Le Verbe est le divin Hologramme.

BB. Étant tout en tous, le Verbe est le divin Hologramme à travers toute la Création.

AC. Hologramme ? Celui qu’on trouve chez Jules Vernes (Le Château des Carpathes, 1892) et qui donnera plus tard la technique du laser ?

BB. Celui-là même ! Un hologramme n’est certes qu’une image à trois dimensions, mais avec la particularité que la totalité (holos) est inscrite (graphein) dans chaque partie. L’analogie devient évidente : c’est « la plénitude de Celui qui remplit tout en tous » (Ep. I, 23), le Verbe, le Logos.

AC. Et donc après la mort ?

BB. Avant cela, il y a encore l’existence humaine terrestre à considérer. La Verticale Fils-Verbe-Christ est Relation par excellence : en tant que Fils, il est relation (subsistante) de Dieu à Dieu, en tant que Verbe relation (ontologique) entre le créé et l’Incréé et, ce qui nous intéresse ici, en tant que Christ, il est la relation de proximité. Il est le Prochain par excellence, le fondement métaphysique de la Relation de proximité, constitutive du prochain (Borella).

AC. C’est donc par ou à travers Lui que les hommes entrent réciproquement en relation de proximité. D’où l’amour du prochain !

BB. Et sans oublier l’amour des ennemis ! On ne saurait segmenter les prochains ; ils sont tous part du Christ, ils sont tous le Christ, l’unique Prochain. Ce sont les fameux : « qui vous reçoit me reçoit (Mt X, 40) ou « tout ce que vous avez fait à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt XXV, 40). C’est son « hologrammité » dans le monde !

AC. Je vois se dessiner comment se présente l’après-mort.

BB. Evidemment ! Mais auparavant, je voudrais encore signaler plusieurs éléments :

D’abord, tu l’as relevé, il n’y a pas, métaphysiquement, une si grande différence entre le Bien platonicien et le Dieu-Amour du christianisme (ou, d’ailleurs, le Dieu Compatissant et Miséricordieux de l’islam, etc.). Dès lors, le Christ des Chrétiens, personnifie – de la terre au Ciel – la destination de la relation d’Amour. La fin de l’acte d’amour n’est pas autrui comme tel, mais autrui comme prochain, et le seul prochain est le Christ. Dit autrement, « le prochain est la matière de la proximité, le Christ[-Verbe-Fils] en est la Forme éternelle » (Borella).

Par ailleurs, si le Christ est en tout être humain – son hologrammité –, cela signifie que chacun de nous est le Christ pour les autres.

AC. C’est un paradoxe : on est tous le Christ de tous les autres, mais bien sûr aucun de nous n’est le Christ. L’hologramme est à la fois l’image de l’essence qui est au-delà et l’image de la puissance qui est en chacun.

BB. Oui, le Christ reste le Tout Autre, Dieu est l’Altérité par excellence. On a ici une conversion « mystique » de l’autre horizontal au Tout Autre vertical. Ce sont les deux premiers Commandements, dont il est dit que le second est comme le premier.

AC. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » et « tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

BB. On peut maintenant évoquer l’après-mort.

L’après-mort

(suite) La perspective se résume dans la promesse du Christ : « que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et comme je suis en toi, afin qu’eux aussi soient un en nous » (Jn XVII, 21). C’est toujours cette image de l’hologramme qui peut aider à le penser.

AC. Cela signifie qu’il y a une sorte de solidarité « obligée » entre tous les êtres humains, non ?

BB. Tout à fait, cette solidarité provient de la source unique qu’est le Logos, en qui sont formés tous les êtres. Qu’on l’appelle le Christ ou pas, Il est la source unique de tous ; la Création ici déborde les religions.

Cette solidarité provient tout autant de l’unique destination des êtres. Y renoncer tant qu’il reste un être à « sauver » est d’ailleurs une voie au moins commune au bouddhisme et au christianisme : Ste Thérèse de Lisieux est une boddhisatva chrétienne (Chenique).

AC. Comment conclurais-tu cet entretien ?

BB. On pourrait laisser Maître Eckhart le faire : « toutes les créatures se rassemblent dans mon intellect, de sorte que, en moi, elles deviennent intelligibles. Moi seul, je les prépare à retourner à Dieu ». Toutefois, sans oublier l’opérateur métaphysique qui est l’Amour, à la création des êtres et à leur rassemblement solidaire terminal.

AC. C’est ce qu’on disait au début : le Bien – au-delà de l’être – (Platon) est l’origine et la fin.

L’un-multiple ou l’« hologramme christologique ».

Le paradoxe de l’Un-multiple renvoie d’abord à celui de la transcendance-immanence vis-à-vis de la création, distinguant entre essence (ou substance1) et puissance,

Présent dans toute la création, le Verbe reste extérieur a tout selon l’essence, mais il est en tout par ses puissances, ordonnant toutes choses et développant partout vers toutes choses sa providence, vivifiant chacun des êtres et tous les êtres à la fois.

S. Athanase, Sur l’Incarnation du Verbe, § 172

En étant dans la créature, le Logos ne participe en rien à celle-ci par sa substance ; mais fait participer toutes choses à sa puissance. Il n’est contenu par rien, mais contient tout ; il est hors de tout par sa substance ; il est en tout par ses puissances.

St Athanase3

ou entre essence et « énergies incréées » pour S. Grégoire Palamas, chez qui l’homme est davantage une partie du monde qu’un microcosme.

À la suite de Denys L’Aréopagite, Jean Scot Érigène, prenant en compte le fait des deux natures du Christ et, spécialement, qu’Il soit devenu chair (Kai o logos sarx egeneto ; Jn I, 14), développe une analogie entre trois « moments » de Dieu4, le premier éternel : l’épanouissement de la Déité suressentielle en Dieu trinitaire5, le second intemporel : la création, dans laquelle il devient tout en tous, essence unique de toute chose (immanence), tout en restant, au-delà, l’Un ineffable et suressentiel (transcendance)6, et le troisième dans l’histoire : l’incarnation, dont les deux natures récapitulent la création7. On en vient à ce que l’on peut dénommer l’« hologramme christologique » :

L’homme a été créé parmi les Causes primordiales à l’image de Dieu afin qu’en lui toutes les créatures intelligibles et sensibles, dont il est composé à titre d’extrêmes opposés, deviennent une unité indivisible, et pour qu’il soit la médiation et le rassemblement de toutes les créatures. Il n’est en effet aucune créature qui ne puisse être comprise dans l’homme, c’est pourquoi dans les Saintes Écritures l’homme est appelé ‘‘toute créature’’ (omnis creatura) (536B). La nature humaine tout entière sera refondue dans le seul intellect, en sorte que rien ne demeure en elle que cet intellect seul par lequel elle contemplera son Créateur (874B).

Chez Maître Eckhart, s’inspirant d’Aristote (« l’âme [l’intellect] est en quelque sorte toutes les choses qui sont [tous les êtres] », De anima, 431b20), « en quelque sorte » signifie en puissance et l’intellect doit devenir tous les êtres en acte ; réalisant son essence, il devient lui-même le Tout. C’est qu’Eckhart rapproche « l’âme est toutes choses » de « Dieu est Tout et est Un » (spécialement dans son sermon 21)8. Dès lors, devenir « Vierge » (être réduit à la pure Image de Dieu) « permet » de laisser Dieu engendrer en soi son Fils9, et de lui être identifié par déification. Cette identification, nécessairement, passe par une « récapitulation » :

Toutes les créatures viennent s’assembler dans mon intellect, pour, en moi, devenir intelligibles. Moi seul je les prépare à retourner à Dieu.10  Homme, c’est seulement quand tu es devenu toutes choses que tu demeures dans le Verbe, et dans les rangs des dieux.11

Ainsi, la formule « hologramme christologique » veut rappeler que le Tout est en tous par le Christ et que, conséquemment, lorsque disparaît l’Altérité verticale (Dieu), disparaît également l’altérité horizontale (autrui)12. Le premier pas est certainement de faire s’estomper l’altérité horizontale ; c’est, sans aucun doute, le sens de non seulement « aimer son prochain » (Mt XXII, 39) mais tout autant d’« aimer ses ennemis » (MT V, 44).13 Un « égoïsme du salut »14 est une pure impossibilité.

Notes

  1. Le grec ousia se traduit en latin (Cicéron) par essentia (essence) mais la traduction curieusement retenue fut substantia (substance). On a donc, de facto, une équivalence théologique, pour ce qu’il en est de Dieu, entre essence et substance.[]
  2. Charles Kannengiesser, Athanase d’Alexandrie. Sur l’incarnation du Verbe, Paris : Cerf, 1973, pp. 325-327.[]
  3. Raporté par A. Gaudel, « La théologie du ΛΟΓΟΣ chez saint Athanase (suite) », Revue des Sciences Religieuses, Année 1931, 11-1, pp. 1-26.[]
  4. Il ne s’agit pas d’un « devenir de Dieu » à la Hegel, mais du cycle éternel et immobile de diffusion et de la résorption. Pour l’homme, c’est le Christ qui récapitule la création et par qui elle vient et retourne à Dieu. C’est en tant que distinct de la Déité, que « Dieu lui-même devient et dédevient » (Maître Eckhart, « Toutes les créatures se rassemblent dans ma raison… », éd. Alain de Libera, op. cit., p. 388).[]
  5. « Descendant d’abord depuis la Suressentialité de sa Nature, où il mérite le nom de Non-être, Dieu se crée à partir de lui-même dans les Causes primordiales » (La Division de la Nature, 683A).[]
  6. « Depuis les Causes primordiales, qui assurent une médiation entre Dieu et la créature (finie), Dieu descend dans les effets de ces Causes, et il se révèle ouvertement dans ses théophanies. Il procède à travers les multiples formes jusqu’au dernier ordre hiérarchique de toute la Nature, qui est celui des corps. Et, progressant ainsi en un cours ordonné dans toutes choses, Dieu crée toutes choses et devient tout en tous. Mais, alors même qu’il est créé ainsi en toutes choses, il ne cesse pas d’être au-dessus de toutes » (ibid., 683AB).[]
  7. « Le Christ possède comme nous un corps et des sens, une âme et un intellect. La nature humaine, elle, est constituée de ces composantes comme de quatre parties, que le Christ en tant qu’Homme véritable à la fois assuma et unifia en lui. Car le Christ s’est fait Homme parfait » (541C).[]
  8. Maître Eckhart, Les sermons, trad. Gwendoline Jarczyk, Pierre-Jean Labarrière, Paris : Albin Michel, 2000, p. 208.[]
  9. Ce que l’on retrouvera, naturellement, chez Angélius Silesius : « Homme, si tu t’y prêtes, Dieu engendre son Fils / à tout instant en toi, aussi bien qu’en son trône » (L’errant chérubinique, L. V., 252), ou, plus récemment par exemple, chez l’abbé Henri Stéphane : « L’âme chrétienne n’a rien d’autre à faire que de réaliser existentiellement l’état marial pour que le Père engendre en elle son propre Fils » (Henri Stéphane, Introduction à l’ésotérisme chrétien, Paris : Dervy-Livres, 1979, traité I, 1, § 9.[]
  10. Maître Eckhart, « Toutes les créatures se rassemblent dans ma raison… », éd. Alain de Libera, op. cit., p. 388.[]
  11. Angelius Silesius, I, 191.192.[]
  12. On estompe cette altérité horizontale par « une communion par compénétration et par don réciproque », Œuvres de Laberthonnière, éd. Louis Canet, Paris : Vrin, 1955, p. 90. Chez Theillard de Chardin : « Il ne reste au bout du compte, tout bien pesé, que la rencontre, centre à centre, des unités humaines, telle que peut la réaliser un amour mutuel commun. Et d’autre part, entre éléments humains, innombrables par nature, il n’y a qu’une manière possible de s’aimer : c’est de se savoir surcentrés tous ensemble sur un même ‘‘ultra-centre’’ commun, en qui ils ne puissent parvenir chacun à l’extrême d’eux-mêmes qu’en se réunissant », L’avenir de l’homme, Paris : Seuil, 2001.[]
  13. Si, pour S. Grégoire Palamas, l’homme est davantage une partie du monde qu’un microcosme, c’est que, pensons-nous, c’est seulement en rassemblant toutes les créatures dans son intellect que la partie devient un microcosme effectif.[]
  14. « La théologie mystique ne connaît pas ‘‘l’égoïsme du salut’’ », Stefan Vianu, « Dieu et le Tout dans le néoplatonisme chrétien : Érigène, Eckhart, Silesius », http://www.arches.ro/revue/no02/no2art2.htm[]