Car toute affirmation reste en deçà de la Cause unique et parfaite de toute choses, car toute négation demeure en deçà de la transcendance de Celui qui est simplement dépouillé de tout et qui se situe au-delà de tout

S. Denys l’Aréopagite, Théologie mystique 1048 B (Portrait de Denis l’Aréopagite, miniature extraite d’un manuscrit de ses œuvres complètes, vers 1403-1405)

Exergue

Mystique de la théologie, davantage qu’une théologie de la mystique, il nous a semblé que Lumières de la théologie mystique1 (LTM) rassemblait les meilleures indications pour comprendre la théologie – indissociable du christianisme – comme voie initiatique et spirituelle plutôt que comme simple spéculation et exercice intellectuel. Même si l’on verra, selon la doctrine dionysienne notamment, que ces approches sont loin d’être disjointes, tant l’intellect peut être montré « surnaturel par nature ».

Bien sûr, il manquera à cette « théorie d’une théologie pratique », toutes les illustrations rassemblées par l’auteur, le contenu pourrait-on dire de cette théologie initiatique : en particulier les textes illustres et sublimes de S. Denys l’Aréopagite, de Maître Eckhart, du bienheureux Henri Suso comme de l’Anonyme Frankfortois, auteur inconnu de la Theologia teutsch. Pour autant, tout en recommandant la lecture de Lumières de la théologie mystique, on se souviendra que l’essentiel, au terme de la théologie comme à son origine, est ce « qui nous fait adhérer sans parole et sans savoir aux réalités qui ne se disent ni ne se savent, unis à elles à notre façon au-delà des puissances et des forces de la raison et de l’intelligence2. » Comment le dire et le penser pourraient-ils mener au Silence et à l’Impensable, comment la connaissance saurait-elle culminer dans l’Inconnaissance, c’est, suivant la tradition dionysienne, ce que cette mystique de la théologie indiquera, selon les capacités de celui qui l’entendra (ad modum recipentis quidquid recipitur). 

Théologie, raison et intelligence

Abordant un sujet spécialement orienté vers Dieu, il est, aujourd’hui plus que jamais, nécessaire de situer une telle démarche. Comme la théologie se pose en science (logos) de Dieu (Theos), il semble donc pertinent de vérifier si intelligence et raison lui sont compatibles.

Si l’on ne peut pas exclure l’exigence scientifique (au sens de discours conceptuellement rigoureux) de la théologie, c’est parce que la lui refuser serait réduire l’intelligence, pour toute science, à la seule saisie des réalités empiriques. Or aucune science, sans conteste, ne saurait s’y limiter, à voir les constructions théoriques et les spéculations qui sont nécessaires à leurs développements.

Dès lors, on pourra même dire que l’Objet le plus noble de l’intelligence sera « l’affrontement spéculatif ultime avec l’Au-delà de tout ». Là, celle-ci pourra « faire l’expérience décisive et paradoxale de ses propres limites et s’éprouver soudain comme pure capacité d’adoration contemplative (LTM, pp.10-11.) ».

Alors qu’il semblait jusque là bien raisonnable de laisser à toute science, fût-elle science de Dieu, le droit à la rigueur comme à la spéculation ultime, dire que l’intelligence puisse devenir « pure capacité d’adoration contemplative » pourra sembler une affirmation toute gratuite.

L’on verra cependant que chacun peut l’éprouver ; mais l’éprouver seulement, car ce qui s’éprouve ne se prouve pas. Une telle théologie est alors bien sûr plus qu’un simple discours (logos) sur Dieu. Il s’agit d’une voie spirituelle effective et, en ce sens, on l’appellera théologie mystique, théologie ultime à laquelle, on le verra, mène toute théologie.

Pour l’instant, la théologie a donc droit à l’intelligence ; qu’en est-il de la raison ?

Distinguons-la déjà de l’intelligence. Si ces deux facultés n’en sont qu’une – selon S. Thomas d’Aquin -, la raison sera l’acte de la pensée discursive, alors que l’intellect permettra la pénétration intuitive et intérieure de la vérité. La raison sera « la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux »3, « l’enchaînement des vérités »4, alors qu’à l’intelligence correspondra la faculté de comprendre : l’intellection. Dit autrement, c’est une chose que de raisonner, une autre que de comprendre le raisonnement.

Cette proximité de sens est en tout cas suffisante, ayant permis au théologien d’être intelligent, pour lui laisser également le droit de raisonner. La théologie saura donc être œuvre intelligente et raisonnable quant à sa forme ou à ses méthodes ; on ne saura au plus que lui disputer sa matière : son Objet.

Mais est-ce bien vrai ? Une telle dispute serait-elle légitime ?

Est-il suffisant que tout le monde continue à opposer raison naturelle et révélation surnaturelle pour que ce couple doive structurer toute problématique théologique ? En particulier, ce qui ne viendrait pas explicitement de Dieu (la Révélation) viendrait-il donc forcément de l’homme (la raison) ? La raison saurait-elle fonctionner sur ses seules ressources et selon ses propres exigences ?

En fait, comme le souligne Jean Borella (LTM, p.58 sq.), cette opposition n’est qu’une vue officialisée depuis le Moyen Âge et liée à l’aristotélisation de la philosophie, lorsque le XIIIe siècle découvre l’existence d’une philosophie païenne qui, ignorante de la révélation, est cependant parvenue à la connaissance de vérités sur Dieu et la conduite de la vie humaine. Selon la conception aristotélicienne, « l’activité spécifique et proportionnée de la raison humaine, c’est la connaissance scientifique du monde sensible » et la formalité du discours scientifique (la logique syllogistique) garantit sa rigueur ; alors que « pour la noétique platonicienne, c’est l’objet qui fonde la vérité de la connaissance [… :] l’intellect, dans son désir de connaissance parfaite, est donc ordonné fondamentalement à la contemplation de la Réalité inconditionnée, le Bien en soi ». C’est la foi seule qui peut présenter à l’intellect, dans l’obscurité de la Caverne, les objets intelligibles qu’il connaîtra ensuite dans son ascension à la lumière du Soleil divin, jusqu’à l’Objet suprême, au-delà de tout Objet » (p. 84.). 

La raison, telle qu’énoncée par les grands principes de l’entendement et la pure logique (aristotélicienne), est, en tant qu’instance cognitive en effet formellement universelle. Mais cette pure raison n’est qu’une abstraction parce qu’on la considère en elle-même ; elle n’est pure, « dans son intemporelle universalité qu’en tant qu’elle ne s’applique à rien et ne sert à rien » (p. 60). Matériellement, dès qu’elle s’applique à des matières, la raison doit composer avec elles et s’y soumettre. C’est pourquoi, selon le lieu et l’époque, selon la culture qui médiatise les expériences sensibles et intellectives, il y a des régimes de rationalité distincts. Cette fameuse raison naturelle est ainsi bien plutôt une raison culturelle. Et c’est pourquoi il y a donc une histoire de la raison, qui semble montrer, très approximativement, quatre phases, ou quatre régimes de rationalité, en Occident au moins (pp. 60-61) :

  1. « le régime platonicien d’une raison intellective hiérarchiquement ordonnée au divin,
  2. le régime aristotélico-thomiste d’une raison logique soumise à la révélation, mais encore pénétrée d’intellectivité,
  3. le régime kantien d’une raison scientifico-critique, horizontalement contreposée aux croyances religieuses
  4. le régime [derridien] cybernétique ou combinatoire d’une raison déconstruite et décentrée, livrée au pouvoir de ses déterminations économiques, sociales ou ethnologiques » (ibid.).

Ce qui est maintenant intéressant est de comparer les autonomies ou hétéronomies relatives de ces régimes de la raison :

  • « les régimes 2 et 3 impliquent tous deux l’autonomie relative d’une raison dite naturelle parce que distincte de l’ordre surnaturel ou religieux, mais en des sens opposés : autonomie de service et subordonnée comme le moyen à la fin qui l’utilise (régime 2) ; autonomie d’indépendance, voire de révolte, dévouée à l’affranchissement des superstitions qui assujettissent la raison (régime 3).
  • De même les régimes 1 et 4 impliquent une hétéronomie relative de la raison, mais en des sens également opposés : la raison combinatoire est soumise (c’est le décentrement derridien du logos) aux aléas de ses conditionnements socio-culturels ou psychanalytiques, donc à ce qui est infrarationnel et aliénant, tandis que la raison intellective est soumise à la grâce de ce que René Roques appelle son ‘‘conditionnement transcendant’’5, donc à ce qui lui est supérieur et qui l’accomplit.
  • Mais on voit alors ce qui rapproche les régimes 1 et 2 : le rôle de conditionnement transcendant que joue la révélation à l’égard de la raison dans le régime 2, l’intellection mystique le joue dans le régime 1, et sans doute l’un se combine-t-il avec l’autre dans les cultures anciennes, c’est-à-dire sacrales ; et toutes ces cultures se réclament d’une origine divine qui se perd dans la nuit des temps et qui nous renvoie à la révélation primitive » (p. 61).

Ceci permet de conclure cette introduction (p. 62) sur ce point capital : « il n’y a pas […] de raison exclusivement profane et entièrement naturelle. » Cela inclura pour nous la raison de type kantien, dont l’apparente autonomie repose sur l’exclusion de l’intuition intellectuelle, après que Kant l’a réduite au modèle de l’intuition sensible (p. 106). Quant à la raison de type derridien, elle semble faire suite aux travaux de l’anthropologie structurale, lorsque celle-ci note, à l’encontre d’une conception unitaire de la raison, « l’hétérogénéité, dans l’espace et le temps, des formes de pensée, réduites à la contingence de simples arrangements ou combinaisons d’éléments ». Mais, « s’il en était ainsi, alors aucune pensée ne serait en droit de tirer rationnellement une telle conclusion : la raison est une ou elle n’est pas » (p. 59).

Ainsi, non seulement la théologie pourra-t-elle raisonner intelligemment, mais, de plus, la raison lui sera une faculté adaptée, puisque celle-ci ne saurait donc être ni exclusivement profane ni entièrement naturelle. « Car la raison elle-même, qu’elle le sache ou non, ne tient son pouvoir de connaître que de la libéralité d’un Dieu ‘‘Père des lumières’’ (ép. de S. Jacques, I, 17), et du Verbe ‘‘Vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde’’ (Jean, I, 9) » (p. 61) :

Seule la grâce d’une illumination venue de Dieu peut donner à l’homme le désir et la capacité de s’élever vers Lui6.

À « l’incomplétude de la raison (il n’y a pas de pure nature) [correspond] son exigence naturelle d’un accomplissement surnaturel d’ordre intellectif et même supra-intellectif » ; l’intelligence « est surnaturelle par nature », « elle est d’essence métaphysique » ; « l’intellect (noûs) est déjà quelque chose de divin » (pp. 92-93).

« L’Esprit est celui du Père et du Fils et le nôtre », disait S. Augustin (De Trinitate, V, 14). C’est pourquoi il y a, au terme de la théologie comme à son origine, ce « qui nous fait adhérer sans parole et sans savoir aux réalités qui ne se disent ni ne se savent, unis à elles à notre façon au-delà des puissances et des forces de la raison et de l’intelligence »7.

Quinze aspects de la théologie pour une définition

Distinguer dans la théologie sa forme et son objet, puis les trois conceptions philosophiques de la théologie, les trois axes de la théologie des débuts du christianisme, les trois sources de la science théologique et, enfin, les quatre voies de la théologie, devrait nous permettre, à l’aide de ces « quinze » distinctions, de définir la théologie.

Les deux théologies, formelle et matérielle

Au plus simple, il convient déjà de distinguer entre la théologie comme contenu et la théologie comme science. La première se réfère à sa matière, à la réalité divine, à son objet : le Théologique, la seconde à sa forme, à sa méthode, à la discipline intellectuelle ou genre doctrinal qu’elle constitue : la théologie.

  • Le Théologique, chez S. Denys comme dans toute la littérature patristique, ce sont d’abord les Saintes Écritures, la Parole de Dieu – ce qui est strictement son sens étymologique. Dès lors, les théologiens sont ceux qui l’ont rapportée : les évangélistes. « Nous vivons en nous remémorant la vérité de tes enseignements théologiques », écrira Denys en s’adressant à S. Jean. Au-delà même des Écritures, toujours chez S. Denys comme chez les Pères grecs, le Théologique est également « le mystère de Dieu envisagé ‘‘en Lui-même’’ dans sa vie trinitaire » (p. 48). Ce passage, vers la fin du IVe siècle, est tout naturel : « ce que la théologie scripturaire est venue révéler, c’est la théologie trinitaire, la ‘‘structure intime’’ de l’Essence divine » (p. 24).  Ici, la théologie (theologia) s’oppose à l’économie (oïkonomia). Cette distinction-clef de l’Église orthodoxe, c’est, envisagée dans sa plus grande généralité, le mystère de Dieu comme Trinité suressentielle par rapport au mystère de Dieu comme Incarnation et Rédemption, de la sorte que l’économie (la Révélation du Christ) est la source indispensable de la théologie (le Mystère de la Déité).
  • La théologie, comme méthode ou science, est, tout spécialement chez Denys, son enseignement, sa transmission. Selon l’originale doctrine dionysienne, il y a deux modes de transmission : le mode mystérique (ou symbolique) et le mode théorétique (ou philosophique). « La tradition des théologiens est double : indicible et mystique d’une part, évidente d’autre part, et plus facilement connaissable. Le premier mode est symbolique et initiatique ; l’autre est philosophique et démonstratif. Ajoutons que l’inexprimable s’entrecroise avec l’exprimable »8.

Il est capital de bien voir, dans cette doctrine, que « l’inexprimable est entrelacé (sympépléktaï) à l’exprimable ». Cela signifie que « ni la gnose spirituelle n’exclut la connaissance spéculative, ni la science de l’intelligence n’exclut l’intériorité mystique » (p. 55), car ces deux domaines ne sont pas sur le même plan. Une distinction horizontale définirait en effet, dans une même structure épistémique, deux domaines hétérogènes et autonomes. Or, dans cette conception dionysienne – qui est celle aussi de S. Thomas d’Aquin -, il s’agit d’une distinction verticale définissant des degrés d’une unique ascension cognitive : la raison, dite naturelle, n’est que le degré inférieur d’une intellection imparfaite qui, de lumière en lumière, conduit l’esprit jusqu’à Dieu : intellection parfaite (p. 54, note 9). C’est pourquoi la philosophie peut à bon droit être considérée comme un mode de l’enseignement théologique.

Les trois conceptions philosophiques de la théologie

C’est pourquoi également, de Platon aux premiers siècles du christianisme, la théologie – ou du moins le vocable – fait partie intégrante des conceptions philosophiques traditionnelles. Tout particulièrement, la conception la plus répandue est celle de théologie tripartite : mythique, physique et politique.

L’une des chaînes permettant de résumer l’histoire de cette tradition part de S. Augustin (IVe-Ve s.) lisant Varron (Ier s. av. J.-C.), lui-même fortement influencé par le stoïcisme (Zénon de Citium, Cléanthe, IVe-IIIe s. av. J.-C.), courant philosophique qui « a recueilli et systématisé bien des enseignements répandus dans le monde méditerranéen » (p. 19). Chronologiquement cette fois, on a donc la systémisation stoïcienne d’une philosophie en trois branches : logique, physique, morale ; la subdivision par Cléanthe9 de chacune de ces branches en dialectique et rhétorique pour la logique, théologie et physique et pour la physique, et, politique et éthique pour la morale ; trois de ces divisions semblant annoncer la tripartition de la théologie chez Varron : théologie, physique et politique.

Dans cette théologie tripartite, on a les correspondances précises suivantes :

  • à la théologie mythique – œuvre des poètes et s’adressant à l’imagination – correspond la mythologie et les théogonies ancestrales rapportées par Homère, Hésiode, Orphée… On peut également la dénommer théologie symbolique ;
  • la théologie physique – œuvre des philosophes et s’adressant à la raison – porte sur le « monde » (de Physis, la nature) et correspond à la cosmologie, au sens où les anges sont les clefs des causes secondes. On peut aussi l’appeler théologie théorétique ou spéculative ou encore naturelle ;
  • la théologie politique – œuvre des législateurs et s’adressant à la volonté – s’occupe de la religion de la cité (polis). Varron l’appellera ‘‘théologie civile’’ (p. 18).

On pourrait ajouter qu’à la théologie civile – ou théologie de la loi – correspond l’exotérisme (l’aspect populaire de la religion), à la théologie physique – ou théologie de l’esprit – correspond l’ésotérisme (c’est la Métaphysique d’Aristote, laquelle fait partie des écrits dit ésotériques) ; entre les deux et comme réel intermédiaire, on a, avec la théologie mythique, l’ensemble des symboles religieux, et donc ce qu’on peut appeler la théologie des symboles (p. 20), sachant, bien sûr, que les symboles ont pour fonction de nous faire passer d’un visible à un invisible, ou d’un dicible à un indicible.

C’est en langage presque paulinien qu’on peut parler de théologie de l’esprit et de théologie de la loi, par résonance entre la théologie des philosophes (physique, spéculative…) et la théologie du peuple (politique, civile). Mais, bien sûr, s’il est vrai que « théologie civile et exotérisme correspondent à peu près, il s’en faut que l’ésotérisme antique se ramène à la théologie physique » (ibidem).

Les trois axes de la théologie des débuts du christianisme

Chez les Pères grecs, « l’unique théologie rayonne selon trois axes indissociables […] : l’Écriture sainte, la Science de Dieu, la prière pure et contemplative ; autrement dit : la révélation, la gnose, la déification » (p. 22).

C’est avec Eusèbe de Césarée (265-339) que le mot « théologie » s’affranchit définitivement de la tradition païenne et devient le bien propre du christianisme. A ce moment, théo-logie est la Parole de Dieu, « l’enseignement de Dieu à l’homme, avant d’être raisonnement de l’homme au sujet de Dieu »10.

Comme on l’a vu, c’est au IVe siècle que ‘‘théologie’’ s’identifiera à la connaissance trinitaire.

Enfin, ‘‘theologia’’ deviendra le suprême degré de la gnose divine et, « selon un enseignement fondamental de S. Grégoire de Nysse, le Père de la théologie mystique, on pourra distinguer trois degrés dans cette gnose divine : la connaissance dans le Buisson ardent, la connaissance dans la Nuée, la connaissance dans la Ténèbre. Ces trois désignations sont empruntées à trois moments de la vie de Moïse, prototype de l’homme spirituel : ‘‘La manifestation de Dieu s’est faite d’abord à Moïse dans la lumière (du Buisson ardent) ; ensuite il a parlé avec lui par la Nuée (qui conduisait les Juifs à la sortie d’Égypte) ; enfin, devenu plus parfait, Moïse contemple Dieu dans la Ténèbre (sur le Mont Sinaï)11’’. Le degré du Buisson ardent correspond à la praxis. C’est le temps de la vertu, c’est-à-dire de la purification. Le degré de la Nuée est proprement celui de la theoria, de la contemplation, de la gnose, de l’intellection, qui, usant des créatures comme d’autant de symboles, se dégage du sensible pour accéder à la theoria des Intelligibles. Enfin le troisième degré est celui qui atteint à ‘‘la montagne de la Théognosie’’12. Cette connaissance qui a renoncé à toute connaissance, c’est vraiment la theologia » (pp. 25-26). Si la theoria est une science de la Trinité, la theologia en est la « co-naissance », la nescience.

Les trois sources de la science théologique

Selon Denys, la grâce de la connaissance théologique peut être reçue de trois façons : l’Écriture, la Tradition orale et l’illumination intérieure ; la troisième nécessitant les deux premières et se distinguant de la Tradition, comme « connaissance théorique » ou mathôn (de mathein : savoir), en tant que pathôn (de pathein : éprouver) : « l’expérience vécue »13.

Ces trois sources correspondent à trois modes de la gnose théologique :

  • l’intellection « théopathique » constitue le mode subjectif,
  • l’Écriture le mode objectif
  • et la Tradition tient des deux : transmission entre sujets vivants du dépôt objectif.

Cette Illumination n’est en rien un illuminisme, elle est indissociable de la prière et, en particulier, des sacrements. C’est une « initiation divine », une « lumière intellectuelle qui nous assimile intérieurement à son Objet divin », « une sorte de sacrement […] parce qu’elle ne se produit que sous l’effet du sacrement, lequel est lui-même une « illumination ». Même si « l’intelligence possède naturellement le pouvoir de recevoir l’illumination ; encore faut-il précisément qu’elle la reçoive » : « pas d’initiation théognosique sans l’initiation du baptême, de la confirmation et de l’eucharistie ». « Le pouvoir de l’intellect d’être naturellement ordonné au surnaturel, n’est actualisé que par l’initiation sacramentelle à la filiation divine » (p. 86). Alors seulement est-on « participant de la Nature divine » (S. Pierre) ou « ontologiquement greffé sur Dieu par le baptême » (Jean Borella) ; dès lors, on « subsiste divinement » (S. Denys).

Le principe fondamental de l’Écriture est, pour Denys notamment, qu’elle renferme toute la connaissance possible de Dieu : « il faut éviter d’appliquer témérairement aucune parole, voire aucune pensée à la Déité suressentielle et secrète, à l’exception de ce que nous ont révélé divinement les Saintes Écritures »14. Bien sûr, ce n’est pas « la limite de toute théologie : c’est seulement la limite du dicible » (p. 87).           

Quant à la Tradition, il faut d’abord noter que c’est par elle qu’est transmise l’Écriture, comme sa « continuité vivante » avec, de plus, « la clef de l’intelligibilité de la Parole divine » (p. 88). Cette transmission vivante et compréhensible, c’est, avec l’administration des sacrements, le rôle majeur de l’institution ecclésiale. Si la Tradition écriturielle est écrite ou orale, et, dans ce dernier cas, pourra être, de plus, secrète (kruphia paradosis), la Tradition sacramentelle pourra être dite symbolique (symbolikê paradosis) : « cette initiation pour ainsi dire symbolique de la sainte naissante de Dieu en nous (le baptême) […] ne contient […] aucune image sensible, mais elle reflète plutôt les énigmes d’une contemplation digne de Dieu dans des miroirs naturels adaptés aux facultés humaines »15.

Les quatre voies de la théologie

Ce contexte dionysien a permis de préciser les conditions d’une théologie bien plus initiatique que spéculative ; il reste à présenter les quatre modes ou voies qui peuvent mener, par la grâce, vers la connaissance de Dieu.

Partant des Écritures – ce qui est la règle -, on voit qu’elles parlent de Dieu au moyen d’images : le Rocher, la Lumière, ou bien de notions : le Bien, l’Être, la Vie. Aux premières correspondra une théologie symbolique, aux secondes une théologie cataphatique (affirmative). Dès lors, la transcendance divine demandera que soient niées toute affirmation sur Dieu : ce sera la théologie apophatique (négative). Enfin, au-delà même de toute négation (le dire de ce que Dieu n’est pas), la théologie apophatique s’achève dans le mode non modal de la théologie mystique, « ‘‘lieu’’ de Ce qui est sans lieu ».

Ces quatre voies ou modes apparaissent ainsi comme « les quatre degrés d’une unique ascension de connaissance » (p. 94), dont on verra que l’Amour est l’ascenseur.

Théologie symbolique

La théologie symbolique consiste à rendre explicite la nature théologique des symboles. Essentiellement cosmologique (par nature), les symboles tirés de l’Écriture s’offrent à l’intelligence pour qu’elle « lise dans ces formes un enseignement qui échappe à toute forme »16, pour qu’elle saisisse « dans la figure de ces réalités, les réalités sans figure » (p. 95) : le Rocher, la Lumière, etc. qui symbolisent (ou présentifient) Dieu.

Si le symbole relie un visible à un invisible, c’est parce qu’il est une « ressemblance dissemblable »17 et cette antinomie est intrinsèque à la nature du lien symbolique :

  • la ressemblance qui relie, statiquement, ce visible à cet invisible, c’est la nature analogique du symbole,
  • la dissemblance qui fait renoncer à l’image et, dynamiquement, fait monter vers le modèle, c’est sa vertu anagogique (l’acte d’anagogie étant, littéralement, « la montée vers le haut »).

La théologie étant une voie, il était normal d’y trouver un mouvement ; il est ici vertical, rectiligne et ascendant.

Théologie affirmative.

Avec la théologie affirmative, on entre dans le champ de l’intelligible conceptuel, de la raison discursive et donc du langage, nécessaire à la compréhension des notions ou idées sur Dieu. Comme celles-ci sont employées au départ dans l’Écriture puis transmises par la Tradition, cette théologie notionnelle s’en trouve totalement légitimée et, dès lors, il est même du devoir du théologien (p. 102) de commenter et d’expliquer toute ces notions issues de l’Écriture : Vie, Cause, Principe, etc.

De plus, son discours se devra d’opérer du haut vers le bas, de telle sorte que les affirmations successives soient initialement fondées au plus proche de Dieu. Cet ordre descendant, c’est l’imitation du proodos, procession de l’immanence divine selon les degrés de la Création : Un ou Bien, Être, Vie, Intelligence… Cette descente qui, d’un côté, arrime la théologie affirmative au plus près de Dieu, de l’autre et au fur et à mesure de son éloignement, fait qu’elle tend à être « de moins en moins vraie et épuise, en quelque sorte, sa propre possibilité » (p. 98).

Mais cette « descente » n’est que méthodologique et elle est sans rapport avec le mouvement de l’âme qui accompagne cette théologie affirmative et permet de la distinguer de la théologie symbolique ainsi que d’introduire la théologie négative comme leur nécessaire complément :

  • comme déjà évoqué, le mouvement de l’âme est ascensionnel et longitudinal lorsque, voyant Dieu dans la nature, elle monte de l’effet à la Cause, de la figure au Modèle (théologie symbolique) ;
  • il est hélicoïdal lorsque l’âme se meut selon la raison discursive (théologie affirmative) ;
  • il est circulaire lorsque l’âme « se détache de la multiplicité des objets extérieurs » et unifie, dans la concentration, « ses puissances d’intellection » (théologie négative). Ce mouvement est seul propice à l’éventuelle « union intelligible »18 (théologie mystique).

On notera ici le rôle intermédiaire de la théologie affirmative, illustré par le mouvement hélicoïdal qui combine les mouvements rectiligne et circulaire (p. 99, note 215). Egalement, si celle-ci est le fait de l’intelligence discursive (diexodikos est le vocable dionysien), à la théologie négative correspondra l’intelligence intuitive (noéros) (p. 110). Enfin, si l’on souhaite marquer d’un mot, l’apport fondamental de chacune des trois théologies : symbolique, affirmative et négative, il semble que vision, discours (rationnel) et intuition (intellectuelle) soient appropriés.

Théologie négative.

La théologie négative consiste à « nier tout symbole et toute notion appliqués à Ce qui est au-delà de toute figure et de tout nom » (p. 99). De plus, bien au-delà d’une simple négation qui annulerait ce qui a été affirmé précédemment, la théologie négative ressort comme l’anagogie de la théologie affirmative : le concept nié cesse de simplement indiquer un objet mental pour devenir « le signe d’une opération à effectuer par l’intelligence théologique » ; le langage conceptuel s’est transformé en opérateur métaphysique !

En effet, de même que le symbole, par sa vertu anagogique, permet que l’image ne soit pas prise pour la Réalité, de même le mot (ou la notion qu’il désigne ou le concept par lequel la notion est pensée) acquiert sa véritable utilité lorsque l’esprit prend conscience de l’inadéquation du concept à son Objet, lorsque l’intelligence anagogique cesse de le considérer comme une chose mentale mais réalise la réalité transcendante qu’il désigne.

Ainsi, l’intelligence théologique perçoit « le modèle comme transcendant à son reflet dans la pensée » (p. 111) et on appellera tension anagogique (pp.101, 107, 111)19 la prise de conscience de cette « tension qui règne entre l’essence intellective de la notion et le mode mental de son existence, entre le contenu transcendant de ce qui est pensé et l’acte (le concept) qui le pense » (p. 111).

Dit autrement, la théologie négative peut permettre de « réaliser l’unité du voir (symbole) et du concevoir (notion), du symbole, vision sans intellection, et du concept, intellection sans vision, dans la vision intellective » (p. 99). Cette vision intellective, qui est une « gnose par nescience » ayant renoncé à toute connaissance conceptuelle, relève alors de la théologie mystique.

Théologie mystique.

Dès lors, la théologie mystique ne se distingue de la théologie négative que comme la fin du chemin du chemin lui-même. Lorsque celle-là a nié tout symbole et tout concept, celle-ci peut apparaître. Lorsque l’intelligence ne voit plus le concept comme une chose mentale, parce qu’elle l’a nié, parce qu’elle a fermé les yeux, alors peut-elle réaliser la Réalité informelle et anonyme. Alors elle fait « l’expérience décisive et paradoxale de ses propres limites et [peut] s’éprouver soudain comme pure capacité d’adoration contemplative » (pp.10-11).

Car une telle réalisation, évidemment, relève à la fois de la connaissance et de l’amour. Mais, de quel amour et de quelle connaissance s’agit-il ?

  • Fondamentalement, « la puissance anagogique est œuvre de l’Amour et traduit l’opération de l’Esprit-Saint au cœur de l’intellect » (p. 110).  « L’amour n’est que le mouvement même de la theologia, la puissance dynamique qui la fait […] dépasser les noms et les formes. Et cette puissance érotique qui est dans l’intelligence créée, n’est autre que sa participation à l’Erôs divin lui-même, à l’Esprit d’Amour qui est Dieu en son extase trinitaire » (p. 108).
  • La Connaissance dont il est question est également par participation. Disant « Dieu » et le niant comme concept, il reste l’intuition intellectuelle – qui « est la vie même de l’esprit » (p. 106) –, la saisie de l’intelligence par un sens, dans l’exacte mesure où l’intellect ne fait plus qu’un avec cet intelligible. L’objectivité métaphysique, dans laquelle s’unifie connaissant, connu et connaissance, est intrinsèque et qualitative, tandis que « l’objectivité physique est extrinsèque et relative : elle n’est que le reflet de la précédente qui la fonde ontologiquement » (p. 106). On a alors dépassé toute opération noétique (ordre de la connaissance qui implique, même dans le cas de l’intuition intellectuelle, une certaine spéculativité) (p. 112), pour une ontonoèse où l’être et le connaître s’unifient indissociablement.

Si la puissance anagogique est l’œuvre de l’Esprit dans l’intellect, cette opération est possible parce qu’elle trouve « dans l’intellect lui-même, une capacité supra-conceptuelle qu’éveille et actualise la tâche apophatique : la grâce présuppose la nature qu’elle parfait » (p. 110). La nature la plus profonde de l’intelligence est ainsi l’intuition pure : non pas en tant qu’acte intellectif, mais en tant que nature surnaturelle, virtuelle identité entre elle-même et le sens qui l’a saisit. En dépassant le noétique, « elle obéit non seulement à l’attraction de l’Amour divin, mais encore à sa propre nécessité interne. » C’est pourquoi le mouvement circulaire de l’âme symbolise la conversion de l’intelligence à elle-même (p. 110). Et cette conversion est une permanente nécessité.

Les théologies négative et mystique s’avèrent ainsi être « une ‘‘Pâque’’ de l’intellect » (p. 108), une voie spirituelle comportant mort et résurrection : « mort aux concepts affirmatifs […] qui deviennent signes de leur propre dépassement ; résurrection, parce que l’intellect qui a consenti […] à son propre effacement, à sa propre crucifixion, est établi dans un état suréminent de ‘‘gnose par nescience’’ » (pp. 108-109).

Ces deux moments : extinctif et unitif, sont précisément révélés par la mort et la résurrection du Christ. « Le dépouillement de toutes les opérations intellectuelles, le renoncement à tout objet déterminé, en vue de reconnaître le seul Objet divin, c’est la mise à mort d’une intelligence crucifiée avec le Christ, et qui, comme lui, ayant renoncé à toute forme intelligible du divin, ne peut que s’écrier : ‘‘ Eli, Eli, lamma sabacthani ’’. […] Baptisé dans la mort du Christ, l’intellect pascal ressuscite avec Lui » (pp. 115-116).

Car dans le christianisme, « il ne saurait y avoir d’autre voie de gnose que Jésus-Christ Lui-même, incarnation du Logos, c’est-à-dire de la Connaissance que Dieu prend de Soi. […] Et c’est pourquoi, d’Origène à Maître Eckhart, et chez les plus grands mystiques, la connaissance de Dieu, la gnose véritable, est identifiée à la filiation divine : connaître Dieu, c’est devenir ‘‘Fils’’ » (p. 43).

Notes

  1. Jean Borella, Lumières de la théologie mystique – LTM – Delphica, L’Age d’Homme, Lausanne, 2002 ; réédition L,Harmattan, coll. Théôria, 2015.[]
  2. S. Denys l’Aréopagite, Noms divins, 585 B-588 A, p.67, cité par Jean Borella, op.cit., p.87.[]
  3. Descartes, Discours de la Méthode, I.[]
  4. Leibniz, Théodicée, discours… 1.[]
  5. René Roques, L’Univers dionysien, Aubier, 1954, p.217.[]
  6. S. Denys l’Aréopagite, Hiérarchie céleste, 120B-121A ; trad. Maurice de Gandillac, Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, Bibliothèque Philosophique, 1943, 2e édition 1980, p.185, cité par Jean Borella, op.cit., p. 61.[]
  7. S. Denys l’Aréopagite, Noms divins, 585 B-588 A, p. 67, cité par Jean Borella, op.cit., p. 87.[]
  8. Lettre IX, 1105 D ; traduction Ysabel de Andia, L’union à Dieu chez Denys l’Aréopagite, Philosophia Antiqua, vol. LXXI, E.J. Brill, Leiden-New York-Köln, 1996 , p.447, n.26, cité par Jean Borella, op.cit., p.49.[]
  9. Selon Diogène Laërce, Vie et doctrines des philosophes illustres, VII, 41 ; Pochothèque, 1999, p.817 ; Jean Borella, op.cit., p.19.[]
  10. Ceslas Pera, « Denys le mystique et la Théomachia », Revue des Sciences philosophiques et théologiques, Paris, Vrin, 1936, N°1, p.12, cité par Jean Borella, op.cit., p.23.[]
  11. Basile de Césarée, Traité du Saint Esprit, collection Sources Chrétiennes 17, Cerf, Paris, 1947, p.106, cité par Jean Borella, op.cit., p.25.[]
  12. S. Grégoire de Nysse, De vita Moysis, II, 152.[]
  13. Selon le jeux de mot d’Aristote rapporté par Synésius de Cyrène, cf. N. Turchi, Fontes Historiae Mysteriorum Aevi Hellenistici, Roma, 1930, n°83, p.53 ;  Jean Borella, op.cit., p.85.[]
  14. S. Denys l’Aréopagite, Noms divins, 585 B, p.67 ; Jean Borella, op.cit., p.87.[]
  15. S. Denys l’Aréopagite, Hiérarchie ecclésiastique, 397 A-B, p.256 ; Jean Borella, op.cit., p.89.[]
  16. René Roques, Introduction à la Hiérarchie céleste, S.C. 58, p. XXI ; Jean Borella, op.cit., p.95.[]
  17. René Roques, L’univers dionysien, op.cit.,p.201, note 2 ; Jean Borella, op.cit., p.103.[]
  18. S. Denys l’Aréopagite, Noms divins, 705 A-B, pp.102-103 ; Jean Borella, ibid.[]
  19. Voir aussi Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, L’Âge d’Homme, pp.328-329.[]