Introduction

Le ‘‘culte’’ que la France semble particulièrement vouer à la Laïcité, et, surtout, la façon dont certains de ses ‘‘dogmes’’ sont formulés nous semblent correspondre à au moins deux ordres d’impensés : ceux qui relèvent d’une anthropologie moderniste et reposent sur l’illusion d’un rationnel absolu, et ceux qui ressortissent à cette vision sociétale binaire ou bipolaire, réduite à l’apparente exclusion réciproque du public et du privé.

Pour dire un mot de cette situation française, il nous semble que le pays de Descartes, singulièrement, présente la double particularité de pratiquer et le culte de la Raison (avec la majuscule de sa personnification depuis que la Convention en décréta le culte en 1793) et le culte de la Laïcité (avec la majuscule d’une exception culturelle revendiquée, puisqu’aucun autre pays n’aurait l’idée d’en faire une valeur nationale – hormis sans doute la Turquie moderne1. En effet, si de nombreux pays partagent la valeur de rationalité (l’Allemagne kantienne, notamment) et si quelques-uns ont pu bannir – un temps seulement – la religion (URSS, Chine, Albanie), il n’en est pas d’autre que la France, à notre connaissance, qui ressente le besoin de surenchérir au culte de la Rationalité par celui de la Laïcité2.

Ce contexte particulier n’aurait pas d’importance – autre que celle de curiosité culturelle – si cet article n’était écrit en français et ne s’adressait prioritairement à des Français (dont je suis). Cela signifie qu’il devra prendre en compte ces a priori culturels, pour qu’une anthropologie et une ‘‘sociologie’’ traditionnelles3 puissent être audibles et pour retrouver, en particulier, cette distinction fondamentale entre raison et intelligence, subrepticement gommée par la simplification moderniste.

Car, bien sûr, nulle intention ici de vouloir renoncer à la raison. Mais l’histoire occidentale montre que, de Platon à Derrida, en passant par Aristote et Kant, cette raison sera passée par quatre régimes bien différents4. Invoquer la raison demande donc de préciser auquel de ses régimes on se réfère et, davantage encore, réclame qu’on prenne conscience qu’il y a lieu de se référer à l’un de ces régimes, faute de ne plus savoir de quelle ‘‘raison’’ on parle. Qu’on se rassure, s’il y a une raison humaine, elle est une et universelle mais, selon le régime par lequel on voudra la définir, les conséquences prendront des directions divergentes, à l’image des dialogues de sourd contemporains entre ‘‘croyants’’ et ‘‘non-croyants’’, notamment.

L’invention française de la Laïcité

D’aucuns se réjouissant du droit d’accès à la propriété de son logement, de l’accès aux études pour les femmes, ou de l’« abolition » du droit de cuissage de l’Ancien Régime5, il ne saurait être question d’occulter les contributions au « mieux vivre ensemble »6 auxquelles la Laïcité semble légitimement associée. Et il est vrai que cette « laïcité française » est inséparable de l’histoire de France (particulièrement à compter de la Révolution française), comme de l’histoire générale de la pensée7. Pour autant, de nombreux pays ayant développé d’autres solutions – spécifiquement non laïcistes –, il est indéniable que la laïcité, faute d’être une « exception française » puisqu’elle se sera plus ou moins bien acclimatée dans certains autres pays, est bien une « invention française »8.

Laïcité : libéralisation puis privatisation des cultes

De façon schématique, la laïcité est, en premier lieu, une progressive libéralisation des cultes. Alors que sous l’Ancien Régime, seul le culte catholique était admis à l’exercice public9, le Concordat autorisera, complémentairement à celui du culte catholique, l’exercice public des cultes luthérien, réformé puis judaïque (1802), cependant qu’il reste pour les autres un « délit d’exercice non autorisé de culte non reconnu ». Ce ne sera qu’avec la loi du 9 décembre 1905 (J.O. du 11) que tous les cultes deviendront libres d’exercice public.

En second lieu, il y a lieu, avec la loi de 1905, de parler d’une privatisation des cultes. En effet, loin des discours rhétoriques sur une laïcité résultant d’une originale séparation de l’Église et de l’État10, il est notable que le texte de loi ne contient les mots ni de « laïcité », ni de « séparation », ni d’« Église », ni même d’« État » ! C’est que, alors que certains cultes étaient des services publics disposant d’une administration et d’un budget, la loi de 1905, de facto, les privatisent11.

Laïcité ou « religion civile » : une révolution ambivalente

Si cette loi récente de privatisation des cultes n’est donc pas tant celle d’une séparation de l’Église et de l’État ou celle de la liberté de conscience, c’est que la Révolution française avait déjà cassé la hiérarchie sociale et supprimé la religion d’état12. Dès l’origine (1789) sont en effet posées l’égalité des droits de tous les êtres humains (art. 1)13 et la liberté de pensée, y compris religieuse (art. 10), ce dernier article permettant déjà d’aller bien au-delà de la notion négative d’interdiction de persécution et même de la notion semi-positive de tolérance14.

L’ambivalence révolutionnaire réside dans la combinaison de lois ‘‘laïcisantes’’ avec la « perspective d’une religion civile, source de la morale et garante du lien social ». D’abord confiée à l’‘‘organisation’’ catholique (constitution civile du clergé en 1790)15, la Révolution, en certains endroits, crée ensuite sa propre religion civile (« cultes révolutionnaires » de 1793 : cultes de la déesse Raison, de la déesse Liberté…), jusqu’à ce que Robespierre tente de les unifier en culte de l’Être suprême, sur base du dogme de l’immortalité de l’âme16, accompagné « d’une répression politico-religieuse qui exclut le développement du pluralisme religieux » ! Dans le même temps, des mesures nettement laïcisantes sont prises, telles – tout au contraire – la disparition des délits d’ordre religieux et reconnaissance explicite du libre exercice des cultes (1791), tel le transfert des registres d’état civil des prêtres aux employés municipaux ou l’instauration du mariage civil et de la possibilité du divorce (1792), voire une « séparation des Églises et de l’État » (1795), même si l’application de cette loi resta partielle17.

Laïcité et religion d’État : un XIXe siècle très conflictuel

Si les violences physiques révolutionnaires y sont révolues, le XIXe siècle aura été celui de conflits idéologiques et politiques non moins violents (spécifiquement entre « libres penseurs » anticléricaux et catholiques militants). Le siècle débute par la suppression de la loi de séparation des Églises et de l’État de 1795 avec le concordat signé avec Rome (1801) puis le système de cultes reconnus (1802), déjà signalé. Il s’agit, dans une tentative de conciliation, d’obtenir du catholicisme – de facto, puisqu’il est majoritaire – qu’il assure une « socialisation morale capable d’imprégner même ceux qui sont ‘‘indifférents en matière de religion’’ »18. Le rôle de religion civile lui est donc de fait dévolu, à tel point qu’il deviendra « religion de l’État » sous la Restauration (1815-1830).

De la même façon qu’à l’ère révolutionnaire, et du fait de la succession de régimes politiques disparates, s’alternent, au XIXe siècle, lois ‘‘anti-’’ et ‘‘pro-religieuses’’. L’enseignement y est particulièrement l’enjeu des empoignades : si Napoléon en fait un monopole de l’État (1806-1808) – qui intègre cependant à ce service public les Frères des écoles chrétiennes !19 –, les catholiques finissent par obtenir la liberté de l’enseignement20 : le primaire en 1833, le secondaire en 1850 et le supérieur en 1875. Mais, peu après, la loi du 28 mars 1882 rendra l’enseignement primaire obligatoire et laïc21 jusqu’à ce que la loi d’ensemble du 30 octobre 1886 laïcise le personnel enseignant mais maintienne la liberté de l’enseignement ! Le divorce, presque similairement, qui avait été légalisé en 1792, est interdit à compter de 1816 (Restauration) mais de nouveau autorisé en 1884 (IIIème République).

Laïcité française actuelle : lois, philosophies, mentalité

« Plus aisée à décrire qu’à définir », citions-nous22, la laïcité semble requérir qu’au moins les trois aspects suivants soient décrits : les lois et jurisprudence laïques, les philosophies de la laïcité, et la mentalité laïque.

Du point de vue du droit, la loi de 1905 est bien résumée par ses deux premiers articles, où la notion de liberté semble souveraine : 1. liberté de conscience et liberté de culte, 2. liberté de droit privé (mettant donc fin au Concordat de 1802, qui dotait le culte d’un statut de droit public avec subventions publiques et contrôle de l’État). Pour autant, l’exercice des religions est en partie collectif et public ; c’est donc bien sûr également de liberté publique qu’il s’agit (pour peu que le respect de l’ordre public soit garanti et l’intégrité des personnes préservées)23. Ainsi, la loi « fournit un cadre juridique au ‘‘vivre ensemble’’ public (espace et débats) » résume Jean-Arnold de Clermont24.

Du point de vue des philosophies de la laïcité, Jean-Louis Biot25 nous propose les trois axes autour desquels elles se déploieront, les notions de collectivité et d’égalité nous semblant cette fois primer. La laïcité, dit-il, signifie 1° liberté de conscience, 2° égalité des droits (femme/homme, ethnies, etc.) et 3° primauté de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel [ou communautaire]. Spécifiquement républicaine, la notion de laïcité est indissociable de celle de citoyenneté : un « citoyen en tant que tel (sans référence à aucune autre appartenance qu’à celle de la Nation puis à celle de la République), à égalité avec les autres » 26. Le primat associé à celui d’égalité qui nous apparaît être celui de l’intérêt général27 est souligné par Louis Weber28 : la laïcité permet de « libérer l’espace public des emprises illégitimes au regard de l’intérêt général ». « La laïcité ne concerne pas que les religions, ajoute-t-il, ainsi un projet du patronat visant à modifier la formation dans l’intérêt des seuls employeurs est une atteinte à la laïcité » !

Quant à la mentalité laïque, il nous semble qu’elle est tout entière contenue dans cette phrase entendue : « la foi ne peut dicter la loi, les citoyens sont souverains », laquelle, sans savoir ce que foi peut signifier, lui opposera vérité scientifique, liberté individuelle et respect des autres ! Nous reviendrons en quatrième section aux impensés auxquels ces affirmations correspondent.

Panorama international des ‘‘solutions’’ non laïcistes

C’est certainement en découvrant des situations de ‘‘bien vivre ensemble’’ distinctes de celles de la laïcité, que la définition de cette « invention française » pourra être complétée.

La première difficulté se rencontre ici dans l’impossibilité de traduire dans les langues non latines « laïque » comme « laïcité », l’anglais secular (opposé à lay) constituant une catégorie plus générale29. Ceci explique que, « sur les quelque cent soixante-dix États internationalement reconnus, seuls neuf États francophones d’Afrique et la Turquie (qui a démarqué le mot français) se soient proclamés ‘‘laïques’’ »30, cependant que de nombreux autres se pensent comme ‘‘séculiers’’. Ces États laïques ou séculiers semblent se situer ainsi entre États confessionnels et États athées, mais nous allons voir que la variété des situations requiert une classification plus complexe, d’autant plus qu’il y a lieu de considérer les pays selon la nature de leur culture religieuse (chrétienne ou autre) et selon leur référence, ou non, au marxisme.

Parmi les États ‘‘séculiers’’, la différence entre la France et les États-Unis est remarquable. Si la séparation française, entre religion et État, est d’ordre légal, elle est constitutionnelle aux États-Unis31, où sont nommément répertoriées deux mille « dénominations » religieuses. C’est que les colons européens cherchaient en Amérique la liberté religieuse, alors que ‘‘la’’ France voulait se dégager d’une « dominance de l’Église catholique »32.

À ce modèle double, on peut opposer les États confessionnels, qu’il faut immédiatement scinder en deux groupes selon qu’une religion est imposée à l’exclusion de toute autre, ou simplement reconnue. S’il n’y a plus d’État confessionnel chrétien, certains continuent de reconnaître l’autorité supérieure de l’Église orthodoxe (Grèce) ou de l’Église catholique (c’était le cas de l’Espagne, de l’Italie, de plusieurs pays latino-américains et de quelques cantons suisses ; c’est encore le cas de Monaco et du Liechtenstein, du Guatemala, du Costa Rica et de la Colombie)33. Distinctement encore, dans des pays nordiques (Suède, Norvège, Danemark, Islande) et en Angleterre, où l’Église dite établie, nationale ou populaire peut faire peser des contraintes sur la population, voire sur le souverain, celle-ci laisse cependant entière la souveraineté de l’État qui a autorité sur elle34.

Il faut ici ajouter « les États qui font référence non à une Église particulière, mais à l’autorité souveraine de Dieu. Ce fut le cas de la France déclarant les droits de l’homme ‘‘en présence et sous les auspices de l’Être suprême’’ (ainsi que l’a rappelé la Constitution de 1958). C’est toujours celui des Etats-Unis35, placés ‘‘under God’’ et dont la monnaie rappelle que ‘‘in God we trust’’, comme de la Suisse, où la discussion est vive pour savoir s’il faut maintenir l’invocation inaugurale de sa Constitution fondatrice (1291) : ‘‘Au nom de Dieu tout-puissant ’’ ! Celle de la Bavière va plus loin encore : ‘‘Considérant les ruines auxquelles a conduit un ordre politique et social privé de Dieu …’’ »36.

« À l’opposé se trouvent – ou se trouvaient – les États communistes professant le marxisme athée ». Cet athéisme d’État ne s’est jamais traduit en droit constitutionnel qu’avec précautions, l’État devant rester celui de tous les citoyens, bien que privilégiant le Parti officiellement athée. L’Albanie est sans doute le pays qui a poussé le plus loin cet athéisme, jusqu’à la négation de tout droit à l’existence pour les organisations religieuses (1976) »37.

Dans les pays de culture non chrétienne, la diversité des situations est identique : la Chine et le Vietnam restent dans la tradition marxiste, le Népal est un État hindou et le Bhoutan un État bouddhique38. Complémentairement, les Philippines suivent le modèle américain, la Corée du Sud interdit toute religion d’État, de même que le Japon depuis 1946. Le monde musulman présente à peu près tous les cas de figure, dont l’État islamique qui n’est qu’une des situations possibles 39. De la même manière, on parlera d’un État israélien, et non d’un État juif40.

Ce tour du monde montre ainsi que bien des États contemporains sont loin d’une conception laïque et bien d’autres, au caractère séculier pourtant incontestable, ne sont pas disposés à se dire « laïques ». Bien davantage, il montre que le rapport des cent soixante-dix États à Dieu et à la religion donne lieu aujourd’hui à toutes les combinaisons pensables. De ce point de vue, la problématique de ladite ‘‘laïcité’’ serait mieux posée – pragmatiquement plutôt qu’idéologiquement – d’une part, pour chaque pays, sur la garantie des libertés publiques de conscience, de religion et d’expression et, d’autre part, dans les relations internationales, sur l’harmonisation de la variété des situations. Le premier point « est loin de susciter une réponse universelle satisfaisante » ; quant au second, il semble établi que « dans les enceintes internationales, c’est la sécularisation qui donne le ton »41.

Retour sur son histoire française et sur les problématiques de la laïcité.

Du fait même de la présentation assez factuelle qui a été faite de cette invention française de la laïcité, il nous semble utile d’y revenir. Nous verrons ainsi que les notions de ‘‘morale laïque’’ sont très problématiques, que les idéologies, économiques ou politiques n’en sont pas absentes, et qu’un certain rationalisme moderniste la fonde.

Laïcité : avec ou sans religion civile

À l’origine42, c’est, naturellement, Le Contrat social de Rousseau qui influencera les constituants en faveur d’une ‘‘religion civile’’, pouvant coexister avec plusieurs ‘‘religions positives’’, grâce à des « dogmes élémentaires » (l’existence d’une divinité, la vie après la mort, etc.) pouvant donc « assurer son fondement à une morale commune indispensable au lien social ». Avec le concordat, on considèrera ainsi que les cultes reconnus véhiculent la même morale judéo-chrétienne, qui est à la base de la civilisation et permettra donc le lien social. C’est pourquoi les cultes reconnus (dans les faits, essentiellement le catholicisme) pourront donc être en charge d’assurer la socialisation morale du pays.

Mais, avec Jules Ferry (aidé de Ferdinand Buisson), la religion ne sera plus le fondement de la morale mais, au contraire, c’est « la morale [qui] constitue l’élément solide et stable des religions ». Une ‘‘morale laïque’’ pouvant donc devenir la valeur commune assurant le lien social, la laïcité peut donc se fonder sur le refus (implicite) d’une religion civile.

Enfin, lorsque l’école laïque aura socialisé une nouvelle génération, le système des cultes reconnus sera aboli et, comme signalé, privatisés (1905). On parvient à une situation sans religion civile : les différents cultes n’ont pas à rendre de services publics ni les services publics de l’État porter de marque à caractère religieux43.

Cette laïcité sera finalement acceptée en 1945 par l’Église catholique. En 46, la Constitution qualifiera la France de « République laïque » et indiquera que « l’organisation de l’enseignement public, gratuit et laïque à tous les degrés, est un devoir de l’État ».

Laïcité : morale laïque sans religion (même civile) ?

On le voit, on passe, en un siècle et demi, de la recherche d’une ‘‘religion civile’’ – quitte à la sous-traiter à une ‘‘religion positive’’ – à une situation sans religion civile mais forte d’une morale laïque (!), puisque c’est la morale qui susciterait les révélations et non l’inverse (doctrine Ferry-Buisson). C’est encore cette même conviction, aujourd’hui, que partage un philosophe de la laïcité comme Henri Pena-Ruiz, qui affirme que « les valeurs universelles que sont la liberté, l’égalité et la fraternité permettent de ne pas avoir besoin de recourir à une religion quelconque »44.

Comme le professeur agrégé de philosophie Guy Coq le précise : « à son deuxième niveau de définition, la laïcité n’est pas neutre du point de vue de l’éthique et implique une éducation morale, puisque, comme le précise Jean Jaurès, sans morale commune, une société n’est pas viable »45. Pour autant, en cette année 2007 et depuis un demi-siècle, de quelle morale (sociale ou non) parlons-nous donc ? N’est-ce pas plutôt à un manque de morale que les slogans d’un président fraichement élu voudraient répondre, pour la majorité d’entre eux : « travail, autorité, morale, respect, mérite »46, cependant que d’autres, depuis plus de dix ans, ont constaté l’« apesanteur éthique »47 des actuels systèmes de valeurs, voire la « fracture sociale » avec une « France d’en bas » ? D’ailleurs, les autres promesses de moralisation de son programme électoral ne vont-elles pas dans le même sens48 ? Ainsi, Monseigneur Claude Dagens49 pourra demander à bon droit : « si la loi de 1905 aura certes fourni un cadre institutionnel souple grâce à un principe républicain ayant valeur universelle, en quoi est-elle alors appliquée aux laissés pour compte contemporains ? » Mais, est-il possible de moraliser une société financiarisée (modèle d’enrichissement sans travail par la seule propriété d’un capital) ?

Hors de la sphère économique, les questions morales laïquement insolubles – sauf peut-être l’interdit de pédophilie qui semble faire consensus pour l’instant50 –, sont également bien nombreuses : avortements dont la loi n’imaginait pas qu’ils atteindraient 600 000 par an51, euthanasie, manipulations génétiques (bioéthique), mariages variés, adoptions sans famille, héritages par des animaux domestiques (États-Unis), etc.

Deux types de croyances52 ont conduit la laïcité à cette illusion d’une morale laïque – à ce point impossible qu’il est devenu nécessaire de lui substituer nombres de lois et que l’on légifère ainsi à tout propos. Le premier type fut la croyance en une supposée morale ‘‘naturelle’’ : la « morale éternelle » de Jules Ferry, cependant que le « civisme républicain » (fondé sur les « principes de 1789 ») devenait philosophiquement ou idéologiquement infondé (maurrassisme, marxisme, existentialisme) et que « la morale élémentaire [cessait] de se confondre avec le civisme ». La seconde croyance fut « que la science donnerait à la morale un fondement sûr et efficace, remplaçant celui de la religion ». Cette recherche d’une « morale scientifique » (en particulier la « doctrine de la solidarité » de Léon Bourgeois) donnera certes le système français de sécurité sociale, mais du progrès médical naîtront à leur tour des problèmes moraux particulièrement aigus (euthanasie, bioéthique, etc.), qui remettront « en cause une vision un peut trop naïve des rapports entre science et morale »53.

L’idée et la pratique de la laïcité s’en trouvent fortement fragilisées mais il est difficile d’imaginer un retour en arrière, cependant que le populisme – ou l’autorité (cinquième mot d’ordre du discours signalé) – semble vouloir remplacer le lien social absent.

Laïcité : l’habillage de problématiques économiques ?

Il est certain que la laïcité ne saurait être réduite à une idéologie servant à habiller des problématiques surtout économiques. Pour autant, il reste curieux que son histoire commence avec la ‘‘confiscation’’ (préemption, vol ?) des biens de l’Église 54, que la séparation de l’Église et de l’État de 1794 l’ait été « pour des raisons avant tout budgétaires »55, de même que celle de 1905, soit essentiellement, comme indiqué, une privatisation, les budgets correspondants pouvant être réaffectés.

Laïcité : raison d’État ou État libéral et démocratique

Comme le note Dalil Boubakeur56 : si le concept de base est bien la séparation des cultes et de l’État, excluant toute intervention réciproque, on aboutit cependant à la notion d’État-Nation comme instance supérieure de toute les valeurs de la société française.

Si la religion faisait partie des ‘‘données naturelles’’ avant l’ère chrétienne57 avec ses royautés sacrées, sa ‘‘tripartition’’ sociale indo-européenne, bref, la sacralité de la vie sociale, c’est le christianisme, certainement, qui aura favorisé une séparation plus radicale des pouvoirs temporels et spirituels. Emblématiquement, c’est le « rendre à César ce qui est à César » qui radicalise cette séparation. Pour autant, cette ‘‘séparation des pouvoirs’’ fixe deux ordres dont l’un est supérieur à l’autre et le fonde (les sacres des rois, par exemple). La question qui se pose donc désormais est celle-ci : « l’État représente la souveraineté du peuple sur lequel il exerce son autorité, en garantissant et appliquant la loi du pays mais, est-il le maître absolu de cette loi ou celle-ci est-elle soumise à un ordre supérieur ? »58.

Ainsi, après que ce pouvoir, dans une logique libérale, se sera opposé à celui de la religion, c’est la Raison, par le biais de juristes et de philosophes se réclamant des Lumières, qui lui sera opposée. Mais, jusqu’où la raison d’État peut-elle rester l’État de la raison ? Et à quels titres alors, peut-on encore parler d’État libéral ? On pourra bien sûr penser – et ce n’est pas totalement faux – que l’État est libéral parce qu’il se sera « affirmé sur le renversement de l’absolutisme et dans la résistance au totalitarisme », qu’il aura « garanti les grandes libertés publiques pour tous, les droits universels de l’homme et la participation des citoyens aux affaires publiques » et, enfin, qu’il « institutionnalise le partage du pouvoir grâce aux principes de la séparation des domaines et de la représentation des opinions » !

Ainsi défini, plus que libéral, l’État laïque apparaît démocratique59. Surtout, cela indique que la laïcité n’est que « le déroulement d’un processus encore inachevé » et que la revendication d’une doctrine politique nécessite sa transcription institutionnelle en droit, car « elle demeure idéologique tant qu’elle n’est pas inscrite dans les lois qui lui donnent forme »60 ! Nous verrons plus loin à quel point on peut rester dubitatif sur tous ces arguments.

Laïcité : ‘‘émancipation’’ rationaliste

Nous avons vu que la science (scientiste) et la raison (rationaliste) ont été invoquées en support de l’idéologie laïciste. Aujourd’hui, mais nous le savions, les idées fausses de ‘‘raison naturelle’’, d’‘‘autonomie individuelle’’ ou de ‘‘libre exercice de la raison’’ sont encore dans nombre esprits et l’oxymore « émancipation rationnelle » fait toujours figure de vérité moderne universelle.  

Ainsi, Jean-Pierre Dubois61, tout en rappelant, à juste titre, que la laïcité aura été la façon dont la France sera sortie du conflit entre Révolution française et Église catholique ((« Sans être un modèle à exporter, ajoute-t-il, la laïcité française constitue une piste de réflexion pour nombres sociétés » ; cf. entretien, 100 ans de laïcité.), peut prétendre que « la laïcité contribue à l’émancipation des esprits et à l’autonomie individuelle » ! De son côté, Jean-Pierre Brard 62 verra la nécessité de préciser que la laïcité n’est pas une option de croyance parmi d’autres, mais une règle rationnelle excluant les croyances du champ public63 (sauf donc la croyance en une raison autonome et supérieure). Quant à l’ancien ministre Jean-Pierre Chevènement, il pensera que la laïcité est un principe républicain de base qui reconnaît à chacun le droit de penser par soi-même, de s’adonner au libre exercice de sa raison naturelle64 !

Les impensés de la laïcité.

Nous ne reviendrons pas sur les intérêts économiques probablement et prosaïquement à l’œuvre à l’origine et au fur et à mesure de l’invention de la laïcité. Nous ne questionnerons pas non plus ce « mieux vivre ensemble » qui semble n’exclure que… les exclus65 mais, au lieu donc de s’interroger sur les pratiques pour supputer les intentions qui les auraient fait naître, nous proposons plutôt d’opposer idéologies et principes, afin de mettre en question les présupposés ou impensés qui nous semble présider au ‘‘culte de la laïcité’’. Ces impensés, essentiellement, relèvent, comme nous l’avons vu, de croyances scientifiques ou de croyances en une raison naturelle et souveraine, toutes deux aboutissant nécessairement à une anthropologie mutilée et une sociologie décalée.

L’idéologie comme illusion des principes

Il nous semble capital, au préalable, de réaliser comment toute idéologie fait office de principe, en inversant le rapport de fondement : au lieu que le principe fonde une pratique, de la pratique souhaitée va naître une idéologie correspondante qui prétendra fonder cette pratique.

Toute idéologie sert à « fonder théoriquement » et à « justifier émotionnellement » une pratique sociale, politique, économique, esthétique, éthique ou autre, ainsi qu’à « fournir à ces pratiques la nourriture idéo-psychique dont elles ont besoin pour vivre et se poursuivre » ; ce sont les « vraies mythologies du monde moderne ». Tout domaine peut être ‘‘idéologisé’’ : science, commerce, histoire, sexe, liberté, Dieu, permettant de justifier tous les crimes, telles les idéologies de la race (holocauste), de la dictature du prolétariat (stalinisme) ou de la femme (avortement comme pratique courante). Ce faisant, l’idéologie présente l’« inversion des rapports normaux du théorique et du pratique » : au lieu que des principes transcendants – parce que leur valeur est inhérente à leur vérité intrinsèque et qu’ils restent indépendants des contingences de lieux et d’époques – gouvernent les pratiques, l’idéologie se présente en noble principe pour simplement justifier des pratiques variant au gré des besoins ou des désirs

Jean Borella, Le sens du surnaturel, Ad Solem, Genève, 1996, pp.17-18.

Bien sûr, la religion elle-même, peut être l’objet d’une idéologisation.

Lorsque le lieu par excellence des vérités transcendantes : la religion, est le lieu d’une mutation idéologique, on assiste à l’autorité de Dieu (sa Parole révélée, que garde et transmet l’Église) substituée par « celle de l’opinion publique chez les pasteurs, et, chez les théologiens, celle d’une science idéologisée ». En effet, non seulement on voit des laïcs, des prêtres (voire des évêques), des théologiens et des exégètes mettre en doute les vérités de foi (virginité de Marie, miracles, résurrection et ascension du Christ, etc.) – ce qui a toujours plus ou moins existé –, mais on en voit aussi – et c’est nouveau – qui, « sous prétexte que ces faits sacrés échappent à notre expérience ordinaire du réel ou à nos habitudes conceptuelles », continuent à y croire, d’une certaine façon, mais en n’y voyant « plus que des images, des représentations culturelles élaborées par la communauté primitive selon les exigences ‘‘mythifiantes’’ de son imaginaire religieux »

Ibidem.

C’est ainsi qu’un Bultmann pourra dire que « que les faits sacrés et les miracles sont physiquement impossibles et théologiquement faux », si bien que nous devons, « pour sauver notre foi, les interpréter comme de simples figures du discours religieux » ! Mais, ce faisant, la pensée Bultmano-moderniste n’a pas conscience du paradigme qui la dirige : la conception de la matière et de la réalité physique issue du matérialisme scientifique, idéologie pourtant déjà périmée depuis un siècle (Relativité, physique quantique)66.

La croyance scientifique comme dogme

Galilée est, paradoxalement, la référence emblématique de la naissance de la science moderne et de son « émancipation de l’Église ». Le paradoxe est même double. D’abord, Galilée est certes un grand savant67, mais, d’une part, il reprend surtout à son compte le modèle copernicien68 toléré par l’Église à titre d’hypothèse et enseigné dans ses universités et, d’autre part, sa démonstration de la rotation de la Terre par les marées est irrecevable. Ensuite, il est certes un bon catholique, mais faire pression sur le pape Urbain VIII son ami pour que ce dernier promulgue un dogme relevant de la science69, correspond à une fausse idée de la religion70. Par ailleurs, parler de sa persécution par l’Église est nettement abusif puisqu’il fut seulement assigné à résidence (dans sa propre maison), ce qui est sans commune mesure avec les condamnations d’un Giordano Bruno, brûlé vif par l’Église catholique, d’un Michel Servet, brûlé vif par les Calvinistes ou d’un Lavoisier, guillotiné au nom de la morale républicaine71. Pour autant, et même si l’arbre aura caché la forêt, Galilée restera celui depuis qui le soleil ne se lève plus, ni ne se couche plus (quand bien même son physicisme géométrique est désormais rendu caduque par la physique dite moderne – pourtant déjà vieille d’un siècle à présent).

La raison comme révélateur de l’illusion religieuse

De toute évidence, si nouvelle croyance scientifique et rejet du sacré ancien ont partie liée, c’est à travers ce culte de la rationalité, que Kant formalisera philosophiquement72 et que la Révolution ne manquera pas d’institutionnaliser.

Au moment où le rationalisme scientifique européen élabore et met en place les éléments essentiels de son propre système épistémique, il revient à Kant, en effet, de définir la conscience religieuse comme illusion, transformant, de plus, le rejet « idéologique » du sacré en son enfermement « structurel ». C’est-à-dire que le rejet du sacré au XVIIème siècle est d’abord de nature plutôt affective, en phase avec la montée de la révolution scientifique et, exemplairement, avec la crise galiléenne et la condamnation de son héros. Ensuite, les mouvements provoqués se développent en idéologie, succédané du mythe73 et, à ce titre, à même d’organiser le savoir, de structurer le champ épistémique. Enfin, elle cesse d’être seulement une idéologie, ou du moins d’être ressentie comme telle, pour devenir « l’horizon intellectuel indépassable » d’une époque74.

Un tel horizon intellectuel fermé, sachant que la raison ne pense que ce qu’on lui donne à penser, fait que des thèmes – sous leur déguisement rationnel –, finissent par acquérir la solidité d’une donnée première, telle celle qui s’attache à un problème. Or, dans la dialectique données-problème, les données tendent à refléter la problématique dans laquelle on les met et l’on perd vite de vue que, peut-être, le problème est mal posé ; tel le jeu « à piège logique » du type : le nom de la capitale des États-Unis se prononce-t-il « nou-york » ou bien « niou-york » ?

« Il semble que c’est bien ce qui s’est passé avec l’avènement du rationalisme scientifique et l’apparition de l’idéologie des ‘‘lumières’’ », la structuration rationnelle de cette idéologie étant l’œuvre de Kant : systématisation de l’exclusion réciproque du sujet cognitif, de la nature et de la culture. « La Nature est identifiée à l’existence (Dasein) en tant que déterminée par les lois du mécanicisme, c’est-à-dire à l’être (entièrement)-là de la physique ». Sa radicale hétérogénéité par rapport au sujet connaissant, qui occulte l’appartenance du sujet à la nature, a deux conséquences. Tout d’abord, cet être (entièrement)-là échappe totalement au sujet cognitif, dans sa réalité nouménale ; il est donc « ailleurs », bien qu’appartenant à l’ordre de la nature (l’on retrouve ici le monde « truqué » de Descartes). Ensuite, ce que le sujet connaît de l’objet ne saurait donc être autre chose « que la forme de ses propres structures cognitives ».

Ces structures a priori ne définissent qu’un homme a priori et « se contreposent au pathologique, à l’empirique, au culturel », bref à tout cet « a posteriori dont il faut purifier la raison pratique, aussi bien dans ses motifs subjectifs que dans ses représentations objectives : les symboles relèvent d’une pathologie de l’imaginaire, comme les sentiments d’une pathologie de la volonté » !

La raison marxiste contre l’aliénation religieuse

À partir de ces quelques éléments, la doctrine de Marx sur la religion se résume à y voir « une forme idéologique parmi d’autres75, engendrée par l’aliénation économique, comme un reflet de cette aliénation ‘‘dans le cerveau humain’’ »76 ; et bien qu’« aucune démonstration n’ait jamais été donnée du mécanisme par lequel on passerait effectivement de l’aliénation économique à son reflet idéologique religieux » !

Mais regardant derrière ces apparences, on découvre que « loin d’être une forme idéologique parmi d’autres, la religion, chez Marx lui-même, est la forme première et générale de toute idéologie, et donc de toute aliénation, même économique ». En fait, l’idée de religion se confond avec celle de « transcendance dominatrice » : « La religion est au premier chef (vornherein) la conscience de la Transcendance qui provient de l’obligation effective »77. Ainsi, lorsque Marx évoque des situations d’aliénation, y compris le simple fétichisme de la marchandise, il fait référence « au mécanisme de la conscience religieuse, considérée comme analogue premier »78. Ce que confirme le texte le plus explicite de Engels sur la religion : « toute religion n’est que la forme fantastique, dans le cerveau des hommes, des puissances extérieures qui dominent leur existence quotidienne, reflet dans lequel les puissances terrestres prennent la forme de puissances supra-terrestres »79.

« Reflet », car il s’agit du concept fondamental de la méthodologie marxiste, chez Marx, Engels, et plus encore Lénine. Ce concept explique tout, mais lui-même reste inexpliqué !

La raison freudienne contre le délire collectif religieux

Si le marxisme ne traite de la religion qu’avec réticence, le freudisme se présente lui-même comme une « anti-religion » : « jeune science […qui est] un morceau de terre inconnue gagné sur les croyances populaires et sur le mysticisme »80. Ainsi, alors que le communisme, incapable de penser la religion, ne pouvait que chercher à l’éliminer physiquement, la psychanalyse freudienne se donne proprement pour tâche d’investir l’âme religieuse : parce que toutes les civilisations ont toujours fait un lien entre pathologies psychiques et sacré ; parce que le dernier livre de Freud est consacré à la religion et résume toute son œuvre (Moïse et le monothéisme, 1939) ; parce qu’il s’agit de « traduire la métaphysique en métapsychologie »81 : interprétation consciente de la paranoïa religieuse et métaphysique ; et, enfin, parce que, ayant découvert le secret de l’inconscient, la psychanalyse freudienne pense avoir surpris celui de la fabrication des religions, projections (inconscientes) des désirs et des drames qu’a vécus notre âme (inconsciente) et qu’elle continue de vivre (inconsciemment) tant que l’analyse psychique ne l’a pas aidée à en prendre connaissance.

Étant établi que la psychanalyse freudienne se situe exactement au lieu même du sacré, on peut la voir comme l’accomplissement véritable du projet feuerbachien : une critique de la conscience religieuse et de la subversion radicale du sens des symboles.

Le double contexte de l’œuvre freudienne est son hostilité totale, définitive et permanente à l’égard du sacré et sa revendication constante du caractère scientifique de sa méthode, ce que résume son : « des trois puissances [l’art, la philosophie, la religion] qui disputent à la science ses droits et ses domaines, la seule dangereuse est la religion »82. S’il y a danger, c’est que la psychanalyse doit prendre la place de la religion, selon les trois fonctions de la religion : « exorciser les forces de la nature, nous réconcilier avec la cruauté du destin […] et nous dédommager des souffrances et des privations que la vie en commun des civilisés impose à l’homme »83 ! Si la science répond mieux que la religion à la première fonction, si ni la science ni la religion ne permettent d’échapper à la mort, il reste que « la religion a évidemment rendu de grands services à la civilisation [en contribuant à dompter les instincts asociaux], mais elle n’a pu aller assez loin dans ce sens »84. En effet, elle n’est qu’« un délire collectif » pour éviter la « névrose individuelle »85. Comment Freud fait-il de la religion un délire (caractérisation fréquemment rappelée) ?

Le symbole sacré ayant perdu son référent dans le physicisme galiléen, le sens, en suspens sans son référent, aura posé nombre problèmes à la pensée rationaliste 86. Ainsi, Kant aura pensé préserver la « simple raison » de la « folie religieuse » ; Hegel aura construit une raison capable d’intégrer tout le réel, y compris donc toute déraison ; Feuerbach, rouvrant la dialectique, aura placé « l’illusion religieuse » dans la conscience même ; Marx, voyant le danger, en aura fait un reflet, dans le cerveau : la transcendance dominatrice dont la cause n’est plus dans la conscience mais dans les conditions matérielles de l’aliénation économique de l’homme. À ce stade, la conscience n’est alors plus qu’un simple épiphénomène, dont la fausseté est génétiquement déterminée. Comment donc expliquer ces traces de délire religieux, qui ne sauraient provenir ni de Dieu – qui n’existe plus –, ni de la pensée humaine – qui est essentiellement raison ?

La solution freudienne, c’est de réintroduire cet ennemi étranger au cœur de l’homme, mais, cette fois, dans son inconscient : voilà le « laboratoire des délires » ! Et l’origine du processus, c’est l’Œdipe refoulé, dont la psychanalyse pourra enfin délivrer l’homme, « justement à cette phase de l’évolution »87. Car Freud conçoit « la névrose obsessionnelle comme constituant un pendant pathologique de la formation des religions » et qualifie « la névrose de religiosité individuelle, la religion de névrose obsessionnelle universelle »88. Il n’est pas jusqu’au meurtre de Moïse, supposé par Freud, qui ne vienne confirmer l’« évidence » de l’identité entre le père d’Œdipe et le Père du Ciel, jusqu’à ce que le christianisme vienne conjurer cette culpabilité du meurtre du père par le meurtre rédempteur du Fils !89.

Pour bien montrer comment le freudisme est une contre-religion, il faut d’abord analyser les « conditions topologiques » de la structure religieuse qui imposent leurs lois à la correction psychanalytique elle-même. Déjà, on observera le rôle important que joue la notion de place, donc de lieu, dans la psychanalyse freudienne : À sa conception de l’appareil psychique, Freud donne le nom de « topique » (de topos = lieu), ce qui ne s’imposait pas ; de plus, il nomme « déplacement » les changements de valeur, sous la censure, relativement aux éléments de nos représentations oniriques : « l’accent est transféré des éléments significatifs aux éléments indifférents »90, par exemple.

Ce qu’il est maintenant décisif de constater, pour ce qui concerne tous ces lieux et changements de lieux, c’est ce concept essentiel de la psychanalyse : celui d’« inversion topologique ». La psychanalyse se propose systématiquement « de réaliser une inversion symétrique, de telle sorte que ce qui est en bas soit en haut, et ce qui est en haut soit en bas ». Ce concept n’est certes pas neuf et se rencontre également dans le marxisme, et même l’hégélianisme, comme dans « toute philosophie qui se présente comme le redressement (dans un sens ou dans l’autre), d’une conscience inversée. Mais c’est dans le freudisme qu’il fonctionne de la manière la plus ‘‘littérale’’, et c’est aussi le freudisme qui opère l’inversion la plus radicale du symbolisme sacré ». En effet, dans le symbolisme sacré, on trouvera en particulier le schéma du haut et du bas, c’est-à-dire le schème de la transcendance et de l’immanence (« tout symbole est, par lui-même, signe d’une transcendance par mode d’immanence »). Par exemple, la Table d’émeraude de l’alchimie dira : « ce qui est le plus bas est comme Ce qui est le plus haut, et Ce qui est le plus haut est comme ce qui est le plus bas afin de mener à terme les merveilles de la Chose Une ». Or, contrairement à ce qu’ont pu penser ceux qui ont rapproché psychanalyse et alchimie91 – ce que Freud, athée et scientiste, aurait rejeté –, ce symbolisme vertical (dont l’alchimie n’est ici qu’un exemple), déjà, affirme bien qu’il y a un pôle supérieur et un pôle inférieur, ensuite, ne proclame nullement que ce qui est en bas devrait être en haut et réciproquement, ni que bas et haut soient identiques et, enfin, distingue une première analogie (« ce qui est le plus bas est comme Ce qui est le plus haut »), qui relève de la connaissance, de la seconde (« et Ce qui est le plus haut est comme ce qui est le plus bas »), qui concerne l’être et sa réalisation, comme l’indique, sans virgule, la suite du texte (« afin de mener à terme les merveilles de la Chose Une »). C’est dans cet espace qualifié92 que la topologie symbolique se distingue des réalités qui s’y trouvent et donc, ne change pas avec elles : elle « symbolise, ou signale, l’ordre ontologique des choses : ce qui est situé en haut, en principe, c’est ce qui est véritablement supérieur. Si l’on brouille ces distinctions topologiques, l’être humain ne dispose plus d’aucune marque qui lui permette de s’y reconnaître ». Pourtant, c’est ce qu’aurait voulu réaliser la psychanalyse, si elle ne s’était pas heurtée à la nature des choses, et c’est ce qui rend son entreprise contradictoire : « D’une part elle nie qu’il y ait un ‘‘haut’’ et un ‘‘bas’’ en soi, en montrant que le haut se réduit tout simplement au bas, c’est-à-dire en faisant du sur-moi et de ‘‘l’idéal du moi’’ des projections, des sublimations de ce qu’il y a de plus bas dans l’homme : les désirs d’inceste, de meurtre et de cannibalisme93 que tente de réaliser l’Œdipe présent en chacun de nous et qui est à l’origine de la névrose religieuse ». « D’autre part, elle postule qu’il y a un haut et un bas dans la mesure même où elle parle de ‘‘sublimation’’, de sur-moi, d’idéal du moi, de projection, sinon on ne voit pas du tout comment un tel processus serait possible ».

Dit autrement, la contradiction foncière de la psychanalyse c’est de vouloir simultanément : D’une part, « révéler la genèse même de cette topologie symbolique et de son organisation régionale, ce qui présuppose que ces régions sont générables et que l’espace qu’elles se partagent est rigoureusement neutre avant que s’y déploie toute organisation régionale ». D’autre part, la possibilité même de ce déploiement entraîne que la pulsion sache d’avance qu’on ne sublime que « par en-haut ».

Cette contradiction : pas de « par en-haut » sans sublimation, ni de sublimation sans un « par en-haut » préexistant qui en fonde la possibilité, fait qu’« aucune genèse ne pourra jamais rendre compte du sens de la sublimation, c’est-à-dire du caractère ‘‘élevé’’, comme le dit naïvement Freud, du but non-sexuel vers lequel elle dévie tout ou partie de l’énergie sexuelle. […] Si cette énergie peut s’investir ailleurs que dans les satisfactions sexuelles, c’est qu’elle n’est justement pas de nature sexuelle […], en dernière analyse, elle n’a aucune nature déterminée : elle est l’énergie comme telle […et] requiert une structure ontologique hiérarchique offrant ses divers degrés à ses investissements ». Car, pour monter, il faut une échelle, même si Freud rêve « d’une théorie dans laquelle l’énergie sexuelle engendrerait les degrés de l’échelle qu’elle gravit selon ses divers investissements » !

Cette impossibilité, c’est celle de vouloir « saisir dans le pur désir le principe de sa limitation, la raison de son dépassement et de son ‘‘auto-transcendance’’, car le désir n’est désir que dans l’exacte mesure où il ignore cette limitation » : « dans le ça, dit Freud lui-même, rien qui puisse être comparé à la négation »94.

Il demeure donc que la psychanalyse n’a aucune chance de réussir à réduire le supérieur à l’inférieur dans une sorte d’horizontalisme universel (ce qui sera l’œuvre du structuralisme) ; il lui restait donc à inverser le sens de leur relation sémantique : Au lieu que les symboles sacrés – signes du transcendant – soient des réalités naturelles d’un ordre « inférieur » désignant des réalités invisibles d’un ordre « supérieur », ce qu’ils sont toujours, l’inversion freudienne révèle que « ce qui est symbolique, ce sont les réalités supérieures prétendument invisibles, et que le référent vers lequel elles pointent, ce sont des réalités ‘‘inférieures’’ réellement invisibles. »

Ainsi, « ce qui a appartenu au plus profond de la vie psychique individuelle [inceste, cannibalisme, meurtre], la formation d’idéal en fait ce qu’il y a de plus élevé dans l’âme », « l’essence supérieure de l’homme » et l’idéal du moi, qui « contient le germe à partir duquel toutes les religions se sont formées »95 !

La confusion de la raison et de l’intelligence

D’où provient donc ce culte de la rationalité ? Bien sûr, la conjonction est claire entre nouvelle science galiléenne, bifurcationnisme cartésien96, systématisation philosophique kantienne de l’exclusion réciproque du sujet cognitif, de la nature et de la culture, critiques marxiste et freudienne des aliénation et névrose religieuses97. Mais, s’il y a complot, c’est naturellement d’un complot sans comploteur qu’il s’agit. Pour notre part, nous voyons ce « complot » comme celui de tout homme qui s’aveugle à sa propre lumière, confondant la source et le reflet.

Cet aveuglement, très précisément, c’est confondre la raison et l’intelligence, cependant qu’elles furent de tout temps distinguées (sauf à l’époque moderne). En effet, ce double aspect de l’esprit peut bien sembler subtil, on ne saurait assimiler la raison, norme de la pensée discursive, doublement soumise à l’objet qu’elle regarde et à la logique qui l’encadre, avec l’intuition intellectuelle. Si la raison déroule le raisonnement, c’est bien l’intelligence qui le comprend, et nul ne saurait forcer quiconque – pas même soi-même –, à comprendre ce qui reste incompris98. Le processus d’acquisition de la connaissance (et celui de l’établissement de sa validité) n’est certes pas intuitif : pour découvrir ce qu’il ignore, le mental procède discursivement, par enquête, raisonnement, déduction, mais l’acte propre de la connaissance « ne peut être que réception directe du donné intelligible »99. L’acte cognitif en tant que tel est celui « par lequel un objet connu s’unit directement à un sujet connaissant, dans une sorte de transparence réciproque qui est l’expérience même de l’intelligible »100.

Mais la situation est pire que celle d’une confusion. Si Descartes en effet se met à confondre la raison (dianoia, ratio) et l’intellect (noûs, intellectus)101, Kant réalise leur inversion. Il va faire de la raison (Vernunft) la faculté supérieure de connaissance et verra dans l’entendement (Verstand, intellectus), l’activité cognitive inférieure, à savoir, celle qui revêt les connaissances sensibles d’une forme conceptuelle102. Or cette inversion est en fait une négation, la négation de l’intellectus (intellect intuitif) : « l’intuition intellectuelle, en effet, n’est pas la nôtre, et […] nous ne pouvons même pas en envisager la possibilité », écrit-il103. Or, ce pouvoir de connaissance intuitive (intellectus intuitivus) – dont la raison restait dotée dans la confusion cartésienne104 – est essentiel ; sans intellectus, pas de connaissance véritable possible105. Or Kant ne nie l’intuition intellectuelle que parce qu’il en a une conception trop raide. Il l’imagine, sur le modèle de l’intuition sensible, comme avoir un objet devant soi. Or, « au-delà de la connaissance par observation, il y a place pour la connaissance par participation »106. Penser une chose, c’est certes construire un concept mais, avant tout, c’est être « intellectuellement saisi par un sens, un intelligible, que nous ‘‘reconnaissons’’ plus que nous le connaissons »107.

Platon, établissant les degrés de la connaissance108, distinguait pourtant déjà parfaitement l’intuition intellectuelle de la connaissance métaphysique (où l’esprit devient ce qu’il connaît) et la raison discursive du savoir cosmologique (où le raisonnement est mené comme de l’extérieur). Si ce savoir cosmologique est insuffisant, c’est que toute conception de l’univers ne saurait être qu’une hypothèse vraisemblable (ton eikota mython, « un mythe vraisemblable », dit Platon, Timée, 29d), non que notre intelligence soit insuffisante pour le comprendre, mais parce qu’il n’est pas entièrement donné, il n’est jamais entièrement là. Et ce qui fait le lien entre ce qui se montre (le sensible) et ce qui est caché (l’intelligible ou le sémantique), c’est le symbole : « une ‘‘image’’ qui participe ontologiquement à son modèle »109, dont la reconnaissance fait la seule connaissance possible de l’être incomplet qui se montre. Et si l’univers est rempli de symboles : le soleil, ce lion, une montagne, c’est parce qu’il est lui-même entièrement iconique, théophanique et vestigal de son Origine-Source.

L’illusion d’une exclusion réciproque public-privé

Réduire l’homme « à la simple raison »110, c’est le priver d’intelligence. Dès lors, il était logique que cet homme tronqué, se retrouve dans une société bancale. Cette société bancale (cette laïcité française qui nous préoccupe ici), c’est celle qui semble prétendre que « public » et « privé » seraient en exclusion réciproque, alors que l’expression « animal social » rappelle que l’une des caractéristiques fondamentales de l’homme est d’être indissociablement individuel et entièrement dépendant de la société, ce que les exemples d’enfants-loups n’a pas manqué de confirmer, si besoin était. L’opposition public-privé s’avère n’être, en fait, qu’une fausse caricature des trois sphères de l’organisation politique, explicites ou implicites, des sociétés :

  • l’oïkos grec : la vie privée, la famille, la maison ;
  • l’agora : la vie « public-privé », les lieux des associations, des entreprises, des spectacles, etc. ;
  • l’ecclésia : la vie « public-public », l’endroit où le pouvoir est déposé et exercé111.

Ces trois sphères doivent être souplement articulées, d’autant plus qu’elles n’ont pas de frontières étanches.

Ainsi, il est clair qu’oïkos et agora sont à la fois distinctes et inséparables. En effet, porter une croix dans la rue (ou à l’école), s’acheter une marchandise dans un magasin, afficher l’image d’une femme nue pour valoriser une voiture, c’est, dans ces trois cas du religieux, de l’économique et du sexe, afficher publiquement des options privées ou réputée telles : appartenance confessionnelle, sélection personnelle d’un produit marchand, appétit et orientation sexuels. Si, dans le domaine économique, l’idéologie libérale prétend pouvoir séparer l’agora de l’oïkos (par exemple le fameux – ou fumeux – prix de marché du travail qui ne permet plus au salarié de se loger), même la Révolution ne s’y était pas trompé longtemps qui autorisa que l’individuelle liberté de pensée,y compris religieuse (1789, art. 10) puisse donner lieu au libre exercice de cultes publics (1791).

On peut voir une illustration actuelle de l’impossible étanchéité de ces sphères, lorsque l’État laïque réclame des « certificats de religion » à certains citoyens afin de leur renouveler leur carte d’identité !112 ou bien à l’occasion des débats sur les cantines scolaires : la République mettra un point d’honneur à servir des repas spéciaux aux malades ou infirmes qui en auront nécessité mais, s’interroge ici ou là sur la pertinence à proposer des menus en correspondance avec la population réelle du pays, ne serait-ce que, « raisonnablement » (c’est le terme retenu), la possibilité pour les végétariens ou ceux qui ne mangent pas de porc de pouvoir s’alimenter.

Ces exemples montrent qu’il n’y a pas de budget de l’État (ecclesia) qui n’intervienne dans l’agora ou l’oïkos. C’est pourquoi, sur le plan politique, sans participation directe au pouvoir du plus grand nombre, « le pouvoir public appartient à une oligarchie […dont l’] activité est clandestine en fait, puisque les décisions essentielles sont toujours prises dans la coulisse »113.

Politiquement encore, on peut lire cette exclusion outrée du public et du privé dans la suppression subreptice de deux mots du préambule de la Déclaration des droits de l’homme française : « La souveraineté appartient au peuple qui l’exerce, soit directement, soit par le moyen de ses représentants » ; et c’est, bien sûr, le « soit directement » qui fut supprimé. Pourtant, c’est lui qui créait l’espace de liberté démocratique. Sa suppression subreptice est une forme abstraite et discrète du totalitarisme114, qui semble inhérent à toute forme de pouvoir, y compris représentatif. Cette représentation, dès lors qu’elle se pose comme exclusive, « signifie l’aliénation de la souveraineté des représentés vers les représentants »115. C’est pourquoi, en France, on est désormais obligé d’exercer son pouvoir direct dans la rue – sauf à être dupe de cette illusion : la pseudo-liberté d’un seul jour tous les 5 ans, celui du vote (cf. Jean-Jacques Rousseau)116.

Il est vrai que cette critique s’applique davantage aux démocraties économiques modernes en général – où, comme l’écrit le Figaro soi-même, la justice est inféodée au politique, lui-même aux ordres de l’économique117 – qu’à la société laïque française en particulier. Pour autant, il nous semble qu’elle révèle ce à quoi peut conduire la mise en référence absolue de ce dieu de substitution, depuis qu’Il est mort (Nietzsche), le dieu Argent.

Régis Debray ne dit pas autre chose lorsqu’il note que « moins il y a d’Église, plus il y a de tribunaux » et qu’« on peut ranger la judiciarisation du monde, en Occident, parmi les coûts sociaux du désenchantement ». En effet, lorsque « la rationalisation du monde s’accompagne d’une désymbolisation de la vie », la victime se met à rechercher incriminations et indemnités, « la demande de sécurité se déporte du surnaturel au contentieux » et l’inculpation se substitue au symbolique118.

Oublions un instant ces « ruines auxquelles a conduit un ordre politique et social privé de Dieu… »119 ; est-il vraiment concevable que la République laïque n’ait prévu aucun « substitut de Dieu », hormis l’argent ? Ne pourrait-on trouver quelque indication, ne serait-ce que dans le ternaire de la devise de la République – comme l’affirmait Henri Pena-Ruiz120.

Liberté, Égalité…et Fraternité

Il est surprenant, a priori, de voir apparaître ce ‘‘concept’’ de fraternité dans l’article 2 de la  constitution française du 4 octobre 1958121 : « […] La devise de la République est “ Liberté, Égalité, Fraternité ” […] ». Serait-ce l’équivalent, en morale laïque, du devoir de charité chrétienne ? Sa présence, comme mode de fonctionnement, signe, en tout cas, un contre-pied majeur à une doctrine économiste qui ferait reposer le « bonheur social » sur l’égoïsme de chacun (Adam Smith).

L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : « La loi est l’expression de la volonté générale » est emprunté à Rousseau122, bien qu’il fût le grand banni du XVIIIème siècle. C’est certainement parce que, dans ce cas, « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté », pouvait-il écrire pour combiner les deux impératifs de liberté et de sécurité (« ordre social », « bonheur public »). Il y parviendra, conceptuellement du moins, en introduisant la notion d’égalité123, constituant le ternaire de la démocratie rousseauiste : liberté, sécurité, égalité.

Si la Révolution a repris ce concept de sécurité (sûreté), si peu en rapport avec ses exactions, c’est parce que la destruction de l’Ancien Régime n’avait en définitive comme but que d’assurer la prépondérance sociale de la bourgeoisie – et la protection de ses biens. Par contre, s’il ne fait pas partie de la Devise, c’est sans doute parce qu’il est inclus nécessairement dans la simple possibilité de liberté. Il restait alors à rendre compatible ces notions globalement antinomiques d’égalité et de liberté. L’égalité empêchera en effet la libre expression d’une différence, de situation comme d’aspiration ; réciproquement, la liberté détruira toute égalité possible. A contrario, si l’illusion égalitaire devient partage volontaire et l’illusion libertaire une autonomie solidaire, la fraternité, mâtinant l’un comme l’autre, deviendra la solution naturelle à l’apparente opposition irréductible et stérile entre égalité et liberté124.

C’est pourquoi le ternaire révolutionnaire : « Liberté, Égalité, Fraternité » n’apparaît réductible à aucun de ses membres et la fraternité en est une pièce maîtresse, d’une nature ou d’un statut bien particulier. En effet, si liberté et égalité apparaissent comme des droits, la fraternité est un devoir : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité »125.

Si les deux premiers ressortissent à l’ordre psychologique (ou individuel : liberté) et sociologique (ou collectif : égalité), c’est à l’ordre plus vaste de l’humain que ressortit le troisième (fraternité) – et ce qui fonde l’humain ne saurait être la nature humaine.

Pour autant, si nos sociétés montrent une tripartition qui serait, cette fois, les domaines juridico-administratif, culturel et économique, le ternaire de la devise de la République pourrait être au moins le pense-bête d’une correspondance terme à terme :

  • l’égalité pourrait présider le domaine juridico-administratif,
  • la liberté devrait régner dans le monde culturel,
  • et la fraternité gouverner l’espace économique126.

Dès lors, de slogan, on pourrait passer à un programme.

Conclusion

Il est devenu maintenant trop évident qu’une laïcité auto-fondé, comme principe politique, pose plus de problèmes qu’elle n’en résout : en mettant l’argent au sommet de la hiérarchie du pouvoir temporel, la raison au dessus de l’intelligence et au sommet de l’édifice humain, le psychologisme à la place du spirituel, la technique en « apesanteur éthique », le relatif humain en référence de toute chose, ou ce « mieux vivre ensemble » qui n’exclut que… les exclus !

Il reste, face à cet engouement légitime pour un monde sans « droit » de cuissage et où les femmes ont accès à l’éducation, l’argument que le pire n’excuse pas le moindre (que ce pire soit vrai ou supposé)127. Parce que l’on peut toujours trouver pire128, on risque de justifier l’insupportable (pour les autres, quand c’est le politique installé qui parle) et de se condamner à des horreurs, seulement moindres que d’autres. Cet argument, au contraire, devrait engager à travailler plus en profondeur cette panacée laïque où, sur fond d’une idéologie économiste, la magie enfantine, l’ésotérisme iconoclaste et la croyance scientiste, modèlent un obscurantisme bien pire que celui qui fut prêté au monde chrétien lequel, contrairement aux idées reçues et à la manipulation révisionniste – il faut le redire –, enseignait le système de Copernic, par exemple, longtemps avant la naissance de Galilée.

Notes

  1. Précisons tout de même qu’une prière publique, réunissant des milliers de participants, était ces jours-ci (août 2007) organisé à Ankara afin qu’il pleuve enfin sur la région souffrant d’une forte sécheresse.[]
  2. On reconnaîtra qu’on est loin des professions de foi publiques nord-américaines, où, outre le « in God we trust » des billets du dollar, il est peu de discours politique où Dieu ne soit évoqué, si ce n’est invoqué.[]
  3. « Traditionnel » tient lieu ici de « non-postmoderne ».[]
  4. Il s’agit des régimes platonicien (raison intellective subordonnée au divin), aristotélico-thomiste (raison logique soumise à la révélation), kantien (raison scientifico-critique, horizontalement contreposée aux croyances religieuses) et derridien (ou cybernétique ou combinatoire, raison déconstruite et décentrée, livrée au pouvoir de ses déterminations économiques, sociales ou ethnologiques). cf. Jean Borella, Lumières de la théologie mystique, coll. Delphica, l’Age d’Homme, Lausanne, 2002, 184 pages, pp.60-62 ; ou notre résumé de son œuvre : Jean Borella, la Révolution métaphysique, après Galilée, Kant, Marx, Freud, Derrida, L’Harmattan, 2006, 374, pages, ch. 2. Une histoire des quatre régimes de la raison, pp.47-51.[]
  5. Ce droit n’ayant jamais existé en tant que tel, on ne saurait parler de son abolition.[]
  6. Expression répandue et, semble-t-il, ‘‘consacrée’’.[]
  7. Antoine Cassanova (historien, directeur de la revue « La Pensée ») précise que la laïcité n’est en rien une abstraction mais « un fonctionnement progressif indissociable de l’histoire sociale », entretien, 100 ans de laïcité, vidéogramme de la Ligue de l’enseignement édité à l’occasion du centenaire de la loi [dite] de séparation de l’Église et de l’État ; 2005.[]
  8. Tel que le formulent Jean Baubérot et Émile Poulat dans leur article « Laïcité », Encyclopædia Universalis, s.v. Ils sont tous deux directeurs d’études à l’EHESS, Émile Poulat étant en outre directeur de recherche au CNRS. À l’appui, les deux auteurs notent que « laïcité », à ce jour et à l’instar de la pression de l’anglais, a résisté à toute anglicisation.[]
  9. Le roi de France, « lieutenant de Dieu sur terre », sacré à Reims par l’archevêque de la ville, prête serment de défendre l’Église catholique et sa foi.[]
  10. Une telle séparation était déjà votée en 1795 ![]
  11. cf. Émile Poulat, entretien, 100 ans de laïcité, op.cit.[]
  12. C’est ce que rappelle le sociologue Jean Boussinesq. La laïcité, précise-t-il, est plus simple à décrire qu’à définir directement. En effet, définie comme État laïque ou comme séparation du temporel et du spirituel, on ne saurait prétendre que ce ne fut pas le cas, sur ces deux points, bien longtemps avant 1905, entretien, 100 ans de laïcité, op.cit.[]
  13. Même si « l’utilité commune » peut être décidée non démocratiquement et s’avérer ‘‘discriminatrice’’ : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ».[]
  14. cf. Antoine Cassanova, entretien, ibidem. L’article X (in extenso) précise : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »[]
  15. Les prêtres non intégrés à cette Église nationale seront bien sûr déportés ou exécutés.[]
  16. Jean Baubérot et Émile Poulat, op.cit. On le voit, en dépit de la dérive du vocabulaire, la dogmatique est loin d’être un monopole d’Église.[]
  17. Ibidem[]
  18. Ibidem[]
  19. Il en va de même avec le très grand nombre d’autorisations données aux congrégations féminines hospitalières.[]
  20. C’est cette lutte pour la liberté d’enseigner qui explique la dénomination toujours actuelle d’école libre face à un monopole d’État. Mitterrand, plus récemment (~1982), ne parvint pas à priver les citoyens de cette liberté.[]
  21. La religion n’est plus enseignée dans les locaux scolaires, mais un jour de congé est prévu pour que les parents puissent envoyer leurs enfants au catéchisme. Ce ne sera que vingt ans plus tard (1905), quand l’école laïque aura socialisé une nouvelle génération, que le système des cultes reconnus sera aboli ; cf. Jean Baubérot et Émile Poulat.[]
  22. cf. Jean Boussinesq, supra, note 10.[]
  23. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 reconnaît spécifiquement le droit de chaque homme à la liberté publique (et non seulement privée) de conscience et de religion.[]
  24. Pasteur, président de la Fédération protestante de France, entretien, 100 ans de laïcité, op.cit.[]
  25. Secrétaire général du CNAL (Comité National d’Action Laïque), entretien, 100 ans de laïcité.[]
  26. cf. Patrick Gonthier (président du centre d’histoire sociale de l’UNSA Éducation) ; entretien, 100 ans de laïcité.[]
  27. C’est l’article 1 de la déclaration de 1789 qui associe égalité et intérêt collectif. cf. n. 11.[]
  28. Président de l’Institut de recherche de la FSU ; entretien, 100 ans de laïcité.[]
  29. Jean Baubérot et Émile Poulat, op.cit. La suite de cette section reprend les éléments fournis par leur article.[]
  30. Outre la prière publique mentionnée à la note 1, signalons le débat sur l’autorisation éventuelle du port du voile à l’université en cours en Turquie, « au titre des libertés individuelles » (selon le président de la République Abdullah Gül) ou du « droit à l’éducation » (selon le premier ministre Recep Tayyip Erdogan), port qui fut interdit par un décret de la junte militaire issue du coup d’État de février 1980 et cependant qu’un projet de réforme propose de supprimer les cours de religion obligatoires à l’école (cf. Le Monde du 22 septembre 2007). Ces « difficultés » de la laïcité illustrent le propos de cet article et nous semble provenir, outre son dogmatisme inhérent, à un certain nombre d’impensés (voir 5. Les impensés de la laïcité[]
  31. Elle tient à deux dispositions : « Aucune déclaration religieuse spéciale ne sera jamais requise comme condition d’aptitude aux fonctions ou charges publiques » (1787) et « Le Congrès ne pourra faire aucune loi concernant l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice » (premier amendement, 1791). C’est la théorie du mur (wall) ; cf. Jean Baubérot et Émile Poulat.[]
  32. On doit même pouvoir affirmer que c’est le pluralisme religieux américain qui aura permis une dissociation entre religion civile (contribuant à fonder la morale commune) et ‘‘religions positives’’ (essentiellement les multiples « dénominations » protestantes dont chacune n’avait plus (en général) l’idée d’être une Église exclusive mais seulement une manifestation particulière (la meilleure selon ses membres) du christianisme. Un même pluralisme religieux est à noter en Grande Bretagne, lui ayant certainement permis d’éviter l’anticléricalisme, ou l’anti-religion, qu’aura connu la France.[]
  33. « La formulation la plus crue s’en trouve dans la Constitution de Malte, qui reconnaît à ses évêques ‘‘le droit et le devoir de dire le vrai et le faux, le bien et le mal en matière de principes’’ (art. 2.2) » ; Jean Baubérot et Émile Poulat, ibidem.[]
  34. Ibidem[]
  35. On ne peut s’empêcher d’y voir la source de leur impérialisme, quelles que soient les bonnes intentions qui pourraient, dans des domaines non-économiques, éventuellement l’animer ; cf. Clyde Prestowitz, Rogue Nation, American Unilateralism and the Failure of Good Intentions, Basic Books, Perseus Books Group, New York, 2003.[]
  36. Jean Baubérot et Émile Poulat, op.cit.[]
  37. Ibidem[]
  38. La Birmanie a cessé de l’être en 1962.[]
  39. Il convient de préciser que le Coran comporte une législation sociale, si bien qu’en islam, il ne saurait y avoir de société non-religieuse. Par contre, le politique, en tant que tel, n’est pas une notion présente en islam.[]
  40. Au demeurant, rassembler, sur une seule page, les définitions de « sioniste », « israélien », « juif », « israélite », « sémite » pourrait clarifier bien de faux débats.[]
  41. Ibidem[]
  42. Le panorama historique que constitue ce paragraphe est issu de l’article de Jean Baubérot et Émile Poulat.[]
  43. Cependant, les « devoirs envers Dieu » ne seront supprimés qu’en 1923 du cours de morale de l’école publique.[]
  44. cf. entretien, 100 ans de laïcité, op.cit. Ce qui lui permet d’ajouter que Dieu est « l’allégorie de l’objet de la croyance des croyants » ! (ce qui n’engage que lui).[]
  45. cf. entretien, 100 ans de laïcité, en substance.[]
  46. Discours, à l’issue des élections, du 6 mai 2007.[]
  47. Le mot est de Patrick Lemattre, prof. ass. HEC, conférence Saint-Gobain, juin 1995.[]
  48. Par exemple, taxations de revenus financiers ou réductions des « parachutes dorés » des présidents démissionnaires ou licenciés (primes que certains ‘‘patrons chrétiens’’ ont refusées, avec moins de couverture médiatique). La protection de l’environnement semble également une ‘‘promesse morale’’ à la mode.[]
  49. Évêque d’Angoulême ; cf. entretien, 100 ans de laïcité, en substance.[]
  50. Rappelons que l’inceste est aux trois quartes familials ![]
  51. En France, le chiffre officiel est de 200 000.[]
  52. Comme le notent Jean Baubérot et Émile Poulat, op.cit.[]
  53. cf. Jean Baubérot et Émile Poulat.[]
  54. On voit aujourd’hui les conséquences de cette ‘‘nationalisation’’ initiale des édifices de cultes, plaçant l’État devant l’obligation de fournir à toute communauté religieuse qui en aurait besoin, des édifices appropriés. Gageons qu’au terme de difficultés économique à venir, les lieux de cultes pourraient bien être privatisés ou – faute d’acheteur solvable – être détruits (par mesure économique).[]
  55. cf. Jean Baubérot et Émile Poulat, op.cit.[]
  56. Recteur de l’Institut musulman de la Mosquée de Paris ; cf. entretien, 100 ans de laïcité.[]
  57. C’est le christianisme qui nommera les autres religions, ayant défini la forme religieuse comme telle ; cf. notre article : « ‘‘monothéisme’’, ‘‘religions du Livre’’, ‘‘mentalités prélogiques’’, ‘‘gnosticismes’’ et autres catégories discutables » et, surtout, Jean Borella, « problématique de l’unité des religions », postface à Bruno Bérard, Introduction à une métaphysique des mystères chrétiens, L’Harmattan, 2005.[]
  58. cf. Jean Baubérot et Émile Poulat.[]
  59. Deux mots, « libéral » et « démocratique », qui se sont longtemps repoussés dans notre vocabulaire politique – comme la droite et la gauche, rappellent les auteurs.[]
  60. cf. Jean Baubérot et Émile Poulat.[]
  61. Président de la Ligue des droits de l’homme.[]
  62. Député-maire de Montreuil.[]
  63. cf. entretien, 100 ans de laïcité. Il est le seul à se référer aux dites « guerres de religions ». Sans doute pense-t-il également que le conflit irlandais, systématiquement désigné comme celui opposant catholiques et protestants, ne fut donc jamais une lutte entre envahisseurs et résistants.[]
  64. cf. entretien, 100 ans de laïcité.[]
  65. Chômeurs, ‘‘jeunes’’, habitants des cités, immigrés, temps partiels forcés, etc., c’est-à-dire, comme dans pratiquement tous les pays occidentaux et mesurés selon la règle international fixant le seuil de la misère, le quart environ de la population.[]
  66. Jean Borella, Symbolisme et réalité, Ad Solem, Genève, 1997, 69 pages, pp.14-15, 19-20.[]
  67. Même si c’est Newton, et non Galilée, qui effectue véritablement la synthèse de la physique et de l’astronomie par la théorie de la gravitation universelle, sur la base de la découverte de l’orbite elliptique de la Terre par Johann Kepler.[]
  68. L’on ne sait pas assez que l’option cosmologique de Tycho Brahé, qui a ses partisans jusqu’à aujourd’hui en Europe et en Amérique, « propose que Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne tournent autour du Soleil, tandis que le Soleil et la Lune tournent autour de la Terre. Il se trouve que cette théorie géocentrique comprend tous les avantages que Copernic prétendait tirer de son modèle héliocentrique. Lui aussi explique le mouvement rétrograde, la variation des périodes planétaires, et le lien des planètes inférieures avec le Soleil, sans aucun recours aux épicycles ni à d’autres constructions ad hoc. On peut en fait montrer que les deux théories planétaires de Tycho Brahé et de Copernic sont mathématiquement équivalentes, ce qui veut dire qu’elles prédisent exactement les mêmes trajectoires planétaires apparentes ». On trouvera une esquisse de cette preuve dans Thomas Kuhn, The Copernican Revolution, MJF Books, New York, 1985 pp.201-206. cf. Sagesse de la cosmologie ancienne, La science contemporaine à la lumière des cosmologies traditionnelles, L’Harmattan (2007) du mathématicien et physicien américain Wolfgang Smith.[]
  69. Notamment que le soleil serait immobile au centre de l’univers ![]
  70. Galilée est même ultra-dogmatique puisqu’il voudrait que « les propositions, enseignées, mais non nécessairement démontrées, […fussent] jugées comme indubitablement fausses dès qu’il s’y trouve quelque chose de contraire à l’Écriture » (Lettre à Christine de Lorraine, Emile Namer, L’affaire Galilée, Gallimard-Juillard, coll. « Archives », 1975, p.113 ; Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, note 27, p.68) alors que l’attitude de l’Église « ne consiste pas du tout à soumettre inconditionnellement la raison à la Révélation, mais à postuler leur nécessaire accord : les vérités de foi ne peuvent contredire les vérités de la raison, Dieu étant l’auteur des unes et des autres. Dès lors, si la raison établit une vérité qui semble contredire l’Écriture, il faut soumettre l’interprétation de l’Écriture à l’exigence de cette vérité » ; La crise du symbolisme religieux, p.70.[]
  71. Ibid., p. 61[]
  72. La première édition de La Critique de la Raison Pure date de 1781 (Kant a 57 ans).[]
  73. Jules Monnerot, Sociologie du communisme, Gallimard, 1963, p.292 sq. ; La crise du symbolisme religieux [LCSR], p.146.[]
  74. Selon la formule de Sartre au sujet du marxisme au XXème siècle ; ibidem.[]
  75. « […] la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent […] », Marx, L’idéologie allemande, Ed. sociales, 1972, p.73 ; LCSR, p.171.[]
  76. « Le christianisme avec son culte de l’homme abstrait » est « le complément religieux le plus convenable » pour une société qui pratique « le fétichisme de la marchandise » : l’adoration fantasmatique de la « valeur marchande » in Le capital, G.F., p.74 ; LCSR, p.171.[]
  77. Marx, L’idéologie allemande, op.cit., p.243 ; LCSR, p.172.[]
  78. Jacques Bidet, « Engels et la religion », in Philosophie et religion, p.171 ; LCSR, p.172.[]
  79. Anti-Dühring, cf. Sur la religion, op.cit., p.148 ; LCSR, p.172. C’est nous qui soulignons.[]
  80. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard, 1981, p.11 ; LCSR, p.176[]
  81. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), trad. Dr S. Jankélévitch, Petite Bibliothèque Payot, 1980, p.277 ; LCSR, p.177.[]
  82. Nouvelles conférences sur la psychanalyse, op.cit., pp.210-211 ; LCSR, p.180.[]
  83. L’avenir d’une illusion (1927), P.U.F., p.25 ; cf. également Nouvelles conférences sur la psychanalyse, op.cit., pp.212-213 et Malaise dans la civilisation (1930), pp. 21 et 32-33 ; LCSR, p.180.[]
  84. L’avenir d’une illusion, p.53 (italiques de Jean Borella); LCSR, p.181.[]
  85. Malaise dans la civilisation, p.31 ; LCSR, p.181.[]
  86. Dans la doctrine borellienne du symbole, ce dernier est triadique, constitué d’un signifiant ou symbolisant (eau, croix, etc.), d’un signifié ou sens mental – naturel ou culturel – (l’eau épousant la forme des récipients, la croix comme intersection de deux ordres de réalité), d’un référent particulier non visible, indiqué – essentiellement ou accidentellement – par le symbole (formation du monde ou, pour la croix, rayon créateur et plan de l’existence) et d’un référent métaphysique – qui fait du signe un symbole – : « l’archétype – ou le principe métacosmique – dont le signifiant, le sens et le référent particulier ne sont que des manifestations distinctes ». Ce référent n’est pas représenté mais présentifié (rendu présent). L’analyse borellienne de la destruction du symbole débute avec le physicisme galiléen, lequel, bien qu’aujourd’hui périmé, aura fait disparaître les référents particuliers et, avec eux, les référents métaphysiques correspondants. Le sens, devenu « en trop » sera alors défini comme structure cognitive a priori de l’homme (Kant), illusion de la conscience (Feuerbach) ou reflet dans le cerveau (Marx), délire collectif et névrose individuelle (Freud) ou, ultime tentative de parer à la contradiction, c’est au  néant que le sens sera rapporté (Derrida).[]
  87. L’avenir d’une illusion, p.61 ; LCSR, p.183.[]
  88. Ibidem, pp.93-94 ; LCSR, pp.184-185.[]
  89. Moïse et le monothéisme, p.137. LCSR, p.186.[]
  90. Nouvelles conférences sur la psychanalyse, p.30 ; également : Introduction à la psychanalyse, pp.191-193 ; LCSR, p.187.[]
  91. Par exemple Robert Amadou en a déduit le caractère ésotérique de la psychanalyse ! « Cahier de l’Homme-Esprit », n° 3, 1973, p.99 ; LCSR, p.188.[]
  92. cf. René Guénon, Le règne de la quantité et les signes des temps, « Traditions », Gallimard, pp.36-41 ; LCSR, p.189.[]
  93. L’avenir d’une illusion, p.16 ; LCSR, p.190.[]
  94. Nouvelles conférences sur la psychanalyse, p.100 ; LCSR, p.191.[]
  95. Essais de psychanalyse, P.B.P., 1981, pp.248-249 ; LCSR, p.192.[]
  96. Le Professeur Wolfgang Smith dénonce la « bifurcation » que Descartes a imposée à la connaissance en instituant une hétérogénéité radicale entre la réalité pensante (res cogitans) et la réalité étendue (res extensa, au sens cartésien : réalité substantielle de l’étendue ou étendue comme réalité substantielle); cf. Sagesse de la cosmologie ancienne, L’Harmattan, 2007. Dans la préface à ce livre, Jean Borella rappelle que « ce ‘‘bifurcationnisme’’ conduit aussi bien à l’impasse de l’idéalisme, qui réduit l’étendue à la pensée, qu’à celle du matérialisme, qui fait l’inverse. Il faut donc opter résolument pour une démarche ‘‘non-bifurcationniste’’ ». Pour autant, ajoute-il, il « resterait à se demander si Descartes se serait reconnu dans toutes les conséquences qui ont découlé de ses principes ».[]
  97. Manque à ce panorama, le « surfacialisme » structuraliste résultant, présenté ailleurs (cf. Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, op.cit., ou notre Jean Borella, la Révolution métaphysique, après Galilée, Kant, Marx, Freud, Derrida, op.cit.) jusqu’à la contradiction derridienne du « décentrement » de la raison.[]
  98. Simone Weil l’a bien montré qui conclut : « L’intelligence, dans son acte d’intellection, est parfaitement libre, et nulle autorité, nulle volonté, fût-ce la nôtre, n’a pouvoir sur elle : on ne peut se forcer à comprendre ce qu’on ne comprend pas » ; Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, op.cit., p.285.[]
  99. « Le mental est un miroir, mais c’est l’intelligence qui voit », dit Jean Borella, La charité profanée, p.84.[]
  100. Jean Borella, Lumières de la théologie mystique, op.cit., p.124.[]
  101. cf. L’équivalence de ratio et d’intellectus dans la Deuxième Méditation métaphysique.[]
  102. « Toute notre connaissance commence par les sens, passe de là à l’entendement et finit par la raison. […] Nous avons défini l’entendement comme le pouvoir des règles ; nous distinguons ici la raison de l’entendement en la nommant le pouvoir des principes », Critique de la raison pure, tr. Fr. Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty in Œuvres philosophiques, édition Ferdinand Alquié), tome I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1980, pp.1016-1017.[]
  103. Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, P.U.F., p.226.[]
  104. Par exemple : « je ne saurais rien révoquer en doute de ce que la lumière naturelle me fait voir être vrai […] Et je n’ai en moi aucune autre faculté, ou puissance, pour distinguer le vrai du faux, que me puisse enseigner que ce que cette lumière me montre comme vrai, ne l’est pas, et à qui je me puisse tant fier qu’à elle », Méditations, AT IX-1, p.30.[]
  105. La charité profanée, pp.126-127.[]
  106. Lumières de la théologie mystique, p.106.[]
  107. Ibidem.[]
  108. Il distingue la connaissance intuitive par ascension dialectique de l’intellect (noèsis) de la connaissance hypothético-déductive par raison discursive (dianoia), cependant que la connaissance par imagination et conjecture (eikasia) comme la connaissance par la foi dans l’expérience (pistis) relèvent de l’opinion.[]
  109. La crise du symbolisme religieux, p.31, note 37.[]
  110. C’était le rêve de Kant, on le sait, que de cantonner « la religion dans les limites de la simple raison » (titre de son fameux livre).[]
  111. Comme le rappelle Cornélius Castoriadis (propos recueillis par Robert Redeker), dans Le Monde diplomatique de février 98, p.23.[]
  112. Il s’agit des Juifs d’Algérie nés avant l’indépendance et dont les ancêtres avaient obtenu la nationalité française par le décret Crémieux de 1870. cfAlternatives Économiques, n° 261, septembre 2007, p.19.[]
  113. Cornélius Castoriadis, ibidem.[]
  114. On lira avec intérêt les analyses de Giorgio Agamben (in Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1997), qui montrent l’« étrange relation de contiguïté qui unit la démocratie au totalitarisme ».[]
  115. Cornélius Castoriadis, ibidem. Réciproquement, la suppression de l’autre possibilité (prévue conjointe à l’origine) : « soit par le moyen de ses représentants » n’amènerait qu’à l’utopie anarchiste.[]
  116. Confirmé par le cynisme de l’homme politique moyen pour qui « la démocratie consiste à demander leur avis à des gens qui n’en ont pas, et après, à devoir en tenir compte ».[]
  117. Article intitulé : « Chabrol : ‘‘Je reste au-dessous de la réalité’’ », propos de Claude Chabrol recueillis par Marie-Noëlle Tranchant, Le Figaro du mercredi 22 février 2006, page 34.[]
  118. « Le prix de la décroyance, Le Monde des Religions, mars-avril 2006, p.17.[]
  119. Extrait de l’introduction de la Constitution de la Bavière, cf. note 34.[]
  120. « Les valeurs universelles que sont la liberté, l’égalité et la fraternité permettent de ne pas avoir besoin de recourir à une religion quelconque » ; cf. note 41.[]
  121. Pour prendre la plus récente, mais laquelle reprend la Déclaration de 1789.[]
  122. cf. Contrat social,  chapitre vi du Livre xi.[]
  123. Bernard Gagnebin, prof. à l’Université de Genève, in Rousseau (J.-J.), Encyclopædia Universalis, 1995.[]
  124. Évidemment en ce cas, ce n’est plus de révolution qu’il faut parler, mais de conversion.[]
  125. Déclaration universelle des droits de l’homme de 1848, article premier. C’est bien sûr nous qui soulignons et l’on rirait bien à attaquer des représentants de l’État français lorsque leur devoir d’agir dans un esprit de fraternité est pris en défaut, ne serait-ce que pour entendre qu’ils ne sont pas concernés par ces devoirs du peuple (ou de « la France d’en bas » disent certains, oublieux de l’étymologie du mot « ministre » signifiant « serviteur »). Ainsi récemment, un Conseil Régional pouvait sans vergogne afficher sur les abris-bus : « Soyez solidaires » (« entre vous, pour nous cela va bien ») ![]
  126. D’après Rudolf Steiner.[]
  127. L’on connaît ce mot de Churchill, concernant la démocratie, non la laïcité : «  la démocratie – qui dégénère nécessairement en démagogie – est le pire des régimes, à l’exclusion de tous les autres » (en substance). Il confirme, pour nous, le danger (l’aveuglement) qu’il y a, de quoi qu’il s’agisse, à justifier l’imparfait par le pire.[]
  128. L’équarrissage de nourrissons à la machette ou la lapidation publique de femmes par exemple, pour ne citer que des exemples connus et qui ne sont pas même les pires (si tant est qu’une gradation dans l’abomination soit possible).[]