Introduction

Qu’est-ce que la métaphysique ?

Le type de métaphysique que nous voulons présenter ici n’est pas une métaphysique qui reconstruirait intellectuellement la réalité dans un système parfait, conduisant à une certitude confortable1. Le type de métaphysique que nous recommandons peut bien utiliser des concepts, mais seulement dans le but de nous faire toucher ou sentir (assentir, peut-on dire) ce qui est au-delà des concepts. C’est là, vu de l’empire de la rationalité, que se trouve le royaume de l’incertitude. C’est que la métaphysique invite à la mystique ; là, la spéculation – speculum est le miroir en latin – rencontre la révélation ; ici, la connaissance peut devenir gnose, c’est-à-dire une « épiphanie de l’Esprit »2. Et c’est là, à notre avis, le but fondamental de la métaphysique, un lien potentiel entre les réalités existentielles et la Réalité ultime, une ouverture à la pneumatisation tant espérée de l’intellect, si l’Esprit le veut bien.

C’est là la contribution originale de Wolfgang Smith, telle que je la vois, qui est de révéler où la science moderne, qu’il comprend bien, peut ou ne peut pas nous amener d’un « savoir ignorant » à la gnose, en recourant à la science métaphysique, qu’il comprend bien aussi.

Le langage de la métaphysique 

Contrairement à certaines idées fausses sur la métaphysique et les religions, il n’existe pas de supra-métaphysique, d’« unité transcendante » formalisable, de « Religio perennis » ou de « Sophia perennis » , sauf au sens général d’un homo religiosis et d’une « Cause première » universelle. Aller trop loin en ce sens demanderait de regarder les religions d’en haut, en s’appuyant sur sa propre puissance intellectuelle. L’intellect le plus ouvert, ne saurait accéder à rien sans révélation et sans grâce, pensons-nous. Dès lors, nous croyons qu’il faut considérer toute « supra-religion » comme une construction ascendante, la projection mythologique d’un concept (même s’il est séduisant avant d’avoir été examiné en profondeur). Une unité immanente ou « analogique des religions » (Borella) serait en effet acceptable, à condition que chacune d’entre elles reste unique dans sa forme et son langage.

Cela signifie qu’il n’y a pas de langage suprême au-dessus de ceux des religions. Ainsi, si la métaphysique est une « épiphanie de l’Esprit », le langage d’une religion (révélée) est a priori adéquat pour exprimer des notions métaphysiques universelles (ultimes), celles qui lui sont propres.

Les mystères métaphysiques et l’image de l’hologramme

Parmi les nombreux mystères métaphysiques, deux sont particulièrement pertinents pour la présente méditation sur l’« hologramme » que nous partageons aujourd’hui. Ces mystères, tels qu’ils sont exprimés, s’apparentent à des paradoxes : le premier a trait à la simultanéité de l’immanence et de la transcendance, le second, probablement plus subtil encore, est la « coexistence » de l’Un et du multiple.

Imaginé par Jules Vernes3 au XIXe siècle et rendu possible après l’invention du laser (1961), l’hologramme n’est qu’une image en 3D, mais avec la particularité que l’image entière (holos) est « écrite » (graphein) dans chacune de ses parties. L’analogie de cette particularité avec le Christ devient évidente : « la plénitude de celui qui remplit tout en tous » (Ep I, 23).

Comme il existe une identité verticale entre le Fils dans la Trinité, le Verbe à l’heure de la Création et le Christ sur Terre incarné, nous allons passer en revue l’hologrammité du Christ depuis la Création jusqu’au Plérôme, en passant par notre existence hic et nunc.

Le Christ hologrammique à travers la Création

Du paradoxe immanence-transcendance…

Toute cosmologie – qui, dans la philosophie de Platon, se voit accorder, au mieux, le statut de « mythe plausible » (ton eikota mython, Timée 29D) – demande une cosmogonie et, in fine, une cause première4. Évidemment, une telle cause première est transcendante à ce qu’elle produit ; c’est l’Absolu par rapport au Relatif, ce dernier ayant une réalité moindre que la « Réalité ultime ». Māyā par rapport à Brahman, dirait-on dans le contexte de l’hindouisme.

Or, qu’est-ce qui relie l’Absolu et le Relatif ? D’un point de vue métaphysique, il s’agit de la conjonction paradoxale de la Transcendance (l’inaccessible au-dessus) et de l’Immanence (la présence de l’Absolu à l’intérieur de toutes les choses). Or, la théologie chrétienne enseigne que tout passe par le Christ : Dieu Père crée par le Christ (Fils), à qui tout appartient ; c’est par lui qu’il nous parle.

  • Dieu le Père nous a parlé par son Fils, qu’il a établi héritier de toutes choses et par lequel il a créé les mondes (He I, 2).
  • Car c’est par lui qu’ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, qu’il s’agisse de trônes, de dignités, de dominations ou d’autorités : tout a été créé par lui et pour lui (Col I, 16).
  • Car c’est de lui, par lui et pour lui que sont toutes choses (Ro XI, 36).
  • Le Christ est donc plus qu’un simple lien (un entre-deux) : Il est Dieu au sein de la Trinité et il a subsumé la nature humaine par son incarnation, déployant une verticalité totale : Christ (Incarnation) – Verbe ou Logos (Création) – Fils (Dieu-Trinité).

Le paradoxe Transcendance-Immanence est alors résolu par la distinction entre l’essence et la puissance du Verbe. C’est ainsi que l’exprime saint Athanase :

Présent dans toute la Création, le Verbe reste à l’extérieur selon son essence, mais réside en tous selon sa puissance […], animant simultanément chaque être et tous les êtres.

Saint Athanase5

De même, Grégoire Palamas distinguera l’essence des « énergies incréées », car, selon lui, l’être humain est plus une partie du monde qu’un microcosme.

Ainsi, le Verbe est à la fois en haut et en dedans (transcendant et immanent) et il est entièrement partout, simultanément : Il est l’Hologramme divin à travers toute la Création.

…au paradoxe de l’Un et du multiple

Métaphysiquement, tous les êtres sont liés entre eux, non seulement en tant que parties d’une manifestation unique, mais aussi en tant que constituants de l’ensemble unique d’une multiplicité indéfinie vis-à-vis de son Principe. La multiplicité, en tant que telle, existe sur son propre mode, mais elle est quelque peu illusoire car elle a moins de réalité que son Principe unique. Même l’existence de cette multiplicité est fondée sur l’unité dont elle est issue et dans laquelle elle est contenue comme dans son Principe.

C’est l’hologramme du Christ dans la Création.

Le Christ hologrammique dans l’existence humaine

La relation de proximité

Deuxièmement, le Fils-Verbe-Christ est aussi la Relation par excellence : en tant que Fils, il est la relation de Dieu à Dieu ; en tant que Verbe, il est la relation entre le créé et l’Incréé ; en tant que Christ, il est la relation de proximité : le Prochain par excellence6. En tant que tel, Il est le fondement métaphysique de la Relation de proximité, constitutive du prochain.

Aimer son prochain, c’est donc découvrir qu’une personne est une relation de proximité, tout comme le mystère trinitaire identifie la Personne divine comme une relation (le Fils ou le Père est une pure Relation de Filiation ou de Paternité – Relation subsistante dans la Trinité).

Cependant, à ce fondement « logique » s’ajoute la pierre angulaire de l’Incarnation-Rédemption, selon laquelle le Christ reste présent, en personne, par la grâce, dans l’acte d’amour. Tout en étant Mediator Dei et hominum, le Christ, médiateur par essence, signifie aussi que, par Lui seul, les hommes entrent dans une relation réciproque de proximité. C’est en Jésus-Christ que l’homme aime Dieu et devient son prochain, et par l’humanité du Christ-Verbe-Fils, que Dieu peut aimer tous les hommes et que tout homme aime son prochain ».

Ainsi, si le prochain est le Christ, c’est parce que le Christ est LE prochain, comme il le dit sans détour :

  • Quiconque vous accueille m’accueille, et quiconque m’accueille accueille celui qui m’a envoyé (Mt X, 40) ;
  • Et quiconque accueille en mon nom un de ces petits enfants, c’est moi qu’il accueille. Mais quiconque scandalise l’un de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu’on lui pende au cou une meule de moulin et qu’il se noie au fond de la mer (Mt XVIII, 5-6 ; Mc IX, 42 ; Lc XVII, 2) ;
  • Je vous le dis en vérité, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait (Mt XXV, 40-45).

Nous sommes tous créés pour être le médium du prochain incréé. « La fin de l’acte d’amour n’est pas autrui comme tel, mais autrui comme prochain, et le seul prochain est le Christ. Dit autrement, le prochain est la matière de la proximité, le Christ en est la Forme éternelle » (Borella).

Aimer Dieu, tous les autres et soi-même est le commandement essentiel et « unique ».

Cela signifie que tout prochain est le Christ, qu’il soit éloigné ou même ennemi : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et vous persécutent… Soyez donc parfaits, comme votre Père qui est aux cieux est parfait » (Mt. V, 44-48).

Il ne s’agit certainement pas d’éprouver un amour émotionnel ou sentimental pour tous, y compris les ennemis (les sentiments ne répondent pas aux ordres), mais d’aimer comme Dieu aime (quelle que soit la manière dont nous pouvons le comprendre), d’où l’injonction ultime : « Soyez donc parfaits comme votre Père est parfait ».

Or, si le Christ est présent dans chaque être humain – ce qui est la définition de son « hologrammité » – cela signifie que pour les autres, je suis le Christ, d’où le commandement : « Aime ton prochain comme toi-même ». Toutefois, si nous pouvons être le Christ pour tous les autres, nous ne pouvons pas être le Christ par nous-mêmes ou pour nous-mêmes. Le Christ sera toujours « l’autre ». Pour la créature, Dieu est « l’altérité par excellence », le Tout Autre.

Néanmoins, c’est la raison pour laquelle « l’autre horizontal » conduit à l’Un vertical – et ce par la participation de tous au Christ. C’est pourquoi « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu… C’est le premier et le plus grand commandement » est suivi de « Et le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt. XXII, 37-39).

Voilà ce qu’est l’hologrammité du Christ dans nos vies.

Le Christ hologramme dans la perspective eschatologique humaine

Les quatre « moments » en Dieu.

Ce qui s’origine d’abord dans la Trinité, puis dans la Création et enfin dans l’Incarnation définit trois « moments » en Dieu7, comme l’écrivait Jean Scot :

  • le premier, éternel : la détermination du Dieu trinitaire, à partir de la Déité hyper-essentielle8 ;
  • le second intemporel (entre l’éternité et le temps) : le moment de la création, où Il devient tout en tout, essence unique de toute chose (immanence), tout en restant, au-delà, l’Un ineffable et hyperessentiel (transcendance)9,
  • Le troisième est dans l’histoire : l’Incarnation, dans laquelle les deux natures de l’Homme-Dieu récapitulent la création10.

Mais il y a un quatrième « moment », qui est le moment eschatologique.

Comme nous l’avons vu, l’axe vertical du monde – Christ-Verbe-Fils – en tout point de l’univers, fait participer chaque être existant à Dieu par l’intermédiaire du Christ. Ainsi est rendue évidente l’unité de la multiplicité indéfinie dans son Principe. Surtout, la perspective eschatologique devient claire et s’inscrit parfaitement dans la promesse du Christ : « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi, afin qu’eux aussi soient un en nous » (Jn. XVII, 21).

L’âme, en quelque sorte, est tout.

Cette possibilité prend sa source dans la Création avec « l’unité indivisible de la multiplicité », comme l’a écrit Jean Scot :

L’homme a été créé parmi les Causes primordiales à l’image de Dieu pour qu’en lui toutes les créatures intelligibles et sensibles […] deviennent une unité indivisible, et pour qu’il incarne la médiation et le rassemblement de toutes les créatures. Il n’y a en effet aucune créature qui ne puisse être incluse dans l’homme ; c’est pourquoi dans les Saintes Écritures l’homme est appelé « toute créature » (omnis creatura).

Jean Scot (De Divisione Naturae, 536B)

Or, cette perspective est éternelle. Ce mystère de l’Un et du multiple est condensé par Nicolas de Cusa sous le nom de « filiation de l’intellect » :

Filiatio igitur est ablatio omnis alteritatis et diversitatis et resolutio omnium in unum, quae est et transfusio unius in omnia (« La filiation [pour l’intellect] est la suppression de toute altérité et de toute différence, et la fusion [résolution] de toutes choses en une, qui est aussi la dispersion de l’un en toutes choses »).

Nicolas de Cuse (De Filiatione Dei, 311

Chez Maître Eckhart, l’intellect lui-même devient le Tout, la Totalité. Eckhart rapproche deux citations :  » Dieu est tout et est Un  » et « l’âme est tout » (notamment dans son sermon 21)12. La seconde est d’Aristote : « l’âme [c’est-à-dire l’intellect] est, dans une certaine mesure, tout ce qui est » (De anima, 431b 20). Ici, « dans une certaine mesure », comme le souligne Aristote, signifie potentiellement (potentia), ce qui signifie que l’intellect doit devenir tous les êtres en acte (actus), réalisant ainsi son essence.

Devenir Vierge et donner naissance au Christ.

Par ailleurs, Eckhart indique le chemin pour y parvenir. Il consiste à devenir « vierge » (c’est-à-dire réduit à la pure image de Dieu), condition qui permet à Dieu d’engendrer son Fils en soi.13. Il s’agit de la déification de l’âme, qui s’identifie ainsi à Lui. Cette identification, évidemment, passe nécessairement par une « récapitulation », par un rassemblement de tous les êtres dans son âme :

Toutes les créatures viennent se rassembler dans mon intellect, pour qu’en moi elles deviennent intelligibles. Moi seul, je les prépare à retourner à Dieu.

Maître Eckhart14

Homme, ce n’est que lorsque tu es devenu tout que tu vis dans le Verbe, et parmi les dieux.

Angelus Silesius (I, 191.192)

La formule « Hologramme christologique » vise donc à rappeler que le Tout est en tout par le Christ, et que, par conséquent, lorsque l’altérité verticale (Dieu) disparaît, disparaît aussi l’altérité horizontale (tous les autres)15. C’est sans doute le sens de « l’amour du prochain » (Mt XXII, 39) et de « l’amour des ennemis » (Mt V, 44).

Cela signifie que « l’égoïsme du salut »16 est une impossibilité absolue.

La guérison en deux temps

La première étape17 est donc l’amour universel tel que décrit ci-dessus – avec l’injonction capitale « ne jugez pas » (Mt VII, 1) – c’est-à-dire, pour ainsi dire, assumer l’humanité entière avec toutes les créatures. C’est le maximum que l’on puisse faire, car la deuxième étape (la déification) relève entièrement de la seule grâce de Dieu. Mais il ne faut pas croire que cette deuxième étape consiste en une identification massive de la créature avec le Créateur :

En effet, si « le Christ peut être dit « Fils de toute la Trinité » comme nous le sommes aussi »18, c’est parce que, même déifié, même totalement assimilé à l’Essence divine, il n’y a pas d’identification pleine et entière. L’entrée de la créature dans la circumincession trinitaire, par la spiration de l’Amour (Esprit Saint), signifie que la créature ne cessera jamais de se donner éternellement ; c’est pourquoi « la Charité ne passe jamais » (1 Co. XIII, 8), « car elle est l’éternel passage du relatif à l’Absolu ». En tant que telle, l’Identité suprême n’est pas une pure identification 19. C’est typiquement ce que dirait l’advaita vedānta :

« Même si la dualité disparaît [entre Dieu et l’homme],

Seigneur, je suis à toi,

mais tu n’es pas à moi.

Les vagues appartiennent à l’océan,

L’océan n’appartient jamais aux vagues.

Shankara, Vishnu shatpadi, 3.

CONCLUSIONS

En raison de la relation absolue de proximité du Christ-Fils,

en raison de la Création de tous les êtres par le Christ-Verbe et de sa présence en tout être,

en raison de l’Incarnation qui rétablit l’appartenance de tous les hommes à Jésus-Christ (« Car, comme le corps est un, et qu’il a plusieurs membres, et que tous les membres de ce corps, étant nombreux, ne forment qu’un seul corps, ainsi en est-il du Christ », 1 Co. XII, 12),

par conséquent, le salut implique tous les hommes, « tous membres les uns des autres » (Ro XII, 5), et toute chose créée (cf. Maître Eckhart).

  • Afin que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi, afin qu’eux aussi soient un en nous » (Jn XVII, 21) ;
  • Car, à plusieurs, nous sommes un seul pain et un seul corps, puisque nous participons tous à ce pain unique (1 Co. X, 17) ;
  • De même que le corps est un et qu’il a plusieurs membres, et que tous les membres de ce corps, étant nombreux, ne forment qu’un seul corps, ainsi est le Christ (1 Co XII, 12) ;

La réalité métaphysique du Christ : Sa présence entière partout et sa médiation universelle (horizontalement et verticalement), montre comment, au-delà de toute religion, il règne. Plus important encore, et c’est ce que signifie son hologramme, le salut passe par lui, et avec tous les prochains.

Tout prochain est le Christ, je suis donc le Christ de mes prochains,
Puissent tous ses membres ne faire qu’un, sur la terre, comme au ciel.

ANNEXE – EN DEHORS DU CHRISTIANISME

Le Verbe dans diverses traditions

Le Verbe Créateur ou la Parole Féconde précède toute création dans les cosmogonies des traditions de presque tous les continents :

  • En Afrique – pour les Dogons (peuple du Mali) -, la parole première est l’attribut de l’Esprit Premier Amma. Avant la création, c’est la parole indifférenciée et sans conscience de soi, dite parole sèche. Puis la parole audible, dite parole humide, germe comme principe de la vie et est donnée aux hommes. C’est le cas également pour les Banamas (vallée du Niger), pour qui l’Un représente le Maître de la Parole et la Parole elle-même.
  • Pour les Amérindiens, Dieu a créé le fondement du langage avant toute autre chose (chez les Guarani du Paraguay), ou bien, seule l’âme dotée de la parole rejoint l’« autre monde » après la mort (chez les Taulipang).
  • En Occident, il n’y a pas que le Logos (parole) des Grecs classiques (pensée divine de la création ou raison immanente à l’ordre du monde) et le Verbe des Ancien et Nouveau Testaments « par qui tout a été fait ». Dans l’Islam, en effet, le Verbe se dit Kalimat Allâh (Parole Instauratrice) et ses quatre consonnes Klmh sont la manifestation quaternaire de l’Unité Première. De même, le Sefer Yetsirah (livre de la formation) de la Qabbalah hébraïque dit que « Memra (la parole) produisit tout objet et toute chose par son Nom un ».
  • En Inde, les textes védiques disent également : « au commencement était Brahma, avec lui était Vāc (la Parole créatrice) » et « la pensée divine de Brahmā s’écoulant à travers Vāc, la voix divine, donna naissance à l’univers en chantant ».
  • En Chine, le Tao Te King dit : « À l’origine de la distinction, il y eut le nom ; avec le nom, l’existence fut ».

Ainsi, à l’instar de toute religion particulière, la Parole constitue le symbole le plus pur de la manifestation de l’être, la source de l’existence.

La théorie du Logos d’Ibn ‘Arabī

Selon la théorie du Logos du métaphysicien et mystique soufi Ibn ‘Arabī (1165-1241), il y a trois façons de considérer le Logos (qu’il appelle techniquement al-haqiqa al-Muhammadiyya (la réalité métaphysique de Muhammad).

  • le Logos face au Principe inconnaissable, le « Sur-Être », le métacosme ;
  • le Logos vis-à-vis du monde extérieur, le macrocosme ;
  • et le Logos vis-à-vis de l’homme, le microcosme, et de sa destination finale.

En tant que tel, le Logos présente des relations distinctes à l’égard de chacun de ces « cosmes » :

  • par rapport au Principe (ou Sur-Être), le Logos est le premier degré de l’Être, la théophanie parfaite de Dieu au niveau de l’Être absolu. Par lui et en lui se reflète toute la perfection divine : en tant qu’intelligence, en tant qu’amour ;
  • par rapport au monde extérieur, le Logos est la cause première de son existence, de son évolution et de sa conservation. Il est la Loi qui domine tout, l’Intelligence qui pénètre tout, l’Ordre qui organise et maintient tout ;
  • par rapport à l’homme et à sa destinée finale, le Logos n’est pas la cause immédiate de son existence, mais, précisément, l’instrument efficace de son évolution spirituelle et de sa destinée éternelle.

Le Logos a en outre deux fonctions principales pour l’homme : il est la source de la prophétie (nubuwa) et l’origine de la sainteté (walaya).

  • par la prophétie, Dieu fait connaître sa volonté à la conscience humaine sous la forme d’une loi céleste et d’un ordre divinement établi.
  • par la sainteté, il manifeste sa volonté en la personne du saint, sommet de la perfection humaine, le but suprême de la vie étant d’identifier sa volonté à celle de Dieu et d’être, corps et âme, un lieu de la manifestation divine.

Notes

  1. Voir l’article : « La métaphysique comme anti-dogmatique et comme non-système »[]
  2. formule de Jean Borella, in collectif, Qu’est-ce que la métaphysique ?[]
  3. Le Château des Carpathes, 1892.[]
  4. Cf. Métaphysique du paradoxe (2019).[]
  5. Sur l’Incarnation du Verbe, § 17, Charles Kannengiesser, Athanase d’Alexandrie. Sur l’incarnation du Verbe, Paris : Cerf, 1973, pp. 325-327.[]
  6. Cf. Jean Borella, Amour et Vérité, la voie chrétienne de la charité, L’Harmattan, 2011.[]
  7. Il ne s’agit pas d’un « devenir Dieu » à la Hegel, mais du cycle éternel et immobile de la diffusion et de la résorption. Pour l’être humain et tout être, c’est le Christ qui récapitule la création et par lequel elle vient et retourne à Dieu.[]
  8. « Descendant d’abord de l’Hyperessentialité de sa Nature, où il mérite le nom de Non-être, Dieu se crée lui-même à partir de lui-même dans les Causes primordiales » ; Jean Scot, La Division de la Nature (De Divisione Naturae), 683A.[]
  9. « Des Causes primordiales, qui assurent une médiation entre Dieu et la créature, Dieu descend dans les effets de ces Causes, et Il se révèle ouvertement dans Ses théophanies. Il procède à travers toutes les formes multiples jusqu’au dernier ordre hiérarchique de la Nature entière, qui est celui des corps. Et, progressant ainsi en tout selon un parcours ordonné, Dieu crée tout et devient tout en tout. Mais, tout en étant créé en tout, il reste au-dessus de tout » (ibid., 683AB).[]
  10. « Le Christ possède comme nous un corps et des sens, une âme et un intellect. Cependant, la nature humaine est constituée par ces composantes comme quatre parties que le Christ, en tant qu’Homme véritable, a à la fois assumées et unifiées en lui. Car le Christ s’est fait Homme parfait » (541C).[]
  11. éd. Gabriel, t. II, p. 626 ; in Jean-Michel Counet, Mathématiques et dialectique chez Nicolas de Cuse, Paris : Vrin, 2000, p. 403.[]
  12. Maître Eckhart, Les sermons, trad. Gwendoline Jarczyk, Pierre-Jean Labarrière, Paris : Albin Michel, 2000, p. 208.[]
  13. Nous le retrouverons, bien sûr, chez Angélius Silesius :  » Homme, si tu y consens, Dieu engendre son Fils / A tout moment en toi-même, ainsi que sur son trône  » (L’errant chérubinique, L. V., 252), ou, plus récemment, à titre d’exemple, avec l’abbé Henri Stéphane : « L’âme chrétienne n’a rien d’autre à faire que de réaliser existentiellement l’état marial pour que le Père engendre en elle son propre Fils » (Henri Stéphane, Introduction à l’ésotérisme chrétien, Paris : Dervy-Livres, 1979, traité I, 1, § 9).[]
  14.  » Toutes les créatures se rassemblent dans ma raison… « , éd. Alain de Libera, op. cit. p. 388.[]
  15. « On atténue cette altérité horizontale par une communion par interpénétration et par don réciproque », Œuvres de Laberthonnière, éd. Louis Canet, Paris : Vrin, 1955, p. 90. Teilhard de Chardin : « Il ne reste en définitive, dans l’ordre des choses, que la rencontre, de centre à centre, d’unités humaines, telle qu’un amour commun et réciproque peut se réaliser. Et, d’autre part, entre unités humaines, innombrables par nature, il n’y a qu’une seule façon possible de s’aimer : c’est d’avoir conscience d’être toutes centrées dans le même « ultra-centre » commun, qu’elles ne peuvent atteindre, à l’extrême d’entre elles, qu’en se rassemblant », L’avenir de l’homme, Paris : Seuil, 2001.[]
  16. « La théologie mystique ne connaît pas « l’égoïsme du salut » », Stefan Vianu, « Dieu et le Tout dans le néoplatonisme chrétien : Érigène, Eckhart, Silesius » ; http://www.arches.ro/revue/no02/no2art2.htm.[]
  17. Cf. Bérard, Initiation à la métaphysique (L’Harmattan, 2009) et « La Guarigione in due tempi », trad. Aldo La Fata, Il Corriere Metapolitico, Ve année, n° 13, avril 2021[]
  18. Saint Thomas d’Aquin, S. Th., III, q.23, a.2.[]
  19. Cf. Jean Borella, Amour et vérité[]