faculté de l’âme, par laquelle elle conçoit » ; ce que l’Académie française va entériner : « Faculté de l’âme, par laquelle elle conçoit » (5e éd. de 1798), jusqu’à la 8e éd. (1932-1935) où, alors que, dans le sens inchangé, il est devenu un terme philosophique exclusivement, le Dictionnaire ajoute, c’est le retour au sens initial : « Il signifie aussi, soit dans le langage philosophique, soit dans le langage courant, Aptitude à comprendre ». Le sens premier aura donc survécu au moins jusqu’au XXe s.[↩]
- Leibniz, Nouveaux essais (op. cit.), II, 21, § 5.[↩]
- Leibniz, Nouveaux essais (op. cit.), IV, 3, § 5.[↩]
- Malebranche, De la recherche de la vérité, L. V, ch. I, § 1.[↩]
- Malebranche, De la recherche de la vérité, L. III, ch. I, § 3.[↩]
- « The power of thinking is called the Understanding and the power of volition is called the Will » (“Le pouvoir de penser est appelé l’Entendement, et le pouvoir de vouloir est appelé volonté”), Essays, L. II, ch. VI (cf. Lalande). C’est-à-dire que Locke considère en bloc le psychisme cognitif, au sens moderne de l’intelligence, c’est-à-dire incluant la conscience et la raison.[↩]
- Contrairement au sens traditionnel et métaphysique, l’entendement (esprit, intellect), pour Berkeley, ne procure aucun accès direct au réel, le monde matériel n’ayant pas d’existence autre que d’être perçu – c’est son fameux esse est percipi (cf. A Treatise Concerning the Principle of Human Knowledge, Dublin : Pepyat, 1710, I., 3), mais l’existence pratique d’un environnement est néanmoins une certitude, associée à celle de Dieu, sachant que tout ce qui existe n’est, exclusivement, que pensée : « Selon nous, les choses non pensantes perçues par les sens n’ont point d’existence qui soit distincte de l’être-perçu, et ne peuvent donc exister en aucune substance autre que ces substances inétendues, indivisibles, ou esprit (spirits), qui agissent, pensent et les perçoivent » ; les Principes de la connaissance humaine, trad. Ch. Renouvier, Paris : A. Colin, 1920, p. 68. « The things by me perceived are known by the understanding, and produced by the will of an infinite Spirit. And is not all this most plain and evident? Is there any more in it than what a little observation in our own minds, […] not only enables us to conceive, but also obliges us to acknowledge » (Les choses perçues par moi sont connues par l’entendement, et produites par la volonté d’un Esprit infini. N’est-ce pas simple et évident ? Y a-t-il là plus qu’une simple observation dans nos propres esprits […] non seulement nous permette de concevoir, mais aussi nous oblige à reconnaître ?), Three Dialogues between Hylas and Philonous in Opposition to Sceptics and Atheists (1713), J. Tonson éd., 1734, « Deuxième dialogue », en ligne, nous traduisons. On sera sans doute étonné d’en lire un équivalent chez Henri Poincaré : « Tout ce qui n’est pas pensée est le pur néant, puisque nous ne pouvons penser que la pensée et que tous les mots dont nous disposons pour parler des choses ne peuvent être que des pensées ; dire qu’il y a autre chose que la pensée, c’est donc une affirmation qui ne peut avoir de sens ; La valeur de la science, Paris : Flammarion, 1905, p. 276. Comme Berkeley, Poincaré n’en nie pas pour autant l’existence objective des choses : « La seule réalité objective, ce sont les rapports des choses d’où résulte l’harmonie universelle. Sans doute ces rapports, cette harmonie ne sauraient être conçus en dehors d’un esprit qui les conçoit ou qui les sent. Mais ils sont néanmoins objectifs parce qu’ils sont, deviendront ou resteront communs à tous les êtres pensants » (ibid., p. 271).[↩]
- Jean Borella, Amour et vérité, p. 112.[↩]
- « Je suis donc chose pensante, ou encore esprit, ou encore âme, ou encore intellect, ou encore raison », cité par Jean Borella, Amour et vérité, p. 113. La traduction de Victor Cousin, qui omet « l’âme » de la série, est équivalente : « je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison », Œuvres de Descartes, trad. V. Cousin, Paris : Levrault, 1824, t. I, p. 251.[↩]
- Par exemple : « Car je ne saurois rien révoquer en doute de ce que la lumière naturelle me fait voir être vrai, […] d’autant que je n’ai en moi aucune autre faculté ou puissance pour distinguer le vrai d’avec le faux, qui me puisse enseigner que ce que cette lumière me montre comme vrai ne l’est pas, et à qui je me puisse tant fier qu’à elle », Méditation troisième, Œuvres de Descartes, Paris : Levrault, 1824, t. I, p. 270.[↩]
- Kant distingue l’« intuition empirique » qui se rapporte au contenu de la sensation, et l’« intuition pure » qui, dénuée de tout contenu de la sensation, est celle des simples formes de la sensibilité, simple forme de sa faculté de connaissance. Dans les deux cas, on est loin de la notion d’intuition intellectuelle qu’il ne conçoit pas et donc refuse.[↩]
- Critique de la raison pure, trad. J. Tissot, Paris : Ladrange, 1845, t. I, p. 462 & 464. Nous soulignons. Voici le paragraphe contenant la première partie de la citation : « Si par noumène nous entendons une chose, en tant qu’elle n’est pas objet de notre intuition sensible, abstraction faite de notre manière de la percevoir, cette chose est alors un noumène dans le sens négatif. Mais si nous entendons par là un objet d’une intuition non sensible, nous supposons alors une espèce d’intuition particulière, intellectuelle, mais qui n’est point la nôtre, dont même nous ne pouvons entrevoir la possibilité ; et cette chose serait alors un noumène dans le sens positif » ; souligné dans le texte.[↩]
- « Toute notre connaissance commence par les sens, passe de là à l’entendement et finit par la raison [Alle unsere Erkenntniss hebt von den Sinnen an, geht da zum Verstande, und endigt bei der Vernunft]. […] Nous avons défini l’entendement comme le pouvoir des règles ; nous distinguons ici la raison de l’entendement en la nommant le pouvoir des principes », Critique de la raison pure, trad. A. J.-L. Delamarre et F. Marty, Œuvres philosophiques, éd. F. Alquié, Paris : Gallimard, 1980, t. I, pp. 1016-1017.[↩]
- « Vernunft semble y avoir le sens de bon sens pratique (comme νοῦς en grec), ce qui s’accorde bien avec cette vue de Kant que les idées de la Raison ne doivent plus être considérées comme des problèmes de spéculation, mais comme des principes pratiques, appartenant à la sphère de l’action », C. Webb in Lalande, op. cit., p. 287.[↩]
- Les premiers : Herder (1744-1803), Jacobi (1740-1814), G. E. Schulze (1761-1833).[↩]
- René Berthelot, Un romantisme utilitaire, essai sur le mouvement pragmatiste, Paris : Alcan, 1911, p. 299.[↩]
- René Berthelot, ibid., Paris : Alcan, 1911, p. 299. Ou encore chez Antoine Augustin Cournot (1801-1877) : « Si l’ordre que nous observons dans les phénomènes n’était pas l’ordre qui s’y trouve, mais l’ordre qu’y mettent nos facultés, comme le voulait Kant, il n’y aurait plus de critique possible de nos facultés, et nous tomberions tous, avec ce grand logicien, dans le scepticisme spéculatif le plus absolu » (Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, Paris : Hachette, 1851, t. I, § 90, p. 179).[↩]
- « La raison pure ne s’occupe en réalité de rien autre chose que d’elle-même, et elle ne saurait même avoir d’autre fonction », « Appendice à la dialectique transcendantale », Critique de la raison pure (trad. J. Tissot, op. cit.), p. 545.[↩]
- Critique de la raison pure (trad. J. Tissot, op. cit.), p. 444. Souligné dans le texte. L’erreur de traduction (lapsus grammatical : « ce qui sert » au lieu de « ce qu’il sert ») de Tissot ne se trouve pas chez Barni (G.F., « 8e section des antinomies », in fine, p. 428 ; telle que citée dans La crise du symbolisme religieux, op.cit., p. 321).[↩]
- Cf. Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, pp.321-325.[↩]
- Du philosophe Christian Wolf (1679-1754).[↩]
- Hegel, Logique de Hegel, trad. Augusto Véra, Paris : Ladrange, 1859, t. I, pp. 221-222.[↩]
- Cf. Raymond Ruyer, « les observables et les participables », Revue philosophique, 1966, t. CLVI, pp. 419-450 ; Jean Borella, Lumières de la théologie mystique, Lausanne : L’Âge d’Homme, 2002, rééd. Paris : L’Harmattan, 2015, p. 106.[↩]
- Borella, Lumières de la théologie mystique (2015), p. 106. C’est cette re-connaissance que Platon appelle réminiscence : « ce qu’on nomme chercher et apprendre n’est absolument que se ressouvenir », Menon 81d (Œuvres de Platon, trad. V. Cousin, Paris : Rey, t. VI, 1849, p. 172).[↩]
- De par sa recherche d’une (nouvelle) troisième voie, contre donc à la fois le « dogmatisme » et l’empirisme, Kant voit Leibniz intellectualiser les phénomènes et Locke sensationniser les concepts : « Leibniz intellectirt die Erscheinungen, so wie Locke die Verstandesbegriffe… sensificirt » ; Kritik der reinenVernunft [Critique de la raison pure], K. Kehrbach (dir. publ.), Leipzig : Ph. Reclam, 1878, p. 246 ; émile van Biéma, in Lalande, op. cit., p. 523.[↩]
- Critique de la raison pure (Kehrbach), p. 245 ; émile van Biéma, in Lalande, op. cit., p. 523.[↩]
- In Lalande, s.v. raison, en note, p. 881. La critique derridienne relève ainsi le paradoxe kantien : « Le ‘‘tribunal de la raison’’ kantien assure à la tradition philosophico-institutionnelle sa formidable puissance – et son abdication, son impouvoir, son impuissance effective », Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, Paris : Galilée, 1990, pp. 95-96.[↩]
- En anglais en 1829 et en français en 1851 (CNRTL).[↩]
- Préface à ses Principes de la philosophie du droit (1820-1821) : « Was vernünftig ist, das ist wirklich ; und was wirklich ist, das ist vernünftig » (tout ce qui est rationnel est réel ; et tout ce qui est réel est rationnel).[↩]
- Ce qui nous semble bien être le cas : « Excitée comme par un appât, la pensée s’élève, par sa vertu propre, au-dessus de la conscience naturelle, au-dessus des choses sensibles et du raisonnement, et se place dans la pensée pure […] C’est ce désir qu’éprouve la pensée d’atteindre à l’essence universelle, et la satisfaction qu’elle en dérive, qui est le point de départ et le mobile de ses développements. Se développer pour la pensée n’est autre chose que de saisir son contenu et ses déterminations, en leur donnant la forme libre de la pensée pure, libre en ce sens qu’elle est conforme à leur nécessité interne », Logique de Hegel, trad. A. Véra, Paris : Ladrange, 1859, « Introduction », § XII, pp. 224-225. Nous soulignons. Pour autant, Hegel maintient la hiérarchie terminologique de Kant avec « Verstand » comme « entendement séparateur » et « Vernunft » comme « raison finalement unificatrice », Jacques d’Handt, Dictionnaire des concepts philosophiques (dir. Michel Blay), s.v. Dialectique, p. 214.[↩]
- La première, qu’il dénomme également l’entendement pur, est « le rayonnement lumineux de l’âme pénétrée et fécondée par la lumière divine », la seconde n’étant capable que des objets naturels et ne pouvant juger « que de ce qui est universel » ; cité in abbé Gaspard (P. F. G. Lacuria), Les Harmonies de l’être exprimées par les nombres…, Paris : Comptoirs des Imprimeurs-Unis, 1847, t. I, p. 241.[↩]
- Blanc de Saint-Bonnet, De l’unité…, t. I, p. 7. Et lorsqu’il se défend tout aussi bien d’être traditionaliste que rationaliste, c’est la raison qu’il dédouble : « je dirai pareillement au rationaliste, que je le suis plus que lui : il ne voit qu’une raison, et j’en vois deux, la raison intérieure, qui éclaire tout homme venant en ce monde, et la raison extérieure, qui éclaire l’humanité au milieu de ce monde » (ibid., 24). Ce sont ces conceptions qu’il reprendra dans L’Infaillibilité (1861) pour doter la raison d’une certaine infaillibilité naturelle.[↩]
- Lacuria, Les Harmonies de l’être (1847), t. I, p. 242.[↩]
- Lacuria, Harmonies (1847), t. I, pp. 245-246.[↩]
- Lacuria, Harmonies (1899), t. I, p. 219.[↩]
- Cet opposition rend impossible l’expression intuition intellectuelle. « Or il faut bien qu’on puisse exprimer l’idée d’intuition intellectuelle, fût-ce simplement pour poser l’existence d’une telle intuition comme problème, ou même pour en nier la possibilité », émile van Biéma, in Lalande, op. cit., p. 526.[↩]
- L’Évolution créatrice (1907), Paris : PUF, 86e éd., 1959, p. 98.[↩]
- Lalande, s.v. Intelligence, p. 526, en note.[↩]
- « L’entendement est discursif, et prend ainsi pour point de départ des prémisses et des hypothèses, qui ne sont pas elles-mêmes soumises à la réflexion, tandis que la Raison saisit dans un seul acte immédiat un système intégral qui comprend à la fois les prémisses et l’inférence, en sorte qu’elle a une validité complète ou inconditionnelle » ; in Friedrich Kirchner, Kirchner’s Wörterbuch der Philosophischen Grundbegriffe, 5. Aufl., Neubearbeitung von Carl Michaëlis, Leipzig, 1907, V° 725b ; cf. Lalande, pp. 287-288.[↩]
- Catherine Malabou (1959), « Qu’est-ce que la vie artificielle ? », Les Chemins de la philosophie par Adèle Van Reeth, France Culture, 01/09/2017.[↩]
- De la grammatologie (1967), p. 95.[↩]
- Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, Paris : L’Harmattan, 2009, p. 311.[↩]
- Ibid., « c’est Derrida lui-même qui déclare, très justement, que « la cohérence dans la contradiction exprime la force d’un désir », L’écriture et la différence (1967), p. 410 » (ibid.). La critique borellienne du réductionnisme sémiotique (ou structuraliste) repose sur une « argumentation d’une grande simplicité : elle revient à observer que le discours du surfacialisme structural (qui nie toute transcendance du discours) se place toujours en position privilégiée de transcendance à l’égard de tous les autres discours ; rien de plus aveuglant qu’une intention critique » (ibid. p. 310).[↩]
- Chez Roberto Finelli, par exemple, le « Verstand » de Hegel est resté traduit par « intellect » : « L’abstraction est la clef de voûte qui nous permet de comprendre une modalité archaïque et fausse de fonctionnement de l’esprit et de la connaissance : une modalité inadéquate de la pensée que Hegel baptise Verstand, intellect, « Réflexions sur la Science de la logique de Hegel – entre anthropologie et logique », Influxus (en ligne), URL : http://www.influxus.eu/article534.html.[↩]
- Cf. le cours d’André Lalande de 1909-1910 et l’application de cette distinction dans Lalande, La Raison et les Normes, Paris : Hachette, 1948.[↩]
- Il relève « l’hétérogénéité, dans l’espace et le temps, des formes de pensée, réduites à la contingence de simples arrangements ou combinaisons d’éléments ».[↩]
- Jean Borella, Lumières de la théologie mystique, p. 59.[↩]
- « La logique est à comprendre comme le système de la raison pure, l’empire de la pensée pure », Hegel, La Science de la logique, Nuremberg : J. L. Schrag, 1812, t. I, p. xiii.[↩]
- C’est sa désignation comme « intelligence artificielle », suivant une traduction calquée sur l’anglais (artificial intelligence – Warren McCulloch, 1956) qui semble la doter, illusoirement, d’une autonomie conscientielle. Alors qu’il y a peu encore, un Marcel Schützenberger pensait « hors de question de faire accomplir [une reconnaissance faciale] par un ordinateur » (« Une cellule est bien plus complexe… », op. cit., p. 89), les principaux champs de l’« intelligence » sont couverts : traitement automatique du langage naturel, représentation et traitement des connaissance (apprentissage…), raisonnement (systèmes experts, aides au diagnostic et à la décision), vision, robotique avancée (intervention sur le monde), faisant appel aux disciplines : informatique, logique, linguistique, psychologie cognitive, neurosciences, ergonomie et, même, philosophie ; cf. Denis Vernant, Grand dictionnaire de la philosophie, p. 577.[↩]
- Le 7 août 1944 était mis en service l’« Automatic Sequence Calculator » ou Mark 1. Alors que jusqu’alors, l’homme ne s’était doté que d’énergie mécanique ou thermodynamique (feu, animaux de trait, vapeur, pétrole, électricité, énergie atomique), il dispose dès lors d’énergie mentale[↩]
- Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris : Seuil, 1967, p. 55.[↩]
- C’est cette raison-là que Luther aura « préventivement » dénommée « la putain du diable », Predigten Luthers gesammelt von Joh. Poliander 1519-1521, n° 92 (27.1.1521), D. Martin Luthers Werke. Kritische Gesamtausgabe, Weimar : H. Böhlau & Nachfolger, 1883, 9, 559, 28-29. Car la raison – appelons-la alors l’intelligence –, est aussi, chez Luther, « quelque chose de divin, elle est le principe de tous les arts et de toute la sagesse, la puissance, la vertu et la gloire que les hommes possèdent dans cette vie, elle est souveraine sur la terre et sa majesté a été confirmée par Dieu après la chute d’Adam », Disputatio de homine (1536), Martin Luther, Studienausgabe, éd. H.-U. Delius, Berlin : Evangelische Verlagsanstalt, 1979-1992, vol. 5, 129, 11-15, 18-19, 22-23, thèses 4, 5, 7,9 ; cité par Pierre E. S. Metzger, « Luther et la prostituée du diable », La Revue réformée, n° 203, 1999/2-mars 1999, t. L.[↩]
- Borella, ibid., pp. 60-61. Voir le développement de cette analyse à l’Appendice 12 in Métaphysique du paradoxe.[↩]
- Littéralement (thurathen) ; Aristote, De la génération des animaux, II 3, 736 a, 27-b 12.[↩]
- Cette formule, issue d’Aristote et, pour sa version latine, en provenance du Moyen Âge, fera, en prémisses aux Lumières, la thèse polémique de Locke (1632-1704) dans son Essai sur l’entendement humain (An essay concerning human understanding, 1689), à l’encontre de la doctrine rationaliste des idées innées. Il ne se rend pas compte que la notion associée de « sens interne » est, elle, innée. Cette formule fera la devise d’autres empiristes tel que Hume (1711-1776), par exemple dans son Enquête sur l’entendement humain (An inquiry concerning human understanding, Londres : A. Millar, 1748). Cette formule est naturellement chez Thomas d’Aquin (« Praeterea, omne quod cognoscitur a mente per sui similitudinem, prius fuit in sensu quam fiat in mente », Questions disputées sur la vérité, q 10, a 9, 4e, http://docteurangelique.free.fr, 2e éd., août 2012), non qu’il soit empiriste puisque, chez lui, l’intellect préexiste aux impressions humiennes[↩]
- Nouveaux essais sur l’entendement humain, Livre II, chap. 1, § 2 ; cf. Jean Borella, Le mystère du signe, Paris : Maisonneuve & Larose, 1989, p. 240 (rééd. Histoire et théorie du symbole, Lausanne : L’Âge d’Homme, 2004 ; Paris : L’Harmattan, 2015). Hegel le dit autrement : « La philosophie spéculative ne doit pas rejeter cette proposition [« nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu »], mais elle doit aussi admettre le principe contraire : « nihil est in sensu quod non prius fuerit in intellectu », en y attachant la signification générale que le νοῦς, et, dans un sens plus profond, l’esprit est la cause du monde, et ensuite que le sentiment moral et religieux est un sentiment, et, par conséquent, un fait d’expérience, dont le contenu a sa racine et son siège dans la pensée », Logique de Hegel, trad. Augusto Véra, Paris : Ladrange, 1859, t. I, pp. 217-218. Et Léon Trotsky (1879-1940) encore différemment : « Nous ne connaissons du monde que ce qui nous est donné par l’expérience. Cette idée est correcte à condition de ne pas comprendre par ‘‘expérience’’ le témoignage direct de nos cinq sens. Si l’on réduit la question à l’expérience dans son sens étroitement empirique, alors il nous est impossible de parvenir à un quelconque jugement sur l’origine des espèces, et encore moins sur la formation de la croûte terrestre. Dire que l’expérience est à la base de tout, c’est en dire trop ou ne rien dire du tout. L’expérience est la relation active entre le sujet et l’objet. Analyser l’expérience en dehors de ce cadre – c’est-à-dire en dehors de l’environnement matériel objectif du chercheur, environnement dont il est distinct mais dont cependant, d’un autre point de vue, il fait partie intégrante – reviendrait à dissoudre l’expérience dans une unité informe où il n’y a ni sujet, ni objet, mais seulement la formule mystique de l’expérience. Une ‘‘expérimentation’’ ou une ‘‘expérience’’ de ce type ne vaut que pour le bébé dans le ventre de sa mère – mais le bébé est malheureusement privé de l’opportunité de partager les conclusions scientifiques de son expérience ». Écrits, 1939-40 ; cité par La Rédaction, « La logique formelle et la dialectique », Révolution (www.marxiste.com), 25/09/2014.[↩]
- Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, p. 291. On lit, pareillement, chez Moore : “we absolutely cannot think what we can’t think” (« on ne peut absolument pas penser ce qu’on ne peut penser »), cf. The Evolution of Modern Metaphysics: Making Sense of Things, Cambridge University Press, 2012, nous traduisons. Ou encore chez Gaston Bachelard : « comprendre est une émergence du savoir », Le rationalisme appliqué, Paris : PUF, 1949, p. 19.[↩]
- C’est cette essence supra-humaine que Maître Eckhart dit « incréé et incréable » (Quæstiones Parisienses. Questio Gonsalvi. Rationes Equardi, 6 ; Magistri Eckhardi Opera latina, Auspiciis Instituti Sanctae Sabinae, ad codicum fidem edita, edidit Antonius Dondaine o.p., Lipsiæ in ædibus Felicis Meiner, 1936, p. 17). J. Ancelet-Hustache a résumé l’essentiel de cette question au tome I de sa traduction des Sermons (allemands), Seuil, 1974, pp. 27-30 ; Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, p. 322.[↩]
- Pour un exposé de synthèse sur l’intelligence comme sens de l’être, avec l’esquisse d’une métaphysique de la culture (la culture comme intellect agent), voir La crise du symbolisme religieux, pp. 273 sq. ou Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1997, p. 59.[↩]
- « La doctrine des grands intellectualistes ne consiste pas à n’admettre que des éléments intellectuels, mais à soutenir que l’intelligence et le réel sont inséparables au fond des choses et que dans l’homme même, un élément intellectuel est inséparable de tout état ou acte de conscience » ; Alfred Fouillée (1838-1912), in Lalande, op. cit., p. 524.[↩]
- « De même que le sucré n’a de sens que pour le goût et le rouge que pour la vue – et non pas pour la volonté ou l’imagination », La crise du symbolisme religieux, p. 273. « L’intellect exige de l’intelligibilité, comme l’œil exige de la lumière ; et cette intelligibilité est révélatrice de l’être » (ibid.).[↩]
- Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, p. 288. C’est nous qui soulignons.[↩]
- Léon Noël, « Le psychologue et le logicien », Revue néo-scolastique de philosophie, 28ᵉ année, 2e série, n°10, 1926 (pp. 125-152), p. 134.[↩]
- Jean Borella, Penser l’analogie (Genève : Ad Solem, Genève, 2000), Paris : L’Harmattan, 2012, p. 111.[↩]
- « L’intelligence est objective par définition, ou sinon nous n’aurions aucune idée de l’objectivité. Rappelons qu’un animal ne pose pas le monde comme une réalité objective, en soi : n’existe que son Umwelt », Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, p. 273.[↩]
- Jean Borella, Amour et vérité, pp. 110-112.[↩]
- Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, p. 40.[↩]
- Ibid., p. 41.[↩]
- C’est ce « réalisme symbolique » (savoir « c’est l’idée de symbole qui nous permet de penser l’idée de réalité », Jean Borella, Symbolisme et Réalité, éd. 2012, p. 248), qui fait que « le platonisme n’est pas un idéalisme » ; La crise du symbolisme religieux, p. 31, note 47.[↩]