Wolfgang Smith (1930), mathématicien, physicien et métaphysicien américain (ex prof. MIT).
Un résumé par Bruno Bérard de l’article de Wolfgang Smith publié dans Sacred Web, Vol. 16, 2005, après le développement de la notion de fermeture épistémique du concept par Jean Borella
Résumé ici un article de Wolfgang Smith exposant la doctrine philosophique de Jean Borella sur la « fermeture épistémique du concept », suivie d’une application de cette doctrine à la science (moderne), puis à la contradiction scientiste, et enfin à la physique quantique contemporaine.
Fermeture épistémique
Si la science n’est pas « seulement une langue bien faite » (adage provocateur de Condillac), cette dernière propriété est cependant un critère de « scientificité », à savoir la stricte logique de l’expression formelle dans la science moderne.
En distinguant la pensée et le langage, on s’aperçoit pourtant que pour la pensée – dont la quête inhérente est un objet – la cohérence nécessaire est donc ontologique et intérieure, alors qu’elle est, pour le langage, formelle et extérieure. Même, plus la pensée s’ouvre à l’être, moins le discours s’y rapportant est adéquat. Réciproquement, le prix à payer pour l’exactitude scientifique formelle est de sacrifier l’« ouverture à l’être », tout en opérant la « fermeture épistémique du concept » ainsi définie.
Or, renoncer à l’accès à l’essence des choses – qui est la philosophie, et plutôt la métaphysique – au profit de l’« exactitude » (un « faux » selon le mot de Whitehead) nécessite une motivation. Quelle est alors la finalité de la science moderne ? Elle se situe finalement dans le domaine pragmatique : la technologie ou, plus généralement, la prédiction et le contrôle ou encore, selon les termes baconiens, un type de connaissance (!) où la vérité et l’utilité « sont une seule et même chose ». Cette profonde disjonction entre la conception de la connaissance dans la science moderne et dans la philosophie résulte du fait qu’« il n’y a, pour un être vivant, que deux moyens de cesser de penser : contempler ou agir » (dit Borella).
La clôture épistémique de la science, dans ses grandes lignes, consiste donc à filtrer l’essence – et donc l’être -, jusqu’à réduire les phénomènes à de « pures relations », bientôt indépendantes des êtres (comme les corps remplacés par des « points de masse » reliés entre eux). On s’aperçoit ici qu’un objet scientifique est lui-même un concept, quand un concept philosophique est essentiellement transitif, et reste ontologiquement ouvert à l’objet auquel il conduit.
Aussi immense que soit l’intérêt scientifique de « fermer les concepts », l’univers conceptuel qui en résulte n’est qu’une « libre création de l’esprit humain »1, et, à côté de la science moderne, il existe toujours une manière philosophique distincte de connaître. En effet, la clôture épistémique est invisible pour le point de vue scientifique – dont l’autonomie ne concerne que le domaine pragmatique -, alors que le philosophe sait que toute clôture ne peut avoir lieu que dans un champ spéculatif plus large, et que la métaphysique définit le champ spéculatif le plus général possible.
C’est ce qui différencie les sciences modernes des sciences pré-galiléennes, ces dernières restant ouvertes à la science générale qu’est la philosophie, et qui est pour elles normative.
Application à la science (moderne)
Si l’objectif de Borella est de défendre l’ouverture du concept philosophique, et d’éviter que la philosophie ne soit réduite à un observateur de la science moderne, la « fermeture épistémique du concept » fournit une base à une théorie de la science.
Il est clair que ce n’est que dans le cas des mathématiques pures que la fermeture épistémique peut être totalement réalisée. Là, « nous ne savons jamais de quoi nous parlons ni si ce que nous disons est vrai » (Bertrand Russell). En physique cependant, la fermeture épistémique ne peut jamais être complète, mais celle liée à l’univers objet-concept, or un modèle mathématique – ou un « corps de théorie auxiliaire » – ne constitue pas une théorie physique.
En effet, la physique galiléenne était loin d’être fermée épistémiquement et la relativité einsteinienne a rigoureusement démontré l’erreur. En effet, « la théorie de la relativité a fait la première tentative sérieuse d’insister sur le traitement des faits eux-mêmes », dit Eddington ; mais il faut s’assurer de ce que sont les faits concrets d’observation2.
Or, les faits d’observation doivent être conçus en relation avec la théorie physique et ne peuvent être « durs » (c’est-à-dire scientifiquement rigoureux) ; « durs » est plutôt le modus operandi par lequel l’univers de l’objet-concept est relié au domaine empirique.
Il n’existe pas de physique mathématique, mais on constate qu’avec le temps, la physique passe par des niveaux de fermeture de plus en plus élevés, la phase actuelle montrant un degré excessif de formalisation et une perte corrélative de contenu empirique3. Alors que la physique théorique produit en abondance des « mondes multiples » et des théories de supercordes, elle s’approche de la limite de la fermeture épistémique complète et les « théories de tout » deviennent plutôt des théories de rien du tout. En effet, « le concept de substance a disparu de la physique fondamentale », déclarait déjà Eddington en 1938 (dans ses conférences Tarner) ; l’univers physique n’est pas découvert mais construit par le modus operandi de la physique : les mathématiques, qui « ne sont pas là jusqu’à ce que nous les y mettions ».
Cependant, la formalisation complète de la physique (sans substance, sans description de l’univers réel, mais simplement une structure mathématique définie en termes opérationnels) que prétendait Eddington a omis quelque chose : la fermeture épistémique n’a pas été réalisée (par exemple, la constante de structure fine devait être de 1/137, alors que les dernières mesures ont montré qu’elle était inférieure de 3 centièmes de pour cent, ce qui est fatal à la théorie d’Eddington).
Cela signifie qu’à proprement parler, la science ne peut jamais être scientifique, la fermeture épistémique ne peut jamais être complète, ce qui, néanmoins, est ce qui permet la créativité (la perspicacité du champ spéculatif extérieur) ou cette « libre création de l’esprit humain » déjà citée.
Maintenant, pour en venir aux mathématiques pures, leur fermeture épistémique n’est finalement pas complète non plus. Leur « rigueur parfaite » n’est finalement pas entièrement atteinte, cette limite ayant pourtant été démontrée avec une rigueur parfaite par Gödel (cf. son célèbre théorème d’incomplétude de 1931). Ainsi, si même les mathématiques pures ne peuvent être « formalisées sans résidu », que dire de la physique !
La contradiction du scientisme
La substance ne pouvant être définie en termes scientifiques, il est illégitime de l’attribuer à un univers scientifique objet-concept, ce que fait le scientisme, dénoncé par Whitehead comme « the fallacy of misplaced concreteness »4.
En effet, selon sa propre logique, la science moderne (post-galiléenne) exclut la substance de sa clôture épistémique, mais réifie l’univers, ce qui constitue une incohérence – et plutôt une schizophrénie – non seulement dans la psyché des scientifiques, mais aussi dans celle de la société occidentale contemporaine5. Nous sommes alors engagés dans deux visions du monde contradictoires : celle où l’herbe est verte et celle où elle ne l’est pas, celle où les corps sont solides et celle où ils sont des agrégats atomiques, ce qui conduit à des conditions véritablement pathologiques, véritablement schizoïdes.
Si cette contradiction se retrouve chez l’homme « moyen » – et comment le nier -, comment expliquer qu’on la retrouve chez la plupart des scientifiques, même de premier plan ? C’est parce que l’homme est fait pour connaître la vérité, l’être et même l’Être (Dieu) ; ainsi, lorsqu’ils traitent de questions positivistes dans le cadre d’une fermeture épistémique, les meilleurs scientifiques ne peuvent s’abstenir d’introduire à leur insu l’être ou tout autre substitut6, qui se réfère de toute façon au champ spéculatif extérieur nié, au-delà du cercle épistémique qui définit correctement leur science7. C’est cette contradiction inconsciente qui fait le scientisme, et ce schisme qui sous-tend la schizophrénie.
Il est évident, que la séparation entre la vérité scientifique et le mensonge scientiste n’est pas un sujet de travaux, même dans nos universités. C’est parce que le scientisme relève de l’idéologie de la science – une sorte de nouvelle religion, ou plutôt de contre-religion -, et parce que la science n’est pas en mesure d’expliquer son penchant pour le scientisme, ni de saisir la source de sa propre créativité.
Qu’est-ce qui inspire donc cette passion hégémonique et généralisée pour la scientificité ? L’attrait de la technologie, la promesse d’une utilité baconienne n’expliquent pas tout. Se pourrait-il que quelque chose de satanique soit à l’œuvre, en phase avec un tel schisme et comme l’indique l’étymologie de diabolos8. C’est pourquoi Padre Pio a pu dire que « la science est la bible de l’Antéchrist », comme l’indique la stricte opposition entre « l’ouverture spéculative du concept philosophique » et la « fermeture épistémique du concept » scientifique. On pourrait même dire, puisque ni l’Orient ni le monde musulman n’ont produit de science au sens moderne du terme, que seule une civilisation post-chrétienne – anti-chrétienne, devrait-on dire – a pu donner naissance à son contraire même, une science moderne culturelle privée de philosophie authentique !
Application à la physique quantique contemporaine
Pour en revenir à l’univers des concepts-objets de la physique quantique contemporaine, la première question est de savoir si les particules sont elles-mêmes des concepts-objets ou des entités réelles d’un certain type. Bien qu’il s’agisse d’un formalisme mathématique qui représente les particules quantiques et leurs agrégats (par exemple, un vecteur d’état dans un espace de Hilbert), il est interprété de manière opérationnelle en termes de procédure empirique. Le physicien expérimental traduit les énoncés mathématiques du théoricien en termes opérationnels.
On a l’impression que les particules conceptuelles mesurées ont une certaine réalité objective, mais cette question n’est pas scientifiquement significative. Comme le souligne Eddington : « ceux qui associent à ce résultat l’image mentale d’une entité se produisant dans un domaine métaphysique de l’existence le font à leurs risques et périls ; la physique ne peut accepter aucune responsabilité pour cet embellissement »9. Les critères de scientificité excluent toute idée de substance (ou d’être substantiel), même si aucun copenhagueniste n’adhère pleinement au dicton de Niels Bohr : « il n’y a pas de monde quantique ; il n’y a qu’une description quantique ».
Alors, comment concevoir les particules comme des entités et comment valider une telle interprétation ? Il ne peut y avoir de solution à l’intérieur du cercle épistémique. Il n’y a qu’un seul moyen : faire appel à « la science générale qu’est la philosophie » (Borella), qui n’est pas soumise aux conditions de la scientificité. La « rigueur » du cercle scientifique est alors remplacée par un acte contemplatif de vision ; l’acte discursif ou mental est remplacé par un acte authentiquement intellectif – capable de transcender la scienticité sans tomber dans la fantaisie ou l’illusion.
Pourtant, ce que nous mesurons, ce ne sont pas des choses (qu’il s’agisse de particules ou d’ondes), mais plutôt une distribution mathématique de probabilités. Comment peut-on alors concevoir les probabilités en termes réalistes ? Heisenberg a donné un indice en notant que la fonction d’onde de Schrödinger, interprétée à la Born comme une onde de probabilité, constitue « une version quantitative du vieux concept de potentia de la philosophie aristotélicienne »10. De plus, la probabilité est une potentia dans les deux sens latins d’un potentiel « attendant » d’être actualisé (une simple possibilité) et d’une certaine capacité ou d’un certain pouvoir pour atteindre cette actualisation. En tant que telles, les probabilités peuvent être réelles et exister, ontologiquement, en relation avec le monde corporel. Il faut noter ici que cette conception ontologique des probabilités comme potentiae ne se réduit pas à leur définition opérationnelle, de même que le concept ontologique de distance, par exemple, ne se réduit pas à une procédure de mesure des distances. Le concept de quantité réelle précède le modus operandi de sa mesure !
Cela signifie que le formalisme mathématique de la physique a, en plus de sa signification opérationnelle, une signification ontologique. Le symbolisme mathématique doit impliquer un référent objectif pour développer son sens pragmatique. La vérité et l’utilité ne sont pas « ici une seule et même chose » ! La vérité prime sur l’utilité, comme la cause sur l’effet.
C’est pourquoi la description quantique doit avoir un référent objectif, même s’il se situe en dehors du cercle épistémique, en dehors de l’univers physique lui-même.
La signification ontologique de la description quantique est illustrée de manière éclairante par ce que l’on appelle « l’effondrement du vecteur d’état », qui se produit au moment de la mesure. Lorsqu’une particule entre dans l’espace de mesure de l’instrument, la trajectoire de Schrödinger est violée sans aucune raison physique (ou réinitialisée, disent les physiciens)11. Que se passe-t-il ? Alors que l’instrument est nécessairement corporel, la particule, à partir de son domaine physique, devient une partie réelle de cette entité corporelle. Elle y participe dans sa forme substantielle. Évidemment, cela dépasse les vues des physiciens mais, pourtant, la signification de l’effondrement du vecteur d’état s’avère ontologique, la « discontinuité inexplicable » trahit la corporéité (de l’instrument de mesure).
Même si la théorie quantique n’implique pas manifestement une ontologie complète, elle pointe indubitablement au-delà du domaine physique vers le domaine corporel, en vertu d’instruments de détection et de mesure perceptibles. En outre, la théorie quantique fournit une clé pour une compréhension ontologique du domaine physique lui-même. Intrinsèquement transitif, l’univers physique pointe vers quelque chose qui n’est pas physique. Bien qu’il soit dépourvu de substance, il doit renvoyer à un domaine où la substance peut être trouvée. On pourrait dire que le physique a la nature d’un signe, qu’il est une entité sémantique, sémantiquement orientée vers le corporel. Si la physique est bien la science de la mesure (Lord Kelvin), le physique en tant que tel révèle précisément sa nature (loin d’être réductible à la seule probabilité, mais étant une potentia « pleine ») dans un acte de mesure non physique.
Il est tragique que les physiciens, en raison de la fermeture épistémique, ne puissent pas comprendre le monde physique lui-même ; ils parlent donc d’« étrangeté quantique » ou de « paradoxe quantique », et peuvent même confirmer que « personne ne comprend la mécanique quantique » (Richard Feynman), ou même qu’elle s’est transformée en « une sorte de chant mystique sur un univers inintelligible ». Il est dommage que le critère de scientificité empêche les physiciens modernes de saisir la véritable signification des quanta, alors qu’une telle impasse ne se produit jamais dans la science traditionnelle où la fermeture est simplement instrumentale et jamais absolue.
Heureusement, la notion de fermeture épistémique du professeur Borella ne fournit pas seulement une clé pour comprendre la nature et la portée de la science moderne, mais peut également provoquer une véritable métanoïa, en rouvrant, au-delà de la connaissance illusoire contemporaine – une sorte étrange de demi-connaissance -, une voie vers une connaissance authentique.
Notes
- Albert Einstein, The Evolution of Physics, Simon and Schuster, New York, 1954, p.33.[↩]
- The Philosophy of Physical Science, Cambridge University Press, 1949, p.32.[↩]
- cf. The Wisdom of Ancient Cosmology, The Foundation for Traditional Studies, Oakton, Virginia, 2003, pp.211-215.[↩]
- Science and the Modern World, Macmillan, New York, 1967, pp.51-55.[↩]
- L’influence de la science sur la culture moderne est évidente, comme l’a observé Theodore Roszak : « assez rapidement, le style d’esprit qui a commencé avec le scientifique naturel est repris par des imitateurs dans toute la culture » ; Where the Wasteland Ends, Doubleday, Garden City, NY, 1973, p.31.[↩]
- Le scientisme a d’autres connotations légitimes que la réification de l’univers, mais toutes sont logiquement distinctes : La bifurcation cartésienne (position vue chez Eddington), le darwinisme/évolutionnisme (également vu dans la « théologie du processus » de Whitehead), le naturalisme (une forme étiologique du scientisme), ou sa version épistémologique incarnée par la vantardise de Bertrand Russell : « Ce que la science ne peut pas nous dire, l’humanité ne peut pas le savoir.[↩]
- Cela signifie que la « contradiction » de la science moderne ne peut jamais être vue (avec) dans une science particulière – dont la justification extrinsèque est accordée par sa validité opérationnelle -, mais seulement lorsque l’on poursuit philosophiquement (et consciemment) la recherche des choses (ou objet, ou substance, ou être), comme l’intelligence est intrinsèquement orientée vers.[↩]
- Alors que la « plénitude » est liée à la « sainteté »[↩]
- op.cit., p.71.[↩]
- Physics and Philosophy, Harper & Row, N.Y., 1958, p.41.[↩]
- Ce processus de mesure serait plus précisément décrit dans le langage des probabilités. On parlerait alors de l’incorporation, non pas d’une particule, mais d’une « information », ce qui, d’un point de vue ontologique, revient au même. Voir Roy Frieden, Physics from Fisher Information, pp.63-111.[↩]