Jean Borella (1930), philosophe et métaphysicien français.
Tiré à part de l’article de 2007 « ‘monothéisme’, ‘polythéisme’… et autres catégories discutables »
Une « Unité transcendante des religions » est problématique, ce que Jean Borella a dénoncé à plusieurs reprises. Cet article présente ses arguments en faveur d’une unité analogique des religions.
Introduction
Fort de symboles communs entre religions, on a pu parler d’« Unité transcendante des religions ». Or, cela pose un certain nombre de difficultés, soulevées par Jean Borella à différentes reprises1.
Les éléments qui suivent, après Jean Borella, proposent d’envisager plus à propos, une unité analogique des religions.
La religion qui nomme les autres
Commençons par revenir au concept de religion, et au mot lui-même, destiné à nommer toutes les religions de la terre. On remarquera tout d’abord trois faits :
- le sens initial latin de religio, ne servant à l’origine qu’à désigner la piété, la fidélité, ou « un ensemble d’observances, de règles, d’interdictions, sans se référer ni à l’adoration de la divinité, ni aux traditions mythiques, ni aux célébrations des fêtes »2, ne semblait pas prédestiné au succès qu’on lui connaît désormais ;
- aucune langue, antérieurement au christianisme, ne possède un terme spécifique pour désigner la religion, ce qui permettra à la dénomination de s’imposer ;
- ce concept générique aurait dû apparaître dès l’expérience faite d’une pluralité d’éléments singuliers du même genre, ce qui s’est produit, dès l’époque d’Alexandre, lors des contacts avec ce qu’on appelle désormais l’hindouisme et le bouddhisme. Or, il n’en est rien.
Ainsi, il faut attendre l’époque chrétienne pour que ce concept naisse, comme si la « forme » religieuse chrétienne révélait l’essence supra-formelle de toute religion !3 L’humanité a ainsi ignoré la notion générale de religion, avant l’apparition du christianisme. Mais l’effet sémantique de l’apparition du christianisme dans le monde méditerranéen du Ier ou du IIe siècle, ne se borne pas à doter la pensée humaine du concept de religion ‘‘en général’’, il s’étend aussi, très logiquement, à la nomination de chaque religion en particulier. Car, si la découverte de la notion de religion (et donc des religions) ne s’est effectuée ni en Chine, ni en Inde, ni dans le bouddhisme, ni en Égypte, ni en Israël, ni en Grèce, ni à Rome, il faut encore ajouter qu’antérieurement au christianisme aucune de ces religions n’avait de nom pour se désigner elle-même. Les dénominations que l’on utilise, telles que taoïsme, hindouisme, bouddhisme, judaïsme même, sont toutes postchrétiennes, et certaines (hindouisme, par exemple) fort récentes. Au contraire, l’adjectif ‘‘chrétien’’, comme nous l’apprennent les Actes des Apôtres (XI, 26) apparaît à Antioche vers l’an 45, et le substantif ‘‘christianisme’’ (christianismos opposé à ioudaïsmos), attesté pour la première fois chez S. Ignace d’Antioche (Épîtres aux Magnésiens, X, 1, 3 ; aux Romains, III, 3 ; aux Philadelphiens, VI, 1), semble déjà d’un usage courant à la fin du Ier siècle. »4
La dénomination amène la comparaison
Que la comparaison ait amené la dénomination ou l’inverse, toujours est-il qu’ayant constitué en religion les autres formes du sacré, il devenait nécessaire au christianisme de se situer par rapport à elles. Trois façons, combinables, de caractériser cette situation peuvent être distinguées : les religions existantes sont des restes diversifiés de la révélation primitive, elles sont œuvres purement humaines (produit de la religiosité naturelle ou résultant d’autres facteurs) ou elles sont ‘‘l’œuvre du diable’’.
Chacune de ces hypothèses apparaît à la fois vraie, à quelques égards, et fausse : la dernière rappelle qu’aucune religion n’échappe aux atteintes du démon (cf. la parabole du bon grain et de l’ivraie) mais supposerait que Dieu puisse se laisser adorer et prier à l’aide de formes enseignées par le diable (trompeur si puissant qu’il peut satisfaire, par une illusion invincible et indécelable, le besoin religieux le plus profond de toute l’humanité depuis les origines) ; la seconde hypothèse rappelle que toutes les religions sont certes riches de créations humaines et affectées par les conditions culturelles de leur développement, mais elle « confère à la nature humaine une capacité créatrice hors de proportion avec l’ampleur des phénomènes religieux et l’originalité spécifique de chaque religion » ; la première rappelle que toutes les religions « sont porteuses d’éléments primordiaux, comme le prouve l’universalité de certaines vérités et de certains symboles ».
C’est sans doute la solution la plus cohérente. Pour autant, elle ne rend pas compte que, au-delà de leurs éléments primordiaux communs, certaines religions apparaissent, sans conteste possible, comme fondées par un révélateur, tel le Bouddha ou le prophète Muhammad. On ne saurait n’y voir que l’effet d’une imposture. Il faut donc compléter la thèse d’une révélation primordiale par celle d’une intervention divine, directe ou indirecte (angélique). Reconnaître cette « origine divine des religions (authentiques) n’entraîne de soi ni relativisme ni syncrétisme, car chacune reste unique et, d’une certaine manière, incomparable ».
Que faut-il donc penser des religions qui se comparent entre elles et se contredisent ? Par exemple, le Bouddha enseigne l’impermanence de l’atman (le « soi »), en opposition à l’hindouisme qui affirme sa permanence et sa réalité transcendante. De même, le Coran rejette la Trinité chrétienne au nom de l’Unité divine (IV, 171 ; V, 73), ainsi que la divinité du Christ (IV, 172 ; V, 17, 72-78 ; IX, 31-32) qui en est inséparable. Cette contradiction, en particulier entre le « Dieu n’a pas de fils » coranique et « le Verbe fait chair est Dieu », telle que posée, est insoluble. Reste à en chercher la signification.
Il semble qu’il soit alors nécessaire, plutôt que de juxtaposer les religions, d’accepter l’idée d’une hiérarchie des révélations : la Parole révélatrice exprimant plus ou moins explicitement le Mystère divin. Par exemple, le christianisme ne rejette pas le dogme fondamental de l’islam (pas de Dieu, hormis Dieu), mais l’affirme au contraire (credo in unum Deum : « je crois en un seul Dieu »), alors que l’islam, lui, ne « comprend » pas le Christ, Fils de Dieu. Plus précisément, il ne reconnaît que ce qui s’accorde à sa perspective : Jésus, fils de la Vierge Marie, messager de Dieu, mais de telle sorte qu’« on pourrait dire que l’islam représente ce que l’abrahamisme pur peut accepter du mystère christique, et que le judaïsme avait rejeté ».
Cette semi-négation – qui est aussi une semi-affirmation – du Christ par l’islam (religion explicitement post-christique) est sans doute une épreuve terrible pour un chrétien, mais celle-ci est riche d’enseignement : elle rappelle « la force irrécusable de l’exigence monothéiste » (dont l’islam est le témoin) ; elle enseigne « l’insondable profondeur du mystère christique, insondable puisque tout se passe comme si Dieu avait dû tolérer son voilement miséricordieux – et momentané – aux yeux d’une partie des ‘‘croyants’’ ».
C’est que le mystère christique « est ‘‘parousiaque’’ : en lui se réalise la parfaite immanence du divin à l’humain, réalisation anticipée et salvatrice du moment final où ‘‘Dieu sera tout en tous’’ ». C’est-à-dire que les chrétiens accomplis appartiennent déjà au « huitième jour » du monde et que l’islam réalise une certaine « vérité de fait » de l’attitude de certains chrétiens à l’égard du Christ, celle de l’hérésie arienne. C’est pourquoi « il était en quelque sorte impossible que le christianisme fût l’ultime religion, celle de la fin des temps ». Ce qui est définitivement accompli dans la personne du Christ, ne l’est pas au même titre dans la religion chrétienne dont la tâche, christifier le monde, est seulement « en voie de réalisation », sinon, si cette tâche était accomplie, la religion chrétienne aurait cessé d’exister.
Ainsi, le christianisme est à la fois plus et moins qu’une religion : « plus qu’une religion, parce que centré sur le mystère du Christ, unité transcendante de toutes les révélations », au sens où la « forme » chrétienne dépasse toutes les formes et donc révèle « la forme religieuse » en tant que telle ; « moins qu’une religion, parce que ce dépassement entraîne une sorte d’incapacité relative à se constituer véritablement en forme historiquement existante ». Sa nature prophétique – qui « annonce la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’Il vienne » (1 Co., XI, 26) – « autorise » l’existence terminale d’une forme religieuse : synthèse minimale et stable de la forme religieuse comme telle, religion réduite à l’essentiel.
Le christianisme est terminal et indépassable, en ce qu’il réverbère aujourd’hui la lumière parousiaque et éternelle : « la lumière surnaturelle de la future Apocalypse » ; et l’islam et terminal parce qu’il représente la forme la plus simple du théisme sacré originel.5
Les limites d’une unification du religieux
On ne peut ignorer le caractère conjectural de ces considérations, ni qu’« il y a dans la pluralité des religions un mystère impénétrable, le secret de Dieu ». Pour autant, on ne peut pas ne pas essayer de le penser, même si « penser, c’est toujours se mettre à la place de Dieu ». Aussi, pour que ma pensée de la pluralité des religions soit acceptable, elle doit s’effectuer à partir de mon expérience des religions existantes, et en particulier, de ma propre religion, qui devient ainsi « l’indépassable condition que constitue pour moi la révélation du Christ ». Mais alors, l’unification même du concept de religion devient problématique : s’il s’agit d’une « unité apophatique des révélations » (apophatique pour ineffable et surintelligible), on affirme simplement l’origine divine des manifestations du sacré, ou, pour l’étudiant athée, on ne fait qu’entériner une désignation commune des faits religieux ; s’il s’agit d’une « unité cataphatique des religions » (cataphatique pour énoncé positivement formulable), on s’engage à définir le contenu intelligible d’une telle supra-religion ou inter-religion.
C’est ici qu’apparaissent, pour le christianisme, des difficultés insurmontables. Car, faire abstraction des contingences particularisantes des diverses religions (la façon dont elles se distinguent phénoménologiquement) est toujours possible, mais ce qui ne l’est pas serait d’ignorer ce que chacune dit d’essentiel. Par exemple, abstraction faite des faits historiques que constituent Shâkyamuni pour le bouddhisme et Muhammad pour l’islam, on peut admettre que ces religions se rejoignent : « le nirvâna n’étant au fond rien d’autre que l’extinction de tout ce qui s’affirme illusoirement comme réel en dehors du seul Réel : il n’y a de Dieu que Dieu ». Or, le christianisme ne peut être soumis au même traitement : son message, c’est le messager lui-même ; « la contingence historique particularisante en tant que telle est donnée comme l’absolu de la révélation. Tout le christianisme consiste à croire que Jésus-Christ est l’incarnation unique du Fils unique de Dieu » ; toutes les religions ont dit, sous une forme ou sous une autre que Dieu était Père ou qu’Il était Esprit, aucune n’a jamais dit : Dieu est Fils.
Ce « Dieu est Fils » signifie qu’à travers la Trinité révélée par le Fils, Dieu ‘‘devient’’ Père, non pas seulement des hommes et du monde, mais surtout en tant que Dieu engendre éternellement Dieu ; de plus, le Christ n’étant en rien un messager parmi d’autres mais la Parole elle-même, il ‘‘devient’’ l’Exégèse du Père (Joa., I, 18).
Alors que les autres religions, à notre connaissance, ne ‘‘déterminent’’ pas l’Essence divine dans son aséité mais se contentent du « Visage » nécessaire à notre relation à Dieu (l’Un, l’Être, la Réalité pure, le Créateur et le Rémunérateur…), le mystère trinitaire est une « christianisation » de l’Absolu, qui « prolonge la ‘‘forme’’ chrétienne au-delà de la relation homme-Dieu », qui « dogmatise » chrétiennement au niveau de l’Absolu lui-même. C’est ce qui rend le christianisme inintégrable dans le concept positif d’une unité des religions, sauf, bien sûr, à rejeter les deux dogmes fondamentaux (l’union de la nature divine et de la nature humaine dans l’unique hypostase ou personne du Fils d’une part et, d’autre part, Dieu unique en trois personnes distinctes) mais alors, ce ne serait plus le christianisme qui serait intégré, ce serait l’arianisme.
Une telle réinterprétation étant incompatible avec les données de la Tradition et de l’Écriture, il faut donc rejeter la conception cataphatique d’une unité des religions et s’en tenir à une conception apophatique.
Une unité analogique des religions
Si la pluralité des religions est nécessaire, c’est dans l’ordre même de cette pluralité que doit aussi se manifester l’unicité, unicité donc relative. Philosophiquement, on peut distinguer différentes sortes d’unité. L’unité générique est là où se rencontre un genre unique et commun à plusieurs espèces, tel le genre animal, commun au bœuf et à l’homme (l’homme n’est pas moins animal que le bœuf, mais il ajoute, à ce genre commun, la différence spécifique raisonnable) ; « selon ce type d’unité, le terme religion désignerait un genre commun dont chaque religion serait une spécification, aucune religion n’étant plus ou moins religion qu’une autre, pas plus qu’aucun animal n’est plus animal qu’un autre : ici, le terme de religion a un sens univoque ». L’unité purement nominale apparaît lorsqu’il n’y a pas de genre commun entre l’animal « chien » et la constellation du Chien ; ici le terme de chien a un sens équivoque, c’est un simple homonyme. Il existe un troisième type d’unité, qui n’est ni univoque comme dans l’unité générique, ni équivoque comme dans l’unité nominale, c’est le cas où une même dénomination peut s’appliquer « à des réalités différentes, non parce que ces réalités partageraient un genre commun, mais parce qu’elles soutiennent un rapport déterminé avec une réalité première où se manifeste, d’une manière plus appropriée et plus parfaite, l’essence signifiée par la dénomination ». L’exemple classique d’un tel cas est celui de « sain », qui se dit proprement et par excellence de l’animal, mais aussi, et indirectement du remède, ou du médecin qui procurent la santé, ou encore de l’urine qui en est le signe. Cette unité peut être dite unité analogique – ce sont les médiévaux qui l’ont ainsi nommée – au sens d’une analogie d’attribution : on attribue un même terme à des réalités différentes d’une manière qui n’est ni univoque (pas d’identité ou d’équivalence générique entre ces réalités), ni cependant équivoques, car, ici, « la communauté de nom a sa raison d’être en ce qu’il y a une certaine nature qui se manifeste en toutes (les) acceptions » de ce terme6. Mais cette communauté de nature se manifeste plus ou moins parfaitement, et donc cette nature sera nommée seulement d’après la réalité en laquelle elle se fait connaître le plus visiblement et à laquelle elle appartient le plus proprement. Elle sera donc attribuée aux autres réalités « par référence à une première réalité » dit Aristote.
Ces principes peuvent s’appliquer au cas des religions, d’une part puisqu’il ne saurait y avoir d’unité des religions et, d’autre part, puisque l’humanité a ignoré la notion générale de religion, avant l’apparition du christianisme, qui les aura toutes nommées.
Toute nomination distingue et sépare, mais, ce faisant, elle accomplit aussi la vérité du multiple en révélant l’identité singulière de chaque être. […] Pour accéder à la conscience de soi et par là à la conscience de la religion en tant que telle, il a fallu que les penseurs chrétiens fassent, avec le message christique, l’expérience de quelque chose qui dépassait tout ce qu’ils pouvaient connaître dans l’ordre du sacré, c’est-à-dire non seulement le sacré grec, romain ou juif, mais aussi indien, égyptien ou celte. Pour que les autres formes religieuses soient constituées dans leur formalité même, cessant d’être des modes spontanés de vivre, aveugles à elles-mêmes, à l’instar de Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, il était requis qu’elles soient définies par ce qui les limitait dans leur ordre même, en d’autres termes, qui les transcendait. […] Ainsi le christianisme est-il, par sa propre apparition, le révélateur de toutes les religions en tant même que religions. À sa lumière, ou plutôt à celle du Christ, est effectivement apparue la nature religieuse des autres formes, qu’elles le sachent ou non. Cela ne signifie nullement qu’il soit la religion en tant que telle, pour la simple raison que cette Religion quintessentielle n’existe pas. Au demeurant peu de religions ont une conscience aussi intime de leur imperfection formelle que la chrétienne : ce qu’il y a de plus transcendant en elle – le Christ – ne lui appartient pas et ne lui appartiendra jamais.
Dès lors, cette religion précaire, mal définie, qui peut même contempler avec quelque « envie » la splendeur formelle ou la vigoureuse simplicité ou le parfum de sérénité des manifestations du sacré à la surface de la terre, « se sait aussi dépositaire d’un message unique qui consiste simplement en la venue de Dieu dans notre chair, non pas du divin, mais de Dieu en personne, non pas la ‘‘descente’’ sur terre d’un aspect divin (avatâra), mais l’assomption de la nature humaine par l’hypostase du Verbe. […] Et c’est là la raison de la secrète faiblesse de la forme chrétienne »7. On peut même voir l’« importance de l’Église – phénomène unique en histoire des religions – comme le substitut de cette forme qui, à certains égards, lui fait défaut (d’où aussi un certain manque du sens des formes sacrées, qui semble congénital au christianisme). »8
« Assurément ce message christique, entrant dans l’histoire des hommes, ne pouvait pas ne pas se revêtir de formes, comme toute autre religion, et c’est cela qui a été, dès les origines et jusqu’à nos jours, le grand problème du christianisme : formes juive, païenne, moderne, postmoderne, etc. Se réformer toujours, c’est être en quête de formes nouvelles et ne se fixer à aucune. Stable dans l’espace, le christianisme est en perpétuelle errance temporelle. Mais c’est aussi par là qu’il garde le pouvoir de révéler la nature formelle des manifestations du sacré. On le voit, il n’est pas facile d’être chrétien, ni même de penser le christianisme en lui-même. Et je ne parle pas ici de la sublimité des commandements du Christ qui se résument en : ‘‘soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait’’ (Mt., V, 48), je parle d’exister en chrétien au niveau le plus élémentaire. Un juif, un musulman, se sent juif ou musulman lorsqu’il accomplit les rites de sa religion, même s’il n’est pas un saint. Un chrétien vit toujours dans une extrême incertitude quant à la vérité chrétienne de sa conduite.
Le christianisme n’est certes pas l’unité des religions, il n’est pas la Religio perennis9 mais il est historiquement la forme première par référence à laquelle seule les autres formes ont pu être nommées selon la vérité de leur nature. C’est pourquoi on peut bien dire que l’unité des religions est une unité analogique dont l’analogué premier est la religion du Christ. »10
De l’essence du christianisme
Sur l’ensemble de cet article, nous avons vu nombres éléments montrant du christianisme ce qu’il a d’unique (relativement à d’autres religions) ou ce qu’il a d’essentiel (en soi). Rappelons-les :
- Sa dogmatique, expression ou formulation la plus transparente des mystères chrétiens, qui s’insère entre la révélation et la théologie, constitue un cas unique parmi les traditions religieuses de la terre – lesquelles disposent, ‘‘classiquement’’, d’une révélation (écrite ou non) qui formule, et de théologies qui interprètent. C’est l’intelligence inégalée du mystère chrétien, nous semble-t-il, qui aura conduit des esprits, parmi les plus grands, à y consacrer leur vie et, surtout, qui aura nécessité cette dogmatique, pour fixer – face à toute dérive ‘‘anecdotiquement’’ interprétative – et pour transmettre, pendant deux mille ans, le mystère chrétien11.
- Sa ‘‘gnosticité’’ signifie que le christianisme est une religion gnostique par essence puisque le Fils (ou le Verbe ou le Logos) incarné est, proprement, la Parole elle-même, la gnose du Père. Toute gnose véritable, qu’elle le sache ou non, passe par le Christ-Logos12.
- Son unicité transcendante en découle et le christianisme peut donc être dit « plus qu’une religion ». En effet, centré sur le mystère du Christ, « unité transcendante de toutes les révélations », le christianisme – la ‘‘forme’’ chrétienne – dépasse toutes les formes et révèle donc « la forme religieuse » en tant que telle.
- Sa filialité provient du fait que, en christianisme, le message, c’est le messager lui-même : Fils unique de Dieu. Si toutes les religions ont dit, sous une forme ou sous une autre que Dieu était Père ou qu’Il était Esprit, seul le christianisme a dit : Dieu est Fils. Ainsi, ce « Dieu est Fils » signifie qu’à travers la Trinité, Dieu est Père également, mais non pas seulement des hommes et du monde, mais surtout en tant que Dieu engendre éternellement Dieu.
- Son assomption de la nature humaine par l’hypostase du Verbe incarnée – venu en Personne – est sans commune mesure avec une ‘‘simple’’ venue du divin, même dans notre chair, ou la ‘‘simple’’ « descente » sur terre d’un aspect divin (le Christ n’est en rien un avatâra).
- Son injonction à la perfection : « soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt., V, 48) va au-delà d’une capacité humaine qui serait privée de la grâce de l’Esprit Saint, annoncée et envoyée, et dépasse, sans conteste, tout autre commandement ou injonction à se conformer à des pratiques particulières.
S’il fallait maintenant résumer le christianisme à son essence originale et unique, nous dirions13 que 1) Dieu s’est incarné en Jésus-Christ 2) afin de nous enseigner (doctrine) le Mystère trinitaire et 3) de nous commander (vie spirituelle) l’amour de Dieu et du prochain : la charité, 4) nous aidant à comprendre l’un et réaliser l’autre par la grâce de l’incarnation continuée qu’est l’Eucharistie. « Nous pensons en effet qu’aucune religion n’est fondée sur l’incarnation de Dieu Lui-même, au même titre que le christianisme ; aucune ne possède, à proprement parler, une théologie trinitaire ; aucune n’a, comme elle, réduit la loi et les prophètes au commandement d’amour ; aucune ne présente un rite semblable à celui de l’eucharistie, où Dieu se donne, non seulement par sa grâce, non seulement par sa puissance, non seulement en récompense à qui fait sa volonté, mais où Dieu se donne en Personne dans une présence substantielle. »14
De là, on peut montrer comment correspondent, Trinité et charité d’une part, incarnation et eucharistie d’autre part.
À l’incarnation se rattacheront les questions de la foi et s’en trouvera définie la forme générale du christianisme dans toutes ses manifestations historiques, autrement dit, dans son existence15 et à l’eucharistie, qui s’y réfère, se rattacheront toutes les questions relatives à l’espérance (« l’annonce de la mort du Christ jusqu’à ce qu’Il vienne »), mais donc aussi relatives à la foi (« la foi est la substance des choses que l’on espère »), de même que l’institution sacerdotale, consacrant les espèces eucharistiques, et l’institution ecclésiale, assurant la validité du sacrement par la transmission apostolique. Et l’Église est bien cette réalité en acte de l’espérance, messianisme véritable, sacramentum futuri.
Quant à la correspondance entre Trinité et charité, c’est celle qu’il y a entre la connaissance chrétienne par excellence : le contenu théologique ou doctrinal essentiel, et, l’action chrétienne par excellence : le contenu pratique ou la voie spirituelle essentielle. « De même que Dieu est de nature trinitaire, de même le chrétien est de nature caritative. Cela signifie donc que Dieu agit toujours trinitairement, et que ce qui ‘‘inspire’’ son action est toujours trinitaire. Également, cela signifie que le chrétien (véritable) agit toujours dans la charité, et que ce qui inspire son action est toujours caritatif. Mais […] cette nature caritative de la vie chrétienne est inséparable de la nature trinitaire de la vie divine, l’exercice de cette charité est inséparable de la connaissance de cette vérité »16. C’est pourquoi la charité, reflet créé de la Trinité incréé, doit rester déterminée par l’Absolu, faute de quoi elle risquerait de s’ériger elle-même en absolu, en norme universelle, et alors, c’est toute la compréhension humaine du christianisme qui serait pervertie, ainsi que notre époque semble le montrer, avec ou sans catégories.
Notes
- « Problématiques de l’unité des religions », postface à Bruno Bérard, Introduction à une métaphysique des mystères chrétiens, L’Harmattan, 2005 ; « La religio perennis n’est pas une religion » in, collectif, René Guénon, Frithjof Schuon. Héritages et controverses, L’Harmattan, 2023[↩]
- cf. Brelich.[↩]
- De ce point de vue, une doctrine de l’unité des religions est proprement chrétienne : les autres religions sont des « formes plus ou moins parfaite de l’unique religion, qui, comme le dit saint Augustin, existe depuis le commencement du monde et qui s’est enfin révélée en Jésus-Christ » ; cf. Jean Borella, « Intelligence spirituelle et surnaturel », in Éric Vatré, La Droite du Père, Enquête sur la Tradition catholique aujourd’hui, Trédaniel, 1994, p.48.[↩]
- Jean Borella, « Problématique de l’unité des religions », postface à Bruno Bérard, Introduction à une métaphysique des mystères chrétiens, Imprimatur du diocèse de Paris, L’Harmattan, 2005.[↩]
- « Intelligence spirituelle et surnaturel », pp.48-51.[↩]
- L. Robin, La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, p.151 ; « Problématique de l’unité des religions », op.cit., p.267.[↩]
- « Problématique de l’unité des religions », pp.266-270.[↩]
- « Intelligence spirituelle et surnaturel », op.cit., p.54.[↩]
- Laquelle n’est que la projection mythologique et illusoire d’un concept (cf. les théories respectives de Guénon et Schuon).[↩]
- « Problématique de l’unité des religions », op.cit., pp.270-271.[↩]
- cf. Jean Borella, Problèmes de gnose, op.cit. Présentée sous la forme de « paradoxes maxima », notre livre, Introduction à une métaphysique des mystères chrétien, en regard des traditions bouddhique, hindoue, islamique, judaïque et taoïste (L’Harmattan, 2005, 302 pages, imprimatur du diocèse de Paris), a tenté de présenter cette dogmatique unique, spécialement à propos des mystères de la Trinité et du Christ ; cf. 1ère Partie « La Trinité chrétienne », Chapitre 1. Résolution des paradoxes – approches conceptuelle et doctrinale et 3ème Partie : « Le Christ chrétien », Chapitre 11. Une synthèse paradoxale universelle – approches conceptuelle et doctrinale. Voir également notre article : « Faut-il être intelligent pour être sauvé ? ».[↩]
- cf. Jean I, 18 : Le Fils unique, dans le sein du Père, en est l’Exégèse.[↩]
- Avec Jean Borella, La charité profanée, op.cit., pp.27-30.[↩]
- Ibid., p.27.[↩]
- « Ainsi par exemple de la théologie chrétienne dont la forme historique – non le contenu – est constitué à l’image de l’incarnation : de même que dans le Verbe fait chair, l’essence divine revêt une forme qui n’est pas la sienne propre, de même la vérité chrétienne, en devenant théologie, revêt une forme doctrinale qui n’est pas la sienne propre, mais qui est celle de la culture gréco-latine » ; La charité profanée, p.28. Voir également supra, note 48, p.14.[↩]
- La charité profanée, p.30.[↩]