Jean Borella (1930), philosophe et métaphysicien français
Publié in Au commencement est le cœur, Alain Santacreu (Dir.), L’Harmattan, 2010
Cet article regroupe des thèmes développés dans Jean Borella, la Révolution métaphysique, paru en 2006
Cet exposé est une mise en forme originale de la distinction-clef entre raison et intelligence, telle que Jean Borella la présente dans son œuvre et repose exclusivement sur cette œuvre, dont quasiment tous les livres sont ici convoqués.
Introduction
Du milieu du XXe siècle à nos jours, par petites touches successives, s’est finalement dressée de toute sa hauteur la pensée de Jean Borella. Elle marque pour nous, tout d’abord, un tournant dans l’histoire de la pensée – que l’on pourrait dénommer : « le retour de la métaphysique »1. Ensuite, elle signe (le début de) la fin de trois siècles de rationalismes réducteurs – en particulier celle du structuralisme. Enfin, elle rouvre la voie d’une pensée libre sur le visible et l’invisible – que l’on pourrait caractériser comme un « platonisme rectifié par S. Augustin »2. Bien sûr, une telle pensée, pour simplement exister (c’est-à-dire pouvoir être formulée et surtout entendue), est nécessairement à la fois en phase et en rupture avec la pensée contemporaine :
- Elle est en phase, ou en résonance, avec ces réflexions des sciences, lesquelles, après avoir consommé la fin de leur positivisme outrancier, prennent conscience – non sans polémiques – de leurs présupposés métaphysiques ; ou avec l’abandon, par certains sociologues, du relativisme absolu (qui était devenu la règle post-positiviste), comme avec l’abandon d’un discours prétendument objectif et soi-disant purement descriptif ; ou encore avec les nombreuses démarches interdisciplinaires – joignant sciences et philosophie notamment ; ou simplement, enfin, en résonance avec cette pensée populaire qui a finalement intégré la révolution de la physique du début du XXème siècle (relativité générale, physique quantique) et, ayant moins besoin de se retourner en masse vers les ésotérismes les plus hétérodoxes, peut retrouver le chemin du christianisme, après que le bouddhisme, dans la phase précédente, a pu sembler représenter la seule échappatoire, la seule voie possible3.
- Mais elle est aussi en rupture, car il fallait bien formuler, philosophiquement, cette pensée intégrale, fût-elle un simple retour – mais averti – à une pensée pré-rationaliste, ou à ce platonisme rectifié par S. Augustin déjà mentionné. Plus strictement philosophiquement, c’est un réalisme symbolique (« c’est l’idée de symbole qui nous permet de penser l’idée de réalité »4) et une métaphysique du symbole (ontologie, noétique et rituélique du symbole), qui constituent le corps de la doctrine borellienne et, nous semble-t-il, font rupture.
Une telle formulation philosophique était d’autant plus nécessaire qu’il était grand temps d’enfin répondre à celle de Kant, laquelle, pour trois siècles, aura entériné la réduction galiléenne du cosmos à ce physicisme géométrique aujourd’hui périmé (cependant que seul un mythocosme peut nous apprendre quelque chose), ainsi que cette réduction luthérienne d’une justification forensique ou extrinsèque (elle-même seulement « justifiée » par une exclusion réciproque du naturel et du surnaturel, dont la pétition de principe ne saurait en rien constituer une justification).
La pensée borellienne, au premier abord, semble naturellement diffractée dans une œuvre aux multiples facettes : théologie trinitaire5, philosophie du symbole6 métaphysique de l’analogie7, sens du surnaturel8, théologie mystique9.
Toutefois, dans ce qu’elle a de plus doctrinal, elle dispose de la grande simplicité ou unité des doctrines véritables. Celle-ci repose sur la distinction-clef entre raison et intelligence et, conséquemment, la fin des oppositions réciproques : le naturel et le surnaturel, le symbolique et le réel, le croire et le savoir.
Une distinction-clef : La raison et l’intelligence.
Cette distinction-clef, véritable fondement de l’ouverture borellienne (on ne voudra pas parler d’édifice !), nous apparaît être celle qui refuse de confondre intelligence et raison – de tout temps distinguées sauf à l’époque moderne. En effet, ce double aspect de l’esprit peut bien sembler subtil, on ne saurait assimiler la raison, norme de la pensée discursive, doublement soumise à l’objet qu’elle observe et à la logique qui régit son fonctionnement, avec l’intuition intellectuelle. Si la raison déroule le raisonnement, c’est bien l’intelligence qui le comprend, et nul ne saurait forcer quiconque – pas même soi-même –, à comprendre ce qui reste incompris10. Le processus d’acquisition de la connaissance (et celui de l’établissement de sa validité) n’est certes pas intuitif : pour découvrir ce qu’il ignore, le mental procède discursivement, par enquête, raisonnement, déduction, mais l’acte propre de la connaissance « ne peut être que réception directe du donné intelligible »11. L’acte cognitif en tant que tel est celui « par lequel un objet connu s’unit directement à un sujet connaissant, dans une sorte de transparence réciproque qui est l’expérience même de l’intelligible »12. De cette simple distinction découlent des conséquences anthropologique, cosmologique, métaphysique et théologique tout à fait majeures :
Conséquence anthropologique.
Cette première conséquence est le rétablissement évident d’une anthropologie ternaire13, alors que le dualisme cartésien semblait avoir curieusement été entériné par tous sans discussion (y compris dans certains discours religieux actuels les plus officiels). En effet, étant donné son état psycho-corporel, il est certes vrai que pour l’homme « nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu » (rien n’est dans l’intelligence qui ne fut d’abord dans les sens) mais, pour autant seulement qu’on y adjoindra la correction leibnizienne : « nisi ipse intellectus » (si ce n’est l’intellect lui-même)14 ! Même un Aristote, qui aura pourtant inauguré la science – et dans ce qu’elle a de plus rationalisant –, aura signalé en son temps que « l’intellect vient par la porte » ou « du dehors »15. Cela signifie que l’intelligence parle son propre langage, le langage qui lui est naturel, et qu’elle traitera donc naturellement, même des choses surnaturelles ; car, si elle est « chez elle » dans tous ces domaines, c’est bien parce qu’elle n’est naturellement nulle part16.
Conséquence cosmologique ou ontologique.
Dès lors, on peut redécouvrir le rôle de cette intelligence qui est « sens du réel » : l’acte intellectuel premier est essentiellement intuition du réel comme tel, conscience qu’il y a du réel ou, dit autrement : l’être a du sens pour l’intelligence17. Notre « conscience d’intelligibilité », notre « expérience sémantique » est ce constat que l’idée d’être a son retentissement sémantique dans notre intelligence alors que cela ne s’explique par aucune genèse. Cette disposition métaphysicienne est donc innée et immédiate ; et c’est précisément l’immédiateté de cette expérience ontologique qui nous la rend directement inaccessible, de même qu’on ne saurait voir la lumière qui nous fait voir, sauf indirectement18.
Pour autant, ce n’est pas l’être même de l’objet connu qui est reçu dans l’intellect mais sa modalité intelligible, dépouillée de l’existence individuelle propre de cet objet ; « l’acte de la connaissance ne se réalise donc qu’au prix d’une sorte de déréalisation ». Cependant cette « connaissance est bien réelle, elle est même la fonction du réel par excellence » : « il n’y a de l’être que pour la connaissance ». C’est cela qui rend la situation de l’intellect paradoxale : il est à la fois en dehors du réel et lié au réel. Il est donc bien cet éclairage venu d’ailleurs, il est donc bien d’une autre nature, d’un autre degré de réalité que ce qu’il éclaire. Jean Borella dira que « le contenu cognitif de l’intellect excède le degré de réalité de sa manifestation : autrement dit, [qu’]il lui est transcendant »19.
Conséquence métaphysique.
Si la conséquence « ontologique » précédente était déjà proprement métaphysique (mais y a-t-il de cosmologique véritable qui ne soit métaphysique ?), c’est que cette intuition innée du sens de l’être semble être en nous le « souvenir » de notre origine ontologique. Lorsque l’être créé est doué d’intelligence, il ne peut pas ne pas porter en lui, dans la substance de son esprit, le souvenir de cet « événement ontologique » où l’Être lui a donné d’être. Si l’on peut définir l’intelligence comme le sens de l’être ou du réel, c’est que cette idée d’être apparaît dès lors comme première et, finalement, s’identifie à l’idée de l’Être premier, « reste de l’expérience supraconsciente de Dieu au moment intemporel de notre création »20.
On peut ici faire entrer en scène le symbole. Ce que veut le philosophe, c’est la connaissance totale et parfaite, « la réalisation enfin accomplie de la promesse inscrite dans la substance même de son intelligence » ; c’est donc s’unir à ce qu’il connaît. Or, par l’expérience du symbole, « objet sémantique » par excellence, porte visible invitant à accéder à l’invisible, on « remonte » à l’intérieur du sensible vers l’intelligible qui le fonde, alors que, tout autant, on est aussi amené à découvrir le sensible dans l’intelligible. L’existence est alors enfin « réconciliée et réintégrée dans son essence » et là s’accomplit cette promesse de l’intelligence. Car « il ne suffit pas en effet de connaître ce qui est, il faut aussi être ce que l’on connaît. » Or, pour connaître ce ce-qui-est, s’il était absent des réalités corporelles dont nous sommes, il faudrait s’abstraire soi-même par l’extase ou la mort ; si le corporel – limité, contingent, historique – restait inintelligible, toute la philosophie serait vaine et donc avec elle l’intelligence humaine. Par contre, si la nature de l’intelligence réside dans son « instinct du Réel », dans son espérance de l’Être total, alors la perfection de la connaissance est bien cette unité du connaissant et du connu (leur acte commun, dit Aristote), et donc du connaissant comme tel et du connu comme tel.
C’est cette métaphysique de l’être symbolique – lequel se découvre grâce au discours religieux – qui permet au logos (pensée, discours) philosophique de ne pas être un discours complètement déconnecté du réel ou flottant au-dessus de lui, comptant sur sa seule cohérence interne pour oser espérer le refléter plus ou moins ; dit positivement, cette métaphysique de l’être symbolique permet au contraire que s’accordent « l’intelligence et la foi, la philosophie et la religion, la raison et la révélation »21.
Conséquence théologique ou spirituelle.
L’intelligence étant surnaturelle par nature, elle est donc d’essence métaphysique. Ainsi, « chez S. Thomas, tout le mystère divin est déjà présent dans la nature même de l’intellect »22, de même, pour Denys et les platoniciens, l’intellect (noûs) est déjà quelque chose de divin (théios)23. C’est pourquoi S. Augustin pouvait dire : « l’Esprit est celui du Père et du Fils et le nôtre » (De Trinitate, V, 14.).
Nous avons vu que le paradoxe de l’intellect consistait en ceci qu’il ne peut recevoir en lui la connaissance de toute chose que parce qu’il n’est aucune des choses qu’il connaît. De même, le paradoxe de la connaissance est qu’« elle est fusion anticipée du sujet et de l’objet, mais [qu’]elle ne l’anticipe que parce qu’elle ne la réalise pas ». C’est que, pour réaliser une telle fusion, une véritable « pneumatisation de l’intellect » est nécessaire, faute de quoi l’intellect n’est jamais que l’aspect cognitif de l’esprit et, même s’il lui est donc essentiellement identique, l’expérience ordinaire n’est jamais que celle de l’intellect seulement. Par contre, une telle « pneumatisation de l’intellect » permettra de révéler la connaturalité ou l’identité essentielle de l’intellectus et du spiritus, telle que Maître Eckhart par exemple la montre24.
Qu’en est-il donc des rapports entre l’esprit (pneuma) et l’intellect (noûs) – l’esprit étant la vie divine dans la créature et l’intellect cette faculté de connaissance « naturellement surnaturelle » ? C’est simple : capacité de connaissance pure, l’intellect permet à l’être humain d’entrer intelligiblement en contact avec des réalités qui le dépassent ontologiquement mais qui, sans lui, n’auraient aucun sens et demeureraient comme si elles n’étaient pas. Il faut donc une intellectualisation du spirituel, pour saisir effectivement les mystères de l’Esprit. Mais il faut également une pneumatisation de l’intellect pour « rendre vie et réalité à ce qui n’est que connaissance spéculative, donc impuissante ». C’est cette « pneumatisation de l’intellect qui va transformer l’intellect spéculatif en intellect opératif »25. Alors seulement « vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur, vous connaîtrez l’Amour du Christ qui surpasse toute connaissance » (Ep., IV, 16-19.)26. Une telle connaissance, qui dépasse toute connaissance, s’appellera gnose (ou théologie mystique). Ressortissant à l’être davantage qu’au connaître, une telle actualisation sera nécessairement l’œuvre du Saint-Esprit. Ainsi, la gnose véritable n’est pas une science mais une nescience, puisque, dans cette gnose suprême, c’est Dieu qui se connaît Lui-même, dès que l’intelligence est parfaitement dépouillée d’elle-même. Seule l’inconnaissance peut conduire à une sur-connaissance.
Conclusion
Pour conclure sur cette distinction entre raison et intelligence (et les conséquences qu’elle entraîne), on voit clairement qu’elle est bien la clef qui nous rouvre les portes de l’homme, du monde et de Dieu (que Kant avait philosophiquement fermée en promouvant la raison et en niant l’intelligence) : un homme qui retrouve toutes ses dimensions, un réel doublement ontologique et sémantique dont l’intelligence permet le ressouvenir, ainsi que cet au-delà de l’être (ou Réalité ultime) qui transcende nécessairement tout ce qui est à seulement connaître et que l’on peut, par la grâce, « rencontrer », pour peu que l’intelligence ferme alors les yeux (cf. S. Denys L’Aréopagite) – terme évident du voyage auquel, « du dehors », elle nous avait convié.
Trois oppositions factices.
Il est désormais bien connu que penser trop exclusivement à l’aide de concepts tout fait, ou de catégories disponibles, souvent conduit à une pensée mécanique de peu d’intérêt. Les exemples de telles catégories sont nombreux, telle le pseudo groupe des « religions du livre » pour désigner une partie seulement des religions disposant de livres sacrés et sans, le plus souvent, avoir réalisé que, comparant christianisme et islam par exemple, si la Vierge peut correspondre au Prophète, tous deux accueillant le Verbe de Dieu, c’est bien au Christ (Parole faite homme) que le Coran (paroles de Dieu dictées par l’archange Gabriel) pourra analogiquement « correspondre »27, ou telle la désignation du pseudo groupe des « monothéismes », censé inclure la Trinité chrétienne et servant essentiellement à exclure des « vraies » religions, celles de l’Orient qui n’ont pourtant, dans leur formulations métaphysiques, absolument rien de polythéiste28. Les praticiens de la science économique n’échappent pas à ces pièges, les concepts de croissance indéfinie ou de productivité macro-économiques, bien que largement utilisés – directement ou implicitement –, n’étant que de parfaites inepties (pour la science économique elle-même). On pourrait également citer les nombreuses « étiquettes », permettant de faire fi des re-définitions toujours nécessaires, et auxquelles même la philosophie n’échappe pas toujours, telles que « traditionalistes », « ontologistes », « gnostiques », « rationalistes », « empiristes », etc. Dans le cadre de cet essai, dès lors que cette distinction entre raison et intelligence est comprise, il y a au moins trois oppositions factices de la pensée moderne qui tombent d’elles-mêmes : le naturel et le surnaturel, le symbolique et le réel, le croire et le savoir, et qu’il semble utile de bien marquer.
Le naturel et le surnaturel.
De toute évidence, si l’intelligence est « naturellement surnaturelle », si elle est sens du réel et que le terme du voyage auquel elle invite est cette Réalité ultime qui se tient au-delà d’un pur ontologique comme d’un pur sémantique, il n’y a vraiment plus lieu d’utiliser cette opposition par trop artificielle. Bien évidemment, il n’est nullement ici question de nier la distinction nature-surnature mais seulement leur prétendue irréductible opposition.
Elle est née une première fois au Moyen Âge, sous la formulation de raison naturelle opposée à révélation surnaturelle, lorsque l’on a voulu marquer la différence entre des propos théologiques adéquats tenus antérieurement au christianisme par un Aristote, et de mêmes propos issus de la Révélation et des Écritures. Toujours est-il que maintenir une telle opposition consisterait en fin de compte à doter l’homme d’une raison autonome, pouvant fonctionner sur ses seules ressources et selon ses propres exigences ! Or, et c’est bien ce que la distinction entre intelligence et raison a montré, la raison est un « mécanisme intelligent », ordonné à l’intellect, lui-même fondamentalement ordonné, dans son désir de connaissance parfaite, à la contemplation de la Réalité inconditionnée.
Cette opposition a resurgi plus récemment, sous l’effet des conséquences philosophiques du rationalisme kantien (et de l’idéologie révolutionnaire), sous la formulation de pure nature opposée à une pure surnature. Il s’agit ici de la conséquence rémanente d’un aristotélisme outré, dans lequel le naturalisme excessif tend à considérer les êtres « comme un système rigide de natures complètes », « pleinement consistantes dans leur ordre » – conception selon laquelle « la nature exclut de soi la surnature » –, alors que la nature ne saurait être par elle-même complète, autonome ou achevée : il n’y a en fait pas de « pure nature », « sauf en Dieu, au degré des Idées éternelles dont le Verbe est la synthèse prototypique ». C’est pourquoi la nature ne saurait être fermée sur elle-même dans sa « suffisance ontologique », close sur sa réalité physique et purement matérielle, rendue imperméable à la grâce. Au contraire, le sens du surnaturel est cette « conscience d’un manque radical dans la substance même de l’ordre humain naturel, la conscience d’une relative incomplétude » ; c’est aussi « comprendre que ‘‘l’homme passe infiniment l’homme’’. »
C’est pourquoi également la réception possible de la grâce de la foi passe nécessairement par une ouverture dans notre propre nature. Comme la proposition de foi s’adresse (d’abord) à l’intelligence, « il faut bien supposer en elle une capacité innée, si minime soit-elle, à trouver du sens à ce qui est surnaturel »29. En effet, « l’intelligence peut bien s’appliquer à la connaissance de la Foi, la volonté peut bien vouloir […] croire à la Révélation », il reste nécessaire que « le surnaturel ait pour moi un sens », qu’il soit possible, concevable. Je ne peux croire qu’un cercle est carré, ni qu’un travail ne consomme de l’énergie, ni que les arbres parlent… Et il en est dans l’ordre surnaturel comme dans l’ordre de la connaissance sensible. Dans ce dernier cas, « nous ne pouvons pas connaître a priori l’existence de telle ou telle réalité : il faut que l’expérience nous en informe ; mais nous admettons, ou nous rejetons a priori la possibilité de cette existence, en fonction de notre conception générale du réel physique. De même, seule la foi nous révèle l’existence d’un Dieu incarné et rédempteur mort et ressuscité, mais nous en admettons, ou rejetons a priori la possibilité en fonction de notre sens du Réel métaphysique, c’est-à-dire de notre sens du surnaturel. »
C’est cet instinct spirituel, cette connaturalité à l’univers de la foi qui permet de « croire sans être fou », car les réalités surnaturelles « sont essentiellement différentes de tout ce dont nous faisons l’expérience ordinaire et quotidienne ». D’où les affirmations faciles des grandes idéologies contemporaines : scientisme, marxisme et psychanalyse ainsi que « la conviction majeure du modernisme : la foi religieuse est une névrose collective, mentalité infantile d’une humanité non scientifique »30. Tout au contraire, le sens du surnaturel est de nature intuitive, certes « obscure et imparfaite dans la condition charnelle, pourtant intuition véritable et directe, participation commencée à la connaissance que Dieu a de Lui-même » ; c’est-à-dire en rien un quelconque acte de la raison naturelle. Lorsque ce sens du surnaturel, cette conscience d’une réalité qui est déjà « substance des choses que l’on espère » (He 11, 1), s’efface sous la suggestion occidentale moderne qu’il n’y a pas d’« autre » réalité, pas de réalité surnaturelle, on se trouve en présence de cette « hérésie que le pape saint Pie X a très exactement appelée : le modernisme »31. Comme conséquences philosophiques, il reste à ajouter que « l’exclusion réciproque des ordres naturels et surnaturels n’est pas seulement ruineuse du cosmos sacré et de l’intériorité spirituelle, elle est également destructrice, à la longue, de la réalité humaine comme telle ». D’où cette « mort de l’homme » suivant naturellement cette « mort de Dieu »32, que la philosophie moderniste aura constatée !
Le symbolique et le réel.
Ce n’est pas parce que « symbolique » est parfois employé au sens d’irréel, que cet usage doive être aussitôt entériné. En effet, la raison analytique peut bien élaborer des divisions et des oppositions, la vérité du réel est nécessairement une, « inséparablement historique et symbolique, visible et invisible, physique et sémantique »33. Ainsi, pour que le réel et le symbolique ne s’excluent pas réciproquement, il suffit de reconnaître que la perception ne donne à connaître qu’un mode du réel : la corporéité, alors qu’il en a d’autres. En particulier, il suffit que la matière des corps ait une nature ontologiquement spirituelle sans que soit mise en doute la réalité de leur corporéité.
À l’inverse, la conviction de l’exclusion réciproque du réel et du symbolique peut amener un Bultmann à prétendre « que les faits sacrés et les miracles sont physiquement impossibles et théologiquement faux », si bien que nous devons, « pour sauver notre foi, les interpréter comme de simples figures du discours religieux » ! Mais, ce faisant, la pensée Bultmano-moderniste n’a pas conscience du paradigme qui la dirige : la conception de la matière et de la réalité physique issue du matérialisme scientifique, idéologie pourtant déjà périmée depuis un siècle (Relativité, physique quantique)34.
En revanche, ayant exclu à la fois le matérialisme, le réalisme classique et l’idéalisme, tous trois incapables de dire ce qu’est la réalité du réel physique, on peut prendre conscience du « mode de présence » que sont les choses et en même temps, leur essence n’étant que dans l’ordre de l’essence – c’est-à-dire en Dieu –, de leur absence. « Ainsi, tous les êtres, toutes les réalités sont à la fois prophétie (ou révélation) archétypale (en tant qu’ils réalisent un mode de présence) et une réminiscence (ou mémorial) archétypale (en tant que tout mode implique une certaine absence de ce qu’il modalise) : c’est pourquoi tout être créé annonce l’archétype dont il est la manifestation et nous appelle, par le ressouvenir qu’il en éveille en nous, à remonter vers lui »35.
C’est ainsi que l’ontologie « platonico-borellienne » se déploie comme réalisme symbolique. Rendant présente la réalité qu’ils signifient tout en révélant leur absence, les êtres de la création s’identifient donc à des symboles, et réalité symbolique et réalité physique ne s’opposent plus. Le symbole n’est plus un signe arbitraire (puisqu’il s’identifie à la réalité qu’il symbolise) et la réalité physique n’est plus un pur « être-là », un en-soi impénétrable, puisqu’elle est constituée dans sa subsistence – subsistentia((Jean Borella propose d’écrire « subsistence » (du latin subsistentia) avec un e, lorsque le terme désigne le fait de subsister (la permanence dans l’être), pour le distinguer des moyens de subsistance de l’homme (nourriture) et de l’intendance militaire36– par une essence, une « forme sémantique ». Montrer que les êtres sont des symboles, que l’être est analogal, que l’ontologie elle-même est ainsi fondamentalement analogique37 ; montrer que son fondement métaphysique se situe donc dans un au-delà de l’être, dans une méontologie (méta-ontologie) de la Relation (Relation de Dieu à son Être, d’abord), que l’Altérité y est l’Analogue inverse de l’Identité et l’analogue direct de l’Affirmation de l’Identité, ou encore que l’Identité suprême, au-delà des essences, au-delà de l’Être et du Non-Être est la pure Analogie38, n’est-ce pas rompre définitivement avec tout système écarteleur ? N’est-ce pas retrouver, dans cette sémanticité de l’être, « l’unité de l’être et du connaître, l’ontonoèse où l’être et le connaître s’unifient indissociablement ? »39
Cette pensée ontologique de l’être-symbole provient donc d’une démarche philosophique ouverte sur le tout du monde : sa naturalité et sa surnaturalité, lesquelles, on l’a vu, ne sont plus irréductiblement opposables. Cela conduit ainsi à rejeter tous les réductionnismes que sont les diverses conceptions du monde tablant sur une exclusion réciproque du réel et du symbolique.
Mais cette intuition métaphysique peut bien parvenir, il reste à l’œuvre philosophique de l’élaborer et au philosophe à la faire partager. Il faut alors abandonner non seulement le matérialisme qui ne sait pas dire ce qu’est la réalité du réel physique (puisque, au mieux, il constate un dit réel physique et décide qu’il n’y a rien à chercher au-delà de ce constat) mais également cette alternative réalisme-idéalisme, qui n’a de sens que s’il n’y a pas d’autre réalité que la matière, s’il n’existe pas d’autres modes du réel que le mode matériel. Ensuite, il suffit de considérer « l’essence, comme unité intelligible, transpatiale et transtemporelle » ; en effet, l’essence-lion ou l’essence-chêne, par exemple, ne sont-elles pas des réalités plus réelles encore que les exemples corporels – tel lion, tel chêne – auxquels elles survivent ? C’est en tout cas ce qui fait cette présence des choses corporelles (immanence de leur archétype) et, en même temps, leur relative absence (transcendance de leur essence)40.
Dès lors, il ne reste plus qu’à « amener la raison moderne à consentir à la nécessité de cette métaphysique », en lui montrant les impasses où conduit le rejet du symbolisme sacré. On peut le faire en suivant ce raisonnement borellien :
- Si les formes sacrées ne sont pas des messages du Transcendant, c’est donc qu’elles ne sont que de simples productions inconscientes de la conscience humaine.
- Mais, quelle que soit la genèse de ce processus d’aliénation, il constitue « une thèse rigoureusement contradictoire » : en effet, comment à cette aliénation de la conscience soi-disant universelle (« le principe caché de sa genèse réside dans la situation structurelle de cette conscience ») pourrait échapper « miraculeusement » la conscience de celui qui formule cette thèse – lui permettant dès lors d’être sensée ?
- L’illusion du sacré n’est donc plus ni structurelle ni universelle, puisqu’elle souffre des exceptions et on n’a donc pas expliqué la dite « inéluctable aliénation religieuse » par une raison structurelle et universelle.
- On a, par contre, révélé la prétention injustifiable des « révélateurs de la conscience aliénée » qui, eux, prétendent échapper à cette aliénation universelle et on a aussi révélé, outre la contradiction de sa thèse, celle du prophète impossible dont la « révélation consiste précisément à déclarer que toute révélation est une illusion, comme un homme qui clamerait : ‘‘la parole n’existe pas’’ ! »41
Ce raisonnement, per absurdum, est bien sûr nécessité par le fait que l’explication rationnelle des symboles est impossible (si elle était possible, elle serait contradictoire). Et si elle est impossible, c’est parce que, « plus radicalement, ce n’est pas la réalité (commune) qui interprète le symbole, mais le symbole qui nous oblige à interpréter cette réalité, à la voir autrement que sous l’apparence réductrice qu’elle revêt à nos yeux et la dépasser. » Dès lors, renonçant à l’impossible explication rationnelle des symboles sacrés qui y sont réfractaires, il ne reste à l’intelligence philosophique qu’une seule option : celle d’une « conversion aux symboles » ! Et se convertir au symbole, c’est accepter de le suivre dans sa mise en question du réel, « c’est accepter d’entrer avec lui dans la conversion métaphysique du réel », c’est « s’ouvrir à la transfiguration de la chair du monde dont il est le témoin prophétique et l’amorce salvatrice. » « Dans cette conversion, se résout le conflit de la raison et de la foi, de l’universalité du logos affronté à la contingence des cultures religieuses : ici, le sens s’unit à l’être, l’informelle intelligence s’unit aux formes sacrées, meurt en elles et ressuscite en les transfigurant. A l’impossible suicide spéculatif d’une raison illusoirement démystifiée répond le sacrifice d’un intellect qui ne trouve son accomplissement que dans la médiation crucifiante du symbole, ainsi que nous l’enseigne, exemplairement, le mystère de la Nuit pascale »42.
Le croire et le savoir.
Penser que le croire appartient aux croyants et le savoir aux savants, que « croire » relèverait donc de la religion et « savoir » de la science, c’est, outre tomber dans le piège des mots qui finissent par penser à notre place, oublier qu’on ne pourrait savoir quelque chose à laquelle on ne croirait pas et qu’on ne pourrait croire à quelque chose dont on ne saurait rien. C’est que, derrière cette illusoire exclusion réciproque du croire et du savoir, se cache une combinatoire bien plus complexe. En particulier, à cet ordre cognitif qui irait de l’ignorance à la connaissance en passant par la croyance, il faut ajouter l’ordre volitif, c’est-à-dire l’assentiment qui implique la volonté. Dès lors cette combinatoire exclut la réduction simpliste d’un croire opposé à un savoir.
Pour autant, la « foi » kantienne, qui doit rester « dans les limites de la simple raison »43 !, s’en trouve ainsi contreposée à la raison44. La foi et la raison de Kant se trouvent même en exclusion réciproque : « Je devais donc supprimer le savoir, pour trouver une place à la foi »45, déclare-t-il, résumant toute son entreprise philosophique46. Si Descartes confond la raison (dianoia, ratio) et l’intellect (noûs, intellectus)47 – termes que la tradition philosophique antérieure avait presque constamment distingués – Kant réalise leur inversion : faisant de la raison (Vernunft) la faculté supérieure de la pensée, Kant voit dans l’entendement (Verstand, intellectus), l’activité cognitive inférieure, à savoir, celle qui revêt le donné sensible – c’est-à-dire la matière de la sensation et la forme de l’espace et du temps – d’une forme conceptuelle48. Or cette inversion est en fait une négation, la négation de l’intellectus (intellect intuitif) : « l’intuition intellectuelle, en effet, n’est pas la nôtre, et […] nous ne pouvons même pas en envisager la possibilité », écrit-il49. Or, ce pouvoir de connaissance intuitive (intellectus intuitivus) – dont la raison restait dotée dans la confusion cartésienne50 – est essentiel ; sans intellectus, pas de métaphysique possible51.
Si Kant nie l’intuition intellectuelle, c’est qu’il en a une conception trop raide. Il l’imagine, sur le modèle de l’intuition sensible, comme ayant un objet devant soi. Or, « au-delà de la connaissance par observation, il y a place pour la connaissance par participation »52. Connaitre une chose, c’est certes, au dire de Kant, construire un concept dans l’intuition sensible, mais, avant tout, c’est être « intellectuellement saisi par un sens, un intelligible, que nous ‘‘reconnaissons’’ plus que nous le connaissons »53.
On est bien sûr ramené directement ici à cette distinction entre raison et intellect, qui gouverne tout. Platon établissant les degrés de la connaissance54 les avait déjà distingués : l’intuition intellectuelle de la connaissance métaphysique (où l’esprit devient ce qu’il connaît) et la raison discursive du savoir cosmologique (où le raisonnement est mené comme de l’extérieur). Si ce savoir cosmologique est insuffisant, c’est que toute conception de l’univers ne saurait être qu’une hypothèse vraisemblable (ton eikota mython, un mythe vraisemblable, dit Platon, Timée, 29d), non que notre intelligence soit insuffisante pour le comprendre, mais parce qu’il n’est pas entièrement donné, il n’est jamais entièrement là. Et ce qui fait le lien entre ce qui se montre (le sensible) et ce qui est caché (l’intelligible ou le sémantique), c’est le symbole : « une ‘‘image’’ qui participe ontologiquement à son modèle »55, dont la reconnaissance fait la seule connaissance possible de l’être incomplet qui se montre. Et si l’univers est rempli de symboles : le soleil, ce lion, une montagne, c’est parce qu’il est lui-même entièrement iconique, théophanique et vestigal de son Origine-Source.
Bien sûr, cette cosmologie platonicienne n’est pas une physique mais « découle, à titre d’illustration sensible de ce qui, en soi, est invisible et transcendant »56. Le point de vue de l’aristotélisme est tout autre : celui d’une philosophie de la nature, d’une physique. Et, s’il y a bien une science théorétique première – qui porte sur l’être en tant qu’être, « nature immobile et séparée » et s’appelle la théologie57 –, celle-ci est une science au même titre que toutes les autres, proposant un même et unique mode de connaissance. Ainsi la science d’Aristote s’arrête-t-elle en deçà de celle de Platon. D’autant que la différence qui sépare le savoir empirique du savoir rationnel est moins grande que celle qui sépare le savoir rationnel de l’intuition intellectuelle (cf. La République). L’épistèmè aristotélicienne ramène sur un seul plan ce que Platon avait si nettement distingué, parce qu’Aristote ne conçoit plus ce qu’est véritablement l’intuition métaphysique des Intelligibles, et, par delà les Intelligibles, ce qu’est le Bien suressentiel et surontologique58. Aristote inaugure certes ce que tout discours scientifique après lui sera, et la rigueur de ce modèle spéculatif semble effacer la distinction platonicienne des modes de connaissance. Mais, ce faisant, il inaugure également ce que toute réduction rationnelle – toute conception étriquée du réel – sera après lui.
Ayant définit, de nouveau, ces deux modes du connaître que sont une connaissance par participation et une connaissance par rationalisation, nous pouvons revenir à cette combinatoire subtile entre le croire et le savoir.
La connaissance, comme fusion anticipée du sujet et de l’objet, est cette anticipation même dans la mesure où cette fusion n’est pas réalisée. Par contre, cette anticipation-ci révèle le désir de cette fusion-là ; et ce désir, c’est la volonté. « L’intellect est sens de l’être, et ne parle que de l’être. Mais il n’est vision qu’à la condition de ne pas être ce qu’il voit, et qui cependant est la réalité même. C’est pourquoi le désir de cette réalité, qui naît de la ‘‘vision’’ de l’être, se découvre pourtant comme nécessairement ‘‘aveugle’’. Puisque voir l’être, c’est s’en tenir à distance, cette vision qui nous retire l’être en même temps qu’elle nous le donne, nous devons y renoncer si nous voulons atteindre ce dont elle nous communique le désir. Il y a une face obscure du miroir, sinon il n’y a pas de miroir réfléchissant59. De même il y a une face obscure de l’intellect, c’est la volonté qui est fondamentalement désir de l’être, comme l’intellect en est la perception. La volonté apparaît alors comme un autre mode de l’esprit »60.
Il reste que ces deux modes opposés sont inséparables et complémentaires, ils sont les pôles de l’esprit : l’un son pôle plutôt cognitif, l’autre son pôle plutôt ontologique. Et si la volonté a quelque chose d’inintelligible, c’est parce qu’elle est cette « force qui monte des profondeurs de son être » et que l’intelligence ne saurait donc saisir : cet être est le propre en deçà de l’intelligence, « l’autre face du miroir par quoi le miroir n’est pas une pure transparence »61.
Cette complémentarité de l’intellect et de la volonté est bien exprimée par la fable de l’Aveugle et du Paralytique : l’intellect sans la volonté est impuissant, la volonté sans l’intellect est aveugle. Pour autant, comme c’est l’esprit qui fait l’unité de l’être humain (puisqu’il inclut toutes les autres modalités), on pourra voir que « l’intelligence elle-même est un mode d’être et la volonté un mode de connaissance » (à voir par exemple l’intelligence prodigieuse des fonctions biologiques).
Et s’il y a un lieu où intelligence et volonté s’équilibrent – tendant vers l’esprit qui est leur unité – c’est bien l’amour : aimer étant « désirer ce que l’intelligence nous fait connaître comme bon ». « Dans l’amour le moi découvre qu’il n’est pas le véritable centre de l’être, puisque ce centre lui apparaît à la fois, dans l’impulsion de la volonté, comme plus profond que lui, et dans l’attraction de l’intelligence, comme plus élevé que lui »62.
S’il n’y a pas d’hétérogénéité essentielle entre notre intelligence et le Logos, ce n’est pas pour autant que l’intelligence n’opère que dans l’identique. L’intelligence, en effet, révèle la nature intelligible de tout ce qu’elle touche parce qu’elle s’ouvre en elle-même à l’altérité de son objet : l’être ; c’est, en elle, comme une altérité essentielle. « Elle n’accomplit sa nature propre que dans son ouverture et sa soumission à ce qui est autre qu’elle-même, elle ne reçoit son accomplissement que de ce à quoi elle se rend présente comme d’abord à son propre ‘‘au-delà’’. […] Ce qui est vrai de la connaissance sensible comme de la connaissance métaphysique »63. Pour se laisser investir par l’être, l’intelligence doit seulement consentir à s’ouvrir à l’objet de sa visée, de même que l’œil s’ouvre ou se tourne vers ce qu’il doit voir. Cette face obscure du miroir intellectif (sans laquelle ce ne serait pas un miroir), cette dépendance de l’intelligence qui consiste dans son enracinement existentiel, c’est la volonté ; et il n’y a pas d’intellection qui n’exige, à sa racine, l’acquiescement de la volonté. Pour autant, la volonté (aveugle par définition), pour acquiescer à l’ouverture de l’intelligence, doit être capable de quelque perception cognitive ; et cette intelligence de la volonté répond à la volonté de l’intelligence64.
Pour éviter cette régression indéfinie : l’intelligence suppose la volonté qui suppose l’intelligence, il faut simplement rappeler qu’elles « ne sont pas deux ‘‘choses’’ distinctes, mais deux modes d’êtres de la même entité spirituelle : la personne ». De plus, disons que cet accord entre intelligence et volonté, qui est « humainement inexplicable (mais non pas impossible), est précisément l’œuvre de la grâce. Cette intervention d’‘‘En-haut’’ est requise pour inciter la volonté, d’une part à laisser l’intelligence s’ouvrir à la lumière, et d’autre part à obéir elle-même au réel que perçoit l’intellect »65.
Les multiples formes de cette grâce sont la foi – et toute intellection exige la grâce de cette foi – mais aussi une révélation, une culture, une éducation qui dressent la volonté et lui apprend à se conformer à la perception du vrai. Ainsi faut-il distinguer dans l’intelligence l’autonomie de son acte pur – on ne peut apprendre à comprendre, ni commander la saisie intellective – et le fait que l’intelligence potentielle – c’est-à-dire lorsqu’elle n’est pas en acte – soit éducable. Cette éducation de l’intelligence, quant à sa structuration active, c’est la raison : soumission acquise de l’esprit aux normes.
La raison « s’identifie à la volonté de rationalité, à cette part voulue de l’intelligence, qui, sans intuition actuelle du vrai, fait le serment de se conduire selon ses principes, perçus comme des exigences […] Mais ce serment peut être rompu, précisément parce qu’il dépend, dans son être même, d’un acte implicite et quasi inconscient de la volonté. » Si la volonté se fatigue d’obéir à ce qui, d’une certaine manière, lui échappe totalement, c’est la déraison ou folie : rupture du pacte qui nous lie au Logos, découverte qu’il n’est qu’un pacte, ou, du moins, n’apparaissant plus que comme tel. Par contre, l’intelligence, au cœur de la raison, connaît l’évidence des principes. Sa soumission est à son investissement par l’être, mais plus elle s’y soumet, plus elle est libre d’accomplir sa vraie nature : « L’intelligence est exigence d’intelligence, elle se nourrit de sens et ne vit que de lui ; bref, la loi qui la constitue et la définit dans son essence propre, c’est le principe sémantique »66.
Notes
- D’autant que sa pensée ne « surfe » pas sur une quelconque vague traditionnaliste ou une quelconque mode guénonienne, mais s’ancre philosophiquement sur 3000 ans d’histoire de la pensée, de celle des présocratiques à celle des philosophes modernes.[↩]
- Les formes intelligibles ou Idées platoniciennes sont alors placées dans le Verbe divin. Pourtant brillant promoteur du néo-thomisme, Étienne Gilson dira : « Si l’on me demandait quelle théologie a le plus profondément agit sur le développement des grandes philosophies modernes, je répondrais sans hésiter, celle de saint Augustin » ; Tribulations de Sophie, Vrin, 1967, p. 20.[↩]
- Très précisément lié à son « silence cosmologique ».[↩]
- Jean Borella, Symbolisme et réalité, Ad Solem, Genève, 1997, p.32.[↩]
- cf. Jean Borella : La charité profanée, Éditions du Cèdre, Paris, 1979, rééd. par les Éditions Dominique Martin Morin.[↩]
- cf. Jean Borella : Le mystère du signe, éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 1989, rééd. coll. Delphica, l’Âge d’Homme, sous le titre : Histoire et théorie du symbole et La crise du symbolisme religieux, rééd. L’Harmattan, 2009.[↩]
- cf. Jean Borella : Penser l’analogie, Ad Solem, Genève, 2000.[↩]
- cf. Jean Borella : Le sens du surnaturel, Ad Solem, Genève, 1996.[↩]
- cf. Jean Borella : Lumières de la théologie mystique, Coll. Delphica, l’Age d’Homme, Lausanne, 2002.[↩]
- Simone Weil l’a bien montré qui conclut : « L’intelligence, dans son acte d’intellection, est parfaitement libre, et nulle autorité, nulle volonté, fût-ce la nôtre, n’a pouvoir sur elle : on ne peut se forcer à comprendre ce qu’on ne comprend pas » ; Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, op.cit., p.285.[↩]
- « Le mental est un miroir, mais c’est l’intelligence qui voit », dit Jean Borella, La charité profanée, p.84.[↩]
- Lumières de la théologie mystique, op.cit., p.124.[↩]
- De tout temps avérée comme sôma, psukhê, noûs ou bien corpus, animus, intellectus ou spiritus (corps, âme, esprit).[↩]
- Nouveaux essais sur l’entendement humain, Livre II, chap. 1, § 2 ; Le mystère du signe, op.cit., p.240.[↩]
- De la génération des animaux, II 3, 736 a, 27-b 12.[↩]
- Jean Borella, Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, l’Age d’Homme, Lausanne, 1997, p.66.[↩]
- La crise du symbolisme religieux, p.182.[↩]
- Penser l’analogie, p.111.[↩]
- La charité profanée, pp.123-125.[↩]
- Penser l’analogie, ibid.[↩]
- Symbolisme et réalité, pp.33-46.[↩]
- Lettres de monsieur Etienne Gilson au père de Lubac, Cerf, 1986, pp.75-76 ; Lumières de la théologie mystique, p.93.[↩]
- Roques, Structures théologiques. De la gnose à Richard de Saint-Victor, P.U.F., p.166. Également : Denys, Œuvres, EP. VIII, 1193 A, p.343 ; Lumières de la théologie mystique, p.93.[↩]
- La charité profanée, p. 131.[↩]
- La charité profanée, p. 163, n. 3.[↩]
- La charité profanée, pp. 160-165.[↩]
- cf. récemment Seyyed Hossein Nasr, « The Word of God. The Bridge between Him, You and Us », Yale University conference, juillet 2008, Sophia, vol. 14, N° 2, Winter 2008-2009, p. 67, dans le cadre de la grande reprise du dialogue entre islam et christianisme sous le vocable de A Common Word Between Us and You (Un monde commun entre nous et vous) en référence à Coran 3, 65.[↩]
- Ou pas plus que le catholicisme, vu de l’extérieur, où l’on prie le Père, le Fils, le Saint-Esprit, la Vierge Marie, les anges, le cortège des saints, etc.[↩]
- Le sens du surnaturel, pp. 8-14.[↩]
- Le sens du surnaturel, pp. 62-65.[↩]
- Le sens du surnaturel, pp. 65-72.[↩]
- Le sens du surnaturel, pp. 50-58.[↩]
- Symbolisme et réalité, p.12.[↩]
- Ibid., pp.14-15, 19-20.[↩]
- Ibid., pp. 23-27.[↩]
- cf. Lumières de la théologie mystique, p. 86, n. 183.[↩]
- Penser l’analogie, p. 127.[↩]
- Ibid., pp. 92 & 213.[↩]
- Lumières de la théologie mystique, p.112.[↩]
- Symbolisme et réalité, pp. 23-26.[↩]
- Symbolisme et réalité, pp. 53-57.[↩]
- La crise du symbolisme religieux, p.14.[↩]
- cf. L’ouvrage de Kant, La Religion dans les limites de la simple raison.[↩]
- Lumières de la théologie mystique, p.60.[↩]
- Critique de la raison pure, Préface de la 2ème édition, Ak., III, p.19 ; Œuvres philosophiques, « Pléiade », t. I, p.748.[↩]
- Le sens du surnaturel, p.46, note 8.[↩]
- cf. L’équivalence de ratio et d’intellectus dans la Deuxième Méditation métaphysique.[↩]
- « Toute notre connaissance commence par les sens, passe de là à l’entendement et finit par la raison. […] Nous avons défini l’entendement comme le pouvoir des règles ; nous distinguons ici la raison de l’entendement en la nommant le pouvoir des principes », Critique de la raison pure, tr. Fr. Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty in Œuvres philosophiques, édition Ferdinand Alquié), tome I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1980, pp.1016-1017.[↩]
- Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, P.U.F., p.226.[↩]
- Par exemple : « je ne saurais rien révoquer en doute de ce que la lumière naturelle me fait voir être vrai […] Et je n’ai en moi aucune autre faculté, ou puissance, pour distinguer le vrai du faux, que me puisse enseigner que ce que cette lumière me montre comme vrai, ne l’est pas, et à qui je me puisse tant fier qu’à elle », Méditations, AT IX-1, p.30.[↩]
- La charité profanée, pp.126-127.[↩]
- Lumières de la théologie mystique, p.106.[↩]
- Ibidem[↩]
- Il distingue la connaissance intuitive par ascension dialectique de l’intellect (noèsis) de la connaissance hypothético-déductive par raison discursive (dianoia), cependant que la connaissance par imagination et conjecture (eikasia) comme la connaissance par la foi dans l’expérience (pistis) relèvent de l’opinion.[↩]
- La crise du symbolisme religieux, p. 31, note 37.[↩]
- Ibid., p.41[↩]
- Métaphysique, L. VI, 1, 1025c-1026a ; La crise du symbolisme religieux, p.42.[↩]
- Ibid., p.46.[↩]
- « Spéculation » vient du latin speculum (le miroir), rappelle Jean Borella.[↩]
- La charité profanée, pp.131-132.[↩]
- Ibid., p. 132[↩]
- Ibid., p. 133[↩]
- La crise du symbolisme religieux, p. 283.[↩]
- Selon le symbole extrême-oriental du yin-yang, on pourrait dire que la volonté est yin et comprend un point lumineux et que l’intelligence est yang et comporte un point obscur ; La crise du symbolisme religieux, note 6, p. 285.[↩]
- La crise du symbolisme religieux, p. 285.[↩]
- La crise du symbolisme religieux, p.286.[↩]