Cet article est issu de l’ouvrage La démocratie du futur, paru en 2022
Si l’on peut aisément dénoncer l’illusion démocratique actuelle, c’est que les démocraties modernes ont rejeté explicitement toute démocratie au profit de régimes représentatifs. Dès lors, nulle surprise que les difficultés dans lesquelles elles s’enlisent, les montrent tout bonnement impossibles. Pour autant, revenant aux fondamentaux multi-millénaires (Hammurabi, Solon, Aristote…), la piste d’une démocratie possible réapparaît. Il faut alors simplement la rebaptiser « diacratie » : le pouvoir est à tous et « il suffit » de le partager dans le temps et dans l’espace, un régime exclusivement représentatif ne pouvant être en droit de le préempter.
De l’illusion démocratique
Des origines trompeuses.
Il est d’usage de dater l’embryon démocratique du IIe millénaire av. J.-C., lorsque le « roi de justice » de Babylone, Hammurabi (1810-1750), rédige les 282 articles du code1 qui protège le peuple et qui inspirera largement les Grecs puis les Romains. Toutefois, un État de droit est sans doute une condition nécessaire de la démocratie, mais certainement pas une condition suffisante. En l’occurrence, le peuple d’Hammurabi n’a aucun pouvoir et, étymologiquement, démo-cratie voudrait qu’il en eût.
La Grèce ne fera pas mieux avec la justice égale pour tous (Dracon, v. 621 av. J.-C.) ou l’égalité civique (Solon, 640-558), mais pas d’égalité en politique, réservée aux riches. En revanche, Clisthène d’Athènes (v. 560-v.500) peut être tenu pour le fondateur de la démocratie, avec la mise en place d’une assemblée représentative, la boulè, dotée de pouvoirs contrebalançant ceux des aristocrates, avant que, grâce à un habile « redécoupage électoral » (avant l’heure), diluant le poids des aristocrates, la boulè les remplace. Néanmoins, si femmes, métèques et esclaves mêmes jouissent des droits civiques, seuls les hommes de plus de trente ans disposent de droits politiques, soit 16% de la population2. De plus, la nécessité d’être disponible pour assurer des fonctions non rémunérées conservait aux aristocrates toutes les magistratures. Point majeur, néanmoins, un certain partage du pouvoir existe, grâce au tirage au sort, parmi tous ceux qui sont capables de l’exercer.
Des pseudo démocraties modernes.
Le Moyen Âge ne fera pas mieux, qu’il s’agisse de l’Alþingi d’Islande en 930, parlement de 63 membres élus par les seuls propriétaires terriens ou la République fédérale aristocratique des Deux Nations (1569-1795), ou encore le parlement anglais de la Grande Charte (1225) convoqué selon le bon vouloir du roi ou celui de Montfort (1265), élu par moins de 3% de la population ayant le droit de vote. De par leur influence sur le reste du monde, il faut mentionner lesdites démocraties anglaise, américaine et française, qui, toute trois, partent d’une révolution.
Il y a d’abord la Révolution Glorieuse de 1688 en Angleterre aboutissant au Bill of Rights (Déclaration des droits, 1689) qui augmente le pouvoir du Parlement et augure la monarchie « de façade » actuelle. On parle ici de « démocratie parlementaire » au sein d’un royaume, dans laquelle le pouvoir s’est progressivement déplacé du roi vers le parlement, puis vers les partis politiques et, désormais, « repose essentiellement entre les mains du leader du parti majoritaire aux communes, celui auquel on confie la fonction de Premier ministre »3 : le « monarque élu »4 du royaume.
Il y a ensuite la révolution américaine contre le colonisateur britannique, avec la guerre d’indépendance (1775-1783), la Déclaration d’indépendance (1776), la Constitution (1787) et la Déclaration des droits (1789, ratifiée en 1791) : libertés de presse, de parole, de religion, de réunion ; droits de propriété et de porter des armes… À cause de l’esclavagisme et des génocides et ethnocides des amérindiens (remerciés néanmoins par Thanksgiving), qui sont aux racines de la constitution du pays, les droits portent davantage sur la liberté que sur l’égalité, ce qui est marqué par l’appellation actuelle revendiquée de démocratie libérale. Le mot « démocratie » n’est jamais utilisé par les Pères fondateurs, qui excluent du vote les femmes, les autochtones, les pauvres, les esclaves et les jeunes, afin que tous « les riches, les bien-nés et les capables » puisse prendre leur place dans les assemblées nationales mais surtout pas le peuple, « le pire envisageable [… puisqu’] il ne peut ni agir, ni juger, ni penser, ni vouloir »5. À suivre le quatrième président des États-Unis James Madison Jr. (1751-1836), considéré comme le Père de la Constitution, il s’agit bien dès l’origine de mettre en place la ploutocratie6 que l’on y connaît aujourd’hui : le sénat doit permettre « de protéger la minorité des riches contre la majorité (to protect the minority of the opulent against the majority) »7. Si le régime représentatif sera plus tard qualifié de démocratie, c’est seulement parce que les candidats aux élections, par pur populisme électoraliste, se dénomment alors sciemment « démocrates » pour gagner le vote des pauvres. Et c’est avec la fondation du Parti Démocrate qu’Andrew Jackson (1767-1845) accédera finalement à la présidence (1828)8. La Révolution française, inspirée, comme l’américaine, par les Lumières9, semble, au premier abord, apporter d’autres éléments à la notion de démocratie, tout particulièrement la référence à des principes universels et une forte séparation des pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire, chacun limitant les autres. Pour autant, comme aux États-Unis, la démocratie en tant que telle est à proscrire. En effet, des Spinoza, Montesquieu et autres Rousseau opposaient à juste titre démocratie et élections, ces dernières relevant tout bonnement de l’aristocratie – fût-elle élue au lieu d’être héréditaire. Or c’est un gouvernement « représentatif » élu qui va être mis en place. Ainsi que le corédacteur de la Constitution française, l’abbé Emmanuel-Joseph Sieyès (1748-1836) l’affirmait sans ambages :
La France ne doit pas être une démocratie, mais un régime représentatif. […] la très grande pluralité de nos concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir, pour vouloir s’occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ; ils doivent donc se borner à se nommer des représentants […] ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants.10
Ainsi, la possibilité de concourir personnellement à la formation des lois est rapidement supprimée de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :
La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation » (art. 6, nous soulignons).
On ne retrouvera jamais ce « personnellement » dans les Déclarations ultérieures. Avec le rejet du suffrage universel au profit d’un suffrage censitaire réservé aux citoyens riches, le régime politique des républiques françaises s’annonce également directement – et constitutionnellement – aristocratique et ploutocratique. Comme aux États-Unis, on voudra un « pays gouverné par les propriétaires »11. Naturellement, le milieu du XIXe siècle français verra également le mot « démocratie » être malicieusement associé à celui de « république », afin d’amadouer les pauvres, et sans que la supercherie ne soit aujourd’hui encore repérée par tous.
De la supercherie à l’illusion.
Dénommer « démocratie » des régimes fondés sur l’élection est la grande supercherie de la deuxième moitié du XIXe siècle ; croire aujourd’hui que nos républiques sont des démocraties relève de l’illusion. Ainsi, les présidents proclament à l’envi : « Vive la République ! », aucun n’a jamais osé dire : « Vive la démocratie ! », vœu qui semble réservé à la Ligue des droits de l’homme12. On comprend bien pourquoi.
Cette illusion démocratique, pourtant souvent dénoncée, consiste à croire que les décisions politiques, grâce aux élections, reflètent ainsi la volonté générale alors que c’est rarement le cas (montant des impôts, suppression de la peine de mort, non prise en compte des votes blancs ou nuls, mariage pour tous, etc.). Or, c’est bien cette volonté générale qui fait la souveraineté du peuple, sauf que cette volonté générale n’est pas représentable (législatif), mais seulement déléguable (exécutif), selon Rousseau.
Imaginant que la « démocratie » consiste, d’une part, dans des décisions en accord avec les plus nombreux et, d’autre part, dans un pouvoir légitime suivant des élections, les régimes occidentaux sont loin d’en être.
On mentionnera le traité de Maastricht, refusé en France par référendum, mais néanmoins accepté par un vote des deux chambres à Versailles (ce qui est bien sûr constitutionnellement légal). Ici, l’illusion démocratique consiste à croire que les représentants représentent.
Quant aux élections, il suffit de prendre en compte les citoyens non-inscrits sur les listes électorales (12%), les abstentionnistes (42%) et les votes blancs ou nuls (7%), pour découvrir que celui qui semble élu à 65%, ne l’est en fait que par moins du tiers des citoyens ayant le droit de vote. Élu à 51%, il ne le serait que par moins d’un quart. On conçoit bien l’indispensable légitimité, mais on réalise l’artifice et les limites du vote libre. C’est pourquoi le droit de vote des uns est devenu un devoir chez d’autres, mais sans que le problème de l’élection en tant que telle soit résolu. Ici, l’illusion démocratique consiste à croire en la légitimité du pouvoir ou, a minima, en sa légitimation par l’élection de quelques-uns par quelques-uns.
Enfin, s’il fallait prendre un exemple à propos du principe inaugural de la « démocratie » : une justice identique pour tous dans un État de droit (Hammurabi et Dracon, emblématiquement)13, le simple cas où la justice annonce elle-même un « jugement exemplaire » ou « pour l’exemple » dénie l’isonomie. Il serait certes moins élégant de changer la loi selon les circonstances du crime perpétré (pour peu que celle-ci puisse être rétroactive – mais on en connaît des précédents), mais la formule demeure incompatible avec la sacro-sainte isonomie proclamée par la même Justice.
La démocratie athénienne n’en était pas une, de par l’exclusion d’une grande partie de la population suivant son découpage par classe (Solon) : les Eupatrides (les plus riches propriétaires fonciers), les gémoroi (les autres propriétaires fonciers, les cultivateurs), la classe populaire (le reste de la population) et les esclaves (qui ne sont que des biens). En revanche, elle a montré que ce qui comptait n’était pas la fausse bonne idée d’une supposée représentation du « peuple » par des délégués, mais le mode de recrutement lui-même. Grâce au tirage au sort, en effet, chaque citoyen est tour à tour gouverné et gouvernant, il « commande et obéit tour à tour » (Aristote). Voilà l’égalité politique ! Et la cohésion sociale, dans la Serenìsima Repùblica Veneta à la Renaissance, en procédait14.
Le suffrage par le sort est démocratique, l’élection est aristocratique15. Ce n’est pas bien nouveau et c’est ce que comprendront bien, chacun à sa manière, des Guicciardini (1483-1540), Harrington (1611-1677) ou Montesquieu (1689-1755), en faveur de la représentation16, comme d’un Rousseau, mais en faveur d’une « démocratie » directe.
On pourrait certes voir un progrès dans le fait qu’une part toujours plus importante de la population bénéficie de droits civiques et du droit de vote, mais c’est là la supercherie – et l’illusion démocratique –, le pouvoir reste de facto confisqué par une classe grâce au maintien de la « représentation ». On est dans la pure démagogie consistant à croire et/ou à faire croire au peuple qu’il a un quelconque pouvoir (autre que de descendre dans la rue, faire grève, ou bloquer des ronds-points avec des gilets jaunes). On est loin de la Constitution montagnarde de 1793, qui ne fut jamais appliquée, mais qui proposait que « le peuple souverain [soit] l’universalité des citoyens français » (art. 7), ajoutant au suffrage universel direct, l’adoption des lois les plus importantes par référendum. C’est-à-dire qu’elle faisait des citoyens les législateurs !
In fine, avec sa confiscation du pouvoir (législatif), la « démocratie » que nous connaissons « n’est plus un moyen de contrôler le pouvoir [exécutif] mais d’encadrer les masses »17. Pour ce faire, la toute nécessaire classe de l’« élite » doit manipuler l’opinion publique et « fabriquer l’assentiment » (manufacture of consent) de cette masse18. « L’opinion publique n’existe pas », disait Pierre Bourdieu (1930-2002), c’est que les sondeurs, relayés par la presse, « font l’opinion » en prétendant la mesurer19. C’est ainsi qu’advient une « postdémocratie »20, un système dit « consensuel » où le régime de droit finit par se confondre avec un régime d’opinion. L’absurdité d’une telle dérive s’illustre lorsque les citoyens sont sondés sur des questions où ils n’ont aucune compétence, par exemple : « Croyez-vous que la chloroquine est un traitement efficace contre la covid-19 ? »21. Ne faudrait-il pas leur demander également s’ils pensent que le système de guidage du missile récemment développé pour l’armée française est fiable ou s’ils croient qu’il y a une erreur de calcul dans le dernier rapport de la Cour des comptes ? Le taux de réponse important à ce type de sondages ineptes laisse penser que les sondés sont nombreux à croire participer à une démocratie.
De l’impossibilité démocratique
Une fois l’illusion démocratique dissipée, il reste à convenir de l’impossibilité démocratique, ce qu’illustrent les échecs des tentatives « alterdémocratiques », qu’il s’agisse de la révolte des zapatistes (EZLN22) au Chiapas mexicain (1994), les manifestations de Seattle contre la rencontre de l’Organisation mondiale du commerce (1999), du premier Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre (2001), voire les « Nuits debout » françaises (2016) ou les actuelles Marches pour le climat (2019) planétaires.
Du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ?
Une première impossibilité-clef tient dans le refus du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », pourtant bien haut affirmé23, mais qui se doit d’exclure ce droit aux peuples corse, basque, catalan, kabyle, acadien, québécois, hawaïen, groenlandais, ouïghours, papouasien, baloutche, tamoul, sikh, Féroïen, andalou, sicilien, vénitien, tibétain, gallois ou écossais, pour n’en citer que quelques-uns. C’est-à-dire que, sauf rare référendum autorisé, une fois qu’un État est en place, il n’est amendable que par coup d’État. À la violente inébranlabilité de quelques-uns ou d’une majorité, représentant alors l’État et non le peuple, ne peut donc répondre qu’une violence active. On comprend, certes, l’importance de règles stables, mais si elles sont à jamais inchangeables, où est la démocratie ? Vu autrement, cela signifie que, une fois historiquement constituée, une nation est condamnée à gérer au mieux ses régimes politiques sur le périmètre établi. L’impossibilité démocratique de fait en relève tout autant.
De l’emprise économique
Une seconde impossibilité capitale semble être liée à l’étroite association du politique et de l’économique24 dans leur mainmise conjointe sur la société, qu’il s’agisse d’un capitalisme chinois, d’un libéralisme anglo-saxon ou autres. Or l’économie est rarement vue comme pouvant être démocratique, ne reposant que sur des différentiels entretenus : prêteurs-emprunteurs, écarts de coût de main d’œuvre (et dumping social), chef d’entreprise-employés, asservissement du Sud à l’Ouest, actionnaires-travailleurs… Ceci bien illustré par la liberté de circulation des biens et des capitaux mais pas des personnes, voire, à l’opposé, par les échecs mortifères des sociétés communistes. Cette conjonction des autorités du politique et de l’économique est inséparable des sociétés productivistes et consuméristes à l’occidental et à leur contexte globalisé et uniformisateur. D’autres stratégies sont possibles. De ce point de vue, un Pierre Clastres (1934-1977) a montré comment, dans certaines cultures, l’économie de subsistance (les productions de surplus ou pour autrui sont exclues) est associée à l’égalité politique. Ainsi, alors que, contrairement aux idées reçues, maîtrise de la nature et innovation sont loin d’être absentes de ces économies de subsistance, les chefs sont forts de générosité, d’art oratoire et de capacité à régler les conflits dans la paix ; leur autorité est symbolique, ils ne donnent pas d’ordre25 ! Plus précisément, on peut en déduire qu’il y a un ordre dans cette conjonction du politique et de l’économique.
la relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes.26
En tout état de cause, c’est bien pourquoi les régimes politiques en place ne s’appellent jamais des démocraties, mais des républiques, des monarchies ou des dictatures militaires. Les républiques, principalement, disposent d’un régime parlementaire (Allemagne, Italie, Inde…), d’un régime présidentiel (États-Unis, pays d’Amérique du Sud…), d’un régime semi-présidentiel (France, Pologne, Algérie…) ou d’un régime à parti unique (Chine) ; quant aux monarchies, elles sont constitutionnelles (le monarque exerce le pouvoir et le parlement, s’il existe, dispose de faibles pouvoirs : Maroc, par exemple), constitutionnelles à régime parlementaire (le monarque n’exerce pas le pouvoir : Royaume-Uni, Espagne, Canada, Japon…) ou absolues (Arabie Saoudite).
Si « démocratie » est utilisé à la désignation du pays, comme les démocraties populaires de l’URSS, on obtient plutôt des régimes totalitaires, et ajouter populaire à démocratique n’est pas un gage de démocratie, telle la République populaire démocratique de Corée ! Il reste que la République Démocratique du Congo (RDC) est probablement davantage démocratique que ne l’a été la République Démocratique d’Allemagne (RDA). De ce point de vue, les États-Unis ont conservé dans les dénominations de leurs deux partis principaux l’opposition historique entre république et démocratie : le parti des Républicains et celui des Démocrates, quoiqu’en conservant à ce dernier l’image de duplicité de son origine.In fine, si la démocratie n’existe nulle part, c’est bien qu’elle est impossible.
La diacratie, ce que « démocratie » voulait dire
On se souvient du tableau dressé par Aristote27. Dans celui-ci, trois cas seulement sont distingués :
- un seul a le pouvoir : c’est la monarchie (la royauté dit Aristote) et sa déviation, si ce n’est plus le bien commun ou l’intérêt général qui est visé, est la tyrannie ;
- plusieurs l’ont : c’est l’aristocratie et sa dérive est l’oligarchie (« prédominance des riches ») ;
- la majorité a le pouvoir : c’est la république (politeia ou régime constitutionnel) et sa déviation est la démagogie (« prédominance des pauvres à l’exclusion des riches »).
Nota : democratia avait en grec à la fois le sens positif actuel de « démocratie » et le sens péjoratif rendu ici par « démagogie » (B. Saint-Hilaire), ce qui a pu donner lieu à des contresens. Ce n’est pas le cas de Polybe (L. VI), chez qui, de façon moins percutante, les « royauté, aristocratie, démocratie » ont pour corruptions les « monarchie, oligarchie et ochlocratie [tyrannie de la foule, de la masse dirait-on aujourd’hui] ». Aristote utilise également parfois « ochlocratie », au sens d’une démocratie déviée en tyrannie des pauvres (les plus nombreux).
Après 2500 ans d’expériences variées, ce tableau mérite d’être complété à plusieurs titres et de plusieurs façons. On peut le faire en partant du nombre d’individus dans les mains desquels se trouve le pouvoir, ainsi qu’avec les deux sens actuels d’anarchie : personne ne l’a, c’est une ucarchie28 et probablement le chaos, ou bien tout le monde l’a, c’est alors une « panarchie »29 et, peut-on penser, une possible démocratie. Il faut ainsi considérer cinq cas30.
Personne n’a le pouvoir : c’est l’anarchie (« a » privatif) ou, pour éviter le double sens d’« anarchie », l’« ucarchie », la conséquence serait le désordre, la confusion. « Serait », car une ucarchie est impossible, sociologiquement et métaphysiquement.
- Sociologiquement, à la mesure d’un natif homo politicus, qu’il s’agisse de sociétés traditionnelles à l’autorité diffuse (telle que les a montrées un Pierre Clastres31 par exemple) ou de sociétés constituées d’une population plus importante avec des autorités plus marquées, fussent les prémices de l’État de droit (dès avant Hammurabi, bien avant Solon), prolongement élargi des principes familiaux ou parentaux et on peut sans doute, avec Aristote, penser que l’homo conjugalis et familias précède l’homo societatis32 – et on comprend pourquoi Aristote n’a pas précisé ce cas.
- Métaphysiquement, dans la mesure où l’autorité est l’une des suites de la volonté humaine.
Un seul : la monarchie, voire un « despotisme éclairée » à la Machiavel.
Plusieurs : l’aristocratie, c’est-à-dire étymologiquement les meilleurs, ce qui reste une excellente idée ! En provient la notion postrévolutionnaire d’« aristocratie naturelle », que l’on va homologuer en « aristocratie élue », via une « aristocratie des lumières »33. De là, également, les « élites » auto-proclamées actuelles et la problématique « reproduction des élites » (Bourdieu). Après la dérive oligarchique des premiers temps de type ploutocratique (élection au suffrage censitaire par les plus riches), nous avons désormais l’invention d’une méritocratie (les « bonnes études » remplaceraient l’argent), dans l’illusion d’une « égalité des chances » (Rawls). In fine, nos aristocraties élues gardent l’image, usurpée ou non, et pour partie certainement méritée, d’une « mafia », d’une kleptocratie, ce que la lecture des rapports de la Cour des comptes est loin d’infirmer. Dès lors, on ne peut que rappeler que lorsqu’une minorité impose ses décisions à tous, c’est un totalitarisme. Certes, si les décisions visent le bien commun, le terme paraîtra outré, mais il faudra alors réécrire les dictionnaires.
Les plus nombreux : il est devenu difficile de dénommer démocratie le seul habillage électoral permettant de légitimer l’oligarchie des élus. Ils n’ont de représentation que la version théâtrale du mot, à l’œuvre principalement dans les phases préélectorales, voire dans le contexte d’une réforme des retraites ou de crise de la Covid-19. Les lois qui ne reflètent pas la volonté générale en témoignent. De plus, une telle pseudo-démocratie est singulièrement et largement dénoncée comme « tyrannie de la majorité », de Benjamin Constant (Principes de politique, 1806) à Friedrich Hayek (La Constitution de la liberté, 1960), en passant par Tocqueville34, Herbert Spencer35, John Stuart Mill36 ou Isaiah Berlin (Éloge de la liberté, 1958). Certes, cette tyrannie est, au mieux, limitée par une constitution, mais qui l’a écrite, qui la révise, qui l’interprète ?
Tous : C’est là que serait donc la démocratie. Sous son deuxième sens, l’anarchie s’appellerait plus justement « panarchie »37 (ou « omnicratie »). Certes, un tel régime reste à ordonner et à orchestrer mais, théoriquement, c’est bien le seul qui serait véritablement démocratique.
Plus précisément, il ne s’agit pas que tous aient le pouvoir en même temps, mais il s’agit de partager le pouvoir entre tous, de la façon la plus pertinente ; à tour de rôle, par exemple ; de ce point de vue, il faut parler d’une diacratie38.
On le voit, il vaudrait mieux abandonner le vocable « démocratie », désormais bien trop polysémique et avec des réalisations bien éloignées (voire contraires) de ce que ceux qui la pensent plus sérieusement ont à l’esprit.
Quels seraient donc les éléments généraux qui caractériseraient une « panarchie diacratique » (pour autant qu’on n’y verra pas de pléonasme) ?
1. Société humaine, une « démocratie » est « à la fois une forme de socialisation […] et une forme d’institution politique du social » (Miguel Abensour)39. Une telle société est par nature « antiautoritaire » (Pierre Leroux) et ainsi un perpétuel « mouvement contre l’État » (Clastres, Abensour40), notamment si l’État dérive en appareil de domination (Marx) : ploutocratie, kleptocratie. Ainsi, contre Hobbes, elle n’abandonne pas sa souveraineté collective, mais avec Locke (après Aristote et lointainement Hannurabi) reconnaît, pour base minimale et loin du compte (Abensour), un État de droit. Si la souveraineté n’est pas abandonnée, c’est que la volonté générale n’est pas représentable (par un corps législatif), elle n’est que déléguable à un exécutif (Rousseau). Soutenu par Kant et bien d’autres (Harrington, Guicciardini ou Montesquieu), le régime représentatif, seul, n’est pas démocratique, ce que les constitutionnalistes américains ou français (Madison Jr, Sieyès) ont bien vu, qui l’ont sciemment et explicitement promu. Ce régime, qui a une utilité précise et partielle (Rousseau), doit être amélioré (Leroux), et complété par des tirages au sort adéquats (Platon, Aristote et bien d’autres aujourd’hui41).
2. La séparation des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires (Montesquieu), chacun limitant les autres est capitale, mais si ces trois pouvoirs sont inféodés ou contrôlés par des pouvoirs supérieurs et moins limités (l’économique ou les médias), cette seule séparation est insuffisante. Elle gâche cette ébauche de diacratie. Par exemple, l’idée de « débat public » d’un Jürgen Habernas disparaît derrière le pouvoir des médias, lesquels sont passé d’« instrument de la liberté » (Tocqueville) à « chiens de garde » (Serge Halimi), au service d’une « fabrication de l’assentiment » (Walter Lippmann).
3. Marquée par les divisions, les opinions divergentes, les intérêts contraires, une démocratie est intrinsèquement inachevée (Lefort, Delecroix), inventive et ainsi « sauvage » (Claude Lefort). Dès lors, il lui faut développer une « institutionnalisation du conflit » (Lefort) – mais pas trop ! Il ne faudrait pas faire disparaître les conflits dans des procédures qui les annihileraient. La liberté est intrinsèque (Bakounine) à la société d’Associés ou d’Amis (Leroux), voire de frères (Platon) ; « dans un régime politique libre, la liberté est à elle-même sa propre fin » (Abensour). Il faut donc cesser d’avoir la « crainte des masses » (Etienne Balibar) et de chercher à les encadrer (Jacques Ellul).
4. In fine, la démocratie « sauvage », c’est renoncer à la démocratie. À commencer par ce mot, dont le sens étymologique ne correspond à rien de pertinent (le pouvoir aux plus nombreux, au sens d’Aristote), à suivre par ce qui en a été fait dès les révolutions américaines, anglaise ou françaises (confiscation du pouvoir) et, enfin, par la démagogie qui lui est définitivement associée. La panarchie est sauvage, elle se lance dans le vide, accepte l’inconnu, l’imprévisible, l’indéterminé et renonce à rechercher l’harmonie ou l’unité à tout prix, mais simplement avance selon le principe diacratique : le pouvoir n’est celui de personne (Lefort), il se partage, dans le temps et dans l’espace, l’homme est fait pour commander et obéir tour à tour (Aristote).
Notes
- Des codes de lois ont bien été rédigés antérieurement, tel celui d’Ur-Nammu (v. 2000 av. J.-C.). Toutefois, quand bien même ce code visait déjà à protéger les faibles (pauvres, veuves, orphelins) contre les puissants et à punir crimes et délits, il ne comptait que 37 articles, que Hammurabi aura donc copieusement complétés.[↩]
- En France le corps électoral fait 77% de la population en 2018 (51,8 sur 66,9 millions d’habitants), mais 12% de ce corps est constitué des non-inscrits sur les listes électorales. Source : INSEE.[↩]
- André Émond, « Le parlement de Westminster : une brève histoire de la démocratie anglaise », Revue de droit parlementaire et politique / Journal of Parliamentary and Political Law, n° 9, Toronto : Carswell, 2015, pp. 255-256.[↩]
- Cf. F. W. G. Benemy, The Elected Monarch : The Development of the Power of the Prime Minister, London: Harrap, 1965.[↩]
- C’est le deuxième président des États-Unis, John Adams (1735-1826), qui s’exprime et précise : s’il est normal d’être démocrate à 20 ans, à 40 ans, ce n’est pas sérieux.[↩]
- Système politique dans lequel la puissance financière et économique est prépondérante (CNRTL). De ploutos : (Dieu de) la richesse, la ploutocratie, c’est l’argent au pouvoir, c’est-à-dire dans les mains de ceux qui en ont.[↩]
- Cité in Robert Yates, Notes of the Secret Debates of the Federal Convention of 1787, Taken by the Late Hon Robert Yates, Chief Justice of the State of New York, and One of the Delegates from That State to the Said Convention, printed for G. Templeman, Washington, 1886 (en ligne). Il s’agissait de protéger les propriétaires terriens contre d’éventuelles réformes agraires en les laissant prendre part au gouvernement.[↩]
- Francis Dupuis-Déri, « The political power of words : The birth of pro-democratic discourse in the 19th century in the United States and France », Political Studies, vol. 52, mars 2004, pp. 118-134.[↩]
- Tout spécialement, la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (1789) s’inspire des doctrines philosophiques du XVIIIe siècle, Montesquieu (1689-1755), Diderot (1713-1784), Voltaire (1694-1778), Rousseau (1712-1778)…[↩]
- François Furet, Ran Halévi (dir.), Les Orateurs de la Révolution française, t. I , Paris : Gallimard, 1989, pp. 1025-1027.[↩]
- François Furet, Denis Richet, La Révolution française, Paris : Fayard, 1973, p. 259. Boissy d’Anglas sera le défenseur emblématique de cette idéologie.[↩]
- Résolution adoptée le 5 juin 2017 par 278 voix pour, 23 contre et 27 abstentions. Cf. https://www.ldh-france.org/wp-content/uploads/2017/06/ RESO-VIVE-LA-DEMOCRATIE-DEF-6-juin.pdf.[↩]
- Cela dit, la démocratie est « très vite, trop vite identifiée à l’État de droit » ; Miguel Abensour, « Utopie et démocratie », Raison présente n° 121, 1er trim. 1997, p. 29. En effet, si l’État de droit est une condition nécessaire de la démocratie, on ne saurait y voir, et de loin, une condition suffisante.[↩]
- Cf. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris : Calmann-Lévy, 1995.[↩]
- On l’avait compris depuis déjà quelques temps : Aristote, Les politiques, IV, 9, 1294-b.[↩]
- C’est-à-dire, au regard du résultat actuel, de la constitution d’une « élite politique institutionnalisée », Moses Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Paris : Payot, 2003, p. 75.[↩]
- Jacques Ellul, L’Illusion politique (1965), Paris : La Table Ronde, 2004, pp. 218-219.[↩]
- Cf. Walter Lippmann, Public Opinion (1922).[↩]
- Cf. Patrick Champagne, Faire l’opinion, le nouveau jeu politique, Paris : Les Éditions de Minuit, 1990.[↩]
- [Cf. Jacques Rancière, La Mésentente : Politique et philosophie, Paris : Galilée, 1995.[↩]
- Cf. Christine Mateus, « Covid-19 : 59% des Français croient à l’efficacité de la chloroquine », Le Parisien, 5/4/2020.[↩]
- Ejército Zapatista de Liberación Nacional, Armée zapatiste de libération nationale.[↩]
- Charte des Nations unies, art. 1 & 2, conforté par la Cour internationale de justice.[↩]
- C’est ce qu’on bien vu Miguel Abensour et André Gorz.[↩]
- Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris : éd. de Minuit, 1974, pp. 27, 133-136 & 164. Spécialement chez les Amérindiens.[↩]
- Ibidem[↩]
- Les Politiques, livre III, ch. 5, § 1-5 (trad. Barthélemy Saint-Hilaire), 1279a & b. Tirée par tous d’Hérodote, on trouve la même division des gouvernements chez Platon (République, L. I), mais c’est Aristote qui aura systématisé la réflexion autour de cette classification courante à l’époque. On en retrouvera la méthode chez Spinoza (Traité Théologico-Politique, 1670), Montesquieu (De l’Esprit des Lois, 1748), même s’il ne considère que le « un » et le « plusieurs », Machiavel (Discours sur les Décades de Tite-Live, 1517-1519, L. I, ch. II), Rousseau (Du contrat social, 1762, L. III, ch. III et X), Hobbes (De Cive, Imperium , ch. VII, § 3)…[↩]
- « Ucratie », sur le modèle d’« utopie » est déjà utilisé par le mouvement Ukratos (actuellement soutenu par l’association « humaniste rationnelle »). Devant une voyelle, le « ou » grec (de oûdén = non un, c’est-à-dire personne) devient « oukh » ; on simplifiera ukharchie en ucarchie.[↩]
- Il ne s’agit pas ici de cette panarchie apolitique, a-territoriale et plutôt anarchique de Paul-Émile De Puydt (1810-1888).[↩]
- Sur la base d’une même réflexion, voir Francis Dupuis-Déri, « L’anarchie en philosophie politique. Réflexions anarchistes sur la typologie traditionnelle des régimes politiques », Les Ateliers de l’éthique, vol. 2, n. 1, printemps 2007 ; « Monarchie, aristocratie, démocratie et anarchie : Réflexions sur les différents régimes politiques (par Francis Dupuis-Déri) », partage-le.fr, 2014.[↩]
- Cf. Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris : éd. de Minuit, 1974.[↩]
- « L’homme est un être enclin à former un couple, plus même qu’à former une société politique, dans la mesure où la famille est quelque chose d’antérieur à la cité et de plus nécessaire qu’elle », Ethique à Nicomaque, VIII, 14, 1162 a 15-20 (trad. J. Tricot, Vrin, 1990).[↩]
- Auguste Comte, Cours de philosophie positive, t. 4, p. 59 (CNRTL).[↩]
- Le « despotisme de la majorité », Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835), t. 1, Paris : Flammarion, 1981, p. 230.[↩]
- « La domination du petit nombre par le grand nombre est tyrannie aussi » (cf. Le Droit d’ignorer l’État, 1850).[↩]
- De la liberté (1859), Paris : Gallimard, 1990, pp. 65-66.[↩]
- Il ne s’agit pas ici de cette panarchie apolitique, a-territoriale et plutôt anarchique de Paul-Émile De Puydt (1810-1888).[↩]
- Partager se dit metekhein ou metalambanein, mais c’est le préfixe « dia » qui indique le mieux la distribution.[↩]
- Miguel Abensour, op. cit., p. 35.[↩]
- Cf. son ouvrage : La Démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien, Paris : éd. du Félin, 2012[↩]
- Par exemple : Manuel Cervera Marzal et Yohan Dubigeon, « Démocratie radicale et tirage au sort, au-delà du libéralisme », Presses de Science Po, « Raisons politiques », 2013, n° 50 ; Olivier Dowlen y ajoute la « présélection » (The Political Potential of Sortition: A Study of the Random Selection of Citizens for Public Office, Exeter: Imprint Academic, 2008). Il faut sans doute imaginer des candidatures soumises à des spécialistes reconnus, eux-mêmes tirés au sort… Ce qui conforte l’idée que le tirage au sort ne saurait exister sans les autres modes de sélections : cooptation notamment. L’avantage, de nos jours, est que l’on n’a pas à créer une société en partant tabula rasa.[↩]