Article paru dans Qu’est-ce que la métaphysique ? (L’Harmattan, 2010)
Le risque de la métaphysique est de se réduire à un système conceptuel. Certes, une expression compréhensible requiert une logique sans faille, mais jamais ne doit être perdu de vue que le propre de la métaphysique est de mener au-delà de toute réduction conceptuelle, à la contemplation des essences.
Introduction
Kant a critiqué la métaphysique antérieure, après s’être réveillé de son dit « sommeil dogmatique » et avant de proposer ce que toute métaphysique ultérieure devrait être selon lui1. »2
On a eu beau lui retoquer son « sommeil critique c’est-à-dire l’impossible critique de la raison par elle-même ; on a eu beau croire que Kant était déjà abandonné en Allemagne dès le début du XIXe siècle3 ; c’est à juste titre que Madiran, après Poulat, a pu récemment dénoncer, au sein des générations occidentales actuelles, le fait qu’ils soient encore « tous kantiens ! »4 Pourtant, dès avant Émile Poulat, Jean Borella et d’autres, le kantisme fut rejeté par Maurras et Péguy, réfuté par Gilson, critiqué par Maritain, etc., pourtant tous membres de « la catégorie des humains ‘‘normalement constitués’’ »5 ! Ajoutons combien Claudel se réjouissait publiquement « qu’Aristote l’ait débarrassé du kantisme »6. Bien avant tous ces auteurs, et peu après le décès de Kant (1804) déjà, Tchaadaev (1794-1856), « après avoir lu la Critique de la raison pure, l’a appelée Apologet adamitischer Vernunft, doctrine de la raison déchue et pervertie »7. Plus récemment, s’adressant à des scientifiques, Claude Tresmontant parlait encore des paléo- et néo-positivismes, unique et « sinistre rengaine […] qui dérive en fait du kantisme »8.
Et en effet, la dictature de la raison raisonnante : le rationalisme, comme le scientisme dixneuvièmiste, perdurent dans les esprits sécularisés d’aujourd’hui qui semblent ne plus apercevoir ni ce qui gouverne la raison, ni ce qui la dépasse9.
Aussi nous est-il paru opportun de rappeler pourquoi la métaphysique ne saurait jamais être dogmatique et, en revanche, comment le rationalisme, et le criticisme, le sont – la psychologie ayant depuis montré que l’on prête facilement aux autres les défauts que l’on n’ose dénoncer chez soi-même.
La dogmatique et le dogmatisme.
Il faut brièvement écarter le récent amalgame qui tente d’associer le dogmatisme à la dogmatique. La dogmatique, typique du christianisme si ce n’est son exclusivité, constitue l’ensemble des « formulations les plus transparentes possibles des mystères chrétiens »10. Insérée entre la révélation qui formule et les théologies qui interprètent, elle se présente du côté de la simple formulation pour fixer et pour transmettre les mystères chrétiens à méditer. Il s’agit en effet de les fixer face à toute dérive « anecdotiquement » interprétative, et c’est grâce à cette dogmatique qu’ils sont ainsi transmis depuis deux mille ans et pour « des siècles et des siècles ».
« Dogmatisme » a été emprunté au latin chrétien dogmatismus (« enseignement de la foi », dogma signifiant « enseignement ») ; de là l’amalgame avec la dogmatique qui a pu être fait par certains. Initialement, à compter de la fin du XVIe siècle, « dogmatisme » caractérise une doctrine philosophique « qui part de l’affirmation d’une certitude ou prétend y aboutir »11, par opposition au scepticisme : « doctrine, sentiment des philosophes dont le dogme principal est de douter »12. Par extension, le dogmatisme d’une personne consistera en sa « disposition à donner à ses opinions […] un caractère affirmatif, impérieux »13. On voit bien l’absurdité, la parfaite contradiction, d’un tel rapprochement entre l’expression d’une opinion et la formulation d’une révélation, en dépit de la tentation facile d’assimiler l’adjectif au substantif et de traiter de dogmatique la dogmatique.
Nous venons de voir que les doctrines dogmatiques s’opposent aux doctrines sceptiques dont le dogme est le scepticisme ! Ne seraient-elles donc pas, les unes comme les autres, dogmatiques, affirmant, pour les unes, des certitudes absolues et, pour les autres, une incertitude irréductible ? Il devient alors aisé de montrer la métaphysique comme antidogmatique et comme non-système, qu’elle soit d’ailleurs envisagée comme science ou comme voie.
La métaphysique comme science
Si nous dénommons « science » (scientia de scire : savoir) toute « démarches visant à la connaissance », la métaphysique fait indéniablement partie des sciences. Les sciences (sens générique), selon qu’elles s’occupent du plus particulier ou du plus général, peuvent se classer crescendo ainsi : sciences (sens moderne), philosophies, métaphysique. Plus précisément, une science comporte un objet matériel et un objet formel : la plante, par exemple, est l’objet matériel de la botanique comme de la pharmacologie, mais ce sont ses structures qui sont étudiées par la première, alors que ce sont ses vertus curatives qui sont considérées par la seconde, lesquelles constituent ainsi deux objets formels bien distincts. Comme une même réalité peut être envisagée sous plusieurs aspects, seul l’objet formel peut donc in fine servir de principe pour spécifier une science14.
Métaphysique : la science des sciences.
La métaphysique ayant pour objet matériel « tout ce qui est », elle va s’occuper non seulement des objets matériels de toutes les autres sciences, mais encore de leurs objets formels eux-mêmes. Cette préoccupation (objets formels des autres sciences) s’est appelée par le passé « critique de la connaissance », branche de la philosophie. L’épistémologie contemporaine, qu’elle soit l’étude scientifique de la connaissance par les sciences ou bien l’étude philosophique de la connaissance scientifique, demeure elle-même l’un des objets matériels de la métaphysique. Ainsi, quel que soit l’objet étudié, y compris donc, par exemple, ses propres émotions, ses sentiments ou ses pensées – et que celles-ci portent sur des objets matériels ou formels –, c’est donc bien la métaphysique qui en sera la pensée ultime. Ressentant une émotion de colère, par exemple, on pourra, avec la psychologie, interpréter éventuellement cette colère comme le symptôme d’un complexe d’œdipe inconscient ; mais on pourra aussi s’interroger sur la simple possibilité de la colère, la possibilité de l’interprétation psychologique en général, la possibilité de toute interprétation, jusqu’au fondement de l’analogie, présupposée par toute interprétation.
Métaphysique : la science extralinguistique.
Quel que soit l’objet pensé, la conscience de cette pensée sera formulée à l’aide du langage. Mais si « une science bien traitée n’est qu’une langue bien faite »15, la pensée ne se réduit pour autant pas au langage qui l’exprime ; elle est d’abord pensée de quelque chose ! Si le langage est soumis à la logique à travers le principe de non-contradiction, ce n’est le cas de la pensée que lorsqu’elle raisonne. Or, la pensée est d’abord vision de la chose, ou compréhension que cette chose ne peut être autre qu’elle n’est. Alors seulement pourra-t-elle formuler que le concept d’une chose ne peut être identique au concept de son contraire16. La cohérence formelle du langage, d’ailleurs improuvable17, peut même s’avérer être un piège (un syllogisme rigoureux est faux si ses prémisses le sont). Inversement, plus la pensée est intuition du réel, moins elle est assurée de la pertinence de son discours et plus celui-ci lui paraît inadéquat. C’est que la pensée est d’abord une « ouverture à l’être » : le réel se donne à l’intuition de l’esprit, cependant que le concept ne fait qu’accompagner cette intuition du réel18.
Métaphysique : la fin du concept.
La démarche scientifique consiste à réduire à leurs concepts les intuitions des choses, ne pouvant opérer dans l’indétermination qu’implique l’ouverture de la pensée à l’être. Borella dénomme « la fermeture épistémique du concept » cette démarche constitutive de toute science19, par laquelle elle renonce à « l’ouverture ontologique du concept », à la connaissance participative à l’essence des choses.
En revanche, en métaphysique, ouvrir le concept à l’être – ou ne pas réduire un être à son concept –, c’est, pour la pensée, reconnaître qu’elle est une « attente persévérante du réel » et accepter qu’il y ait un au-delà du concept ; que ce qu’elle pense du réel, par le concept, n’épuise pas le réel ; qu’il y a, pour elle, une « face cachée de l’être ». Cette intuition du réel n’est alors plus tout à fait de la pensée (qui est mouvement), car elle est vision immédiate et « contemplative »20. Dès lors, on voit bien que la fin de la métaphysique, c’est le dépassement de la connaissance conceptuelle. La fin du concept : à la fois son but et son terme, c’est le réel ! Une métaphysique – quand bien même elle serait dite dogmatique –, vise à dépasser tout concept ; comment ensuite dogmatiser au-delà des concepts ?
Métaphysique : de la science à la nescience.
Si la métaphysique renonce à la science, en termes de connaissance conceptuelle, c’est qu’une telle connaissance n’est que médiate et indirecte, « en énigme et dans un miroir »21. C’est pourquoi, la métaphysique, quand bien même certains de ses étudiants l’auraient éventuellement souhaité, ne pourra jamais en rien être dogmatique ni s’établir selon un système, alors nécessairement conceptuel. Si le concept fait la science, la fin du concept, son au-delà, pourra même s’appeler une nescience. Pascal le formule ainsi :
Les sciences ont deux extrémités qui se touchent : la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant ; l’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient partis.22
Ainsi auront disparu les quelques velléités de systèmes. Les spinozisme, cartésianisme, hégélianisme ne sont plus, la monadologie d’un Leibniz n’est plus étudiée, et les aspects catégoriques ou péremptoires (dogmatiques) de l’œuvre d’un Guénon se sont périmées23 – quand bien même Descartes, Leibniz ou Guénon demeurent, eux, de véritables métaphysiciens. En revanche, parmi d’autres métaphysiciens, un Pascal n’aura pas laissé de système, un Malebranche non plus, et le legs essentiel d’un Platon s’illustrera dans un symbole : le symbole de la Caverne24. Si la métaphysique parvient à une nescience et s’y tient comme dans le vide – dirait-on en taoïsme, dans le bouddhisme ou en théologie mystique –, que dire du rationalisme réfugié dans le confort des certitudes d’une raison formellement soumise à la logique, une raison raisonnante, ratiocinante ou, dirait Sartre, rabougrie ? Son système bouclé, verrouillé, démontrable sur lui-même ; quel dogmatisme, quelle illusion !
La métaphysique comme voie
On pourra être surpris par une science, la métaphysique, aboutissant à une « non-connaissance ». On se doutera peut-être de quelque chose en découvrant un Aristote, l’inventeur de la logique et de la méthode scientifique, être tout autant un métaphysicien redoutable. C’est que, l’on commençait à s’en douter, la métaphysique d’une part achève les autres sciences et, d’autre part, est une affaire, non de théorie ou de système, mais de métaphysicien ; et ce, non pas au sens où une catégorie d’humains en relèverait, mais au sens où l’homme, tout homme, est nécessairement au centre de la question : qui suis-je ? ou pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Ne s’agissant plus de savoirs, mais de « saveurs », on est alors amené à envisager la métaphysique comme voie.
Métaphysique : le terme de l’illusion objective.
Aristote lui-même formula, en jeu de mot, qu’il s’agit de pathein plutôt que de mathein25, d’éprouver plutôt que de savoir. Au contraire, lorsque Kant critiquera l’argument cartésien (après S. Anselme) de l’existence de Dieu, il confondra « preuve » et « épreuve »26. Le métaphysicien, qui renonce à la connaissance conceptuelle afin de « contempler » l’essence des choses, sait, de plus, qu’il n’y a pas d’interrogation métaphysique qui ne l’implique lui-même – on l’a vu, même chez un Heidegger. De facto, ce que la physique quantique a enseigné au physicien (l’indétermination, la modification de l’observation par l’observateur, etc.), la métaphysique s’y est de tout temps confrontée : la limite du pensable, l’indécidabilité formelle, le fondement de la logique (non-contradiction), la coexistence des contraires apparents, les paradoxes formels et existentiels…
Si certains physiciens, parvenus aux limites de leur science, ont frôlé la métaphysique (Mach, par exemple), indéniablement, la physique est la parfaite illustration d’une science, peut-être la plus positive de toutes mais se heurtant à sa limite. Et un seul physicien, à notre connaissance, a explicité la physique quantique, voire l’astrophysique, à la lumière de la métaphysique27. Ainsi, la fin de l’illusion objective, ce n’est pas d’arrêter de croire aux lois positives qui permettent d’envoyer un homme dans l’espace ou de fabriquer des voitures à essence, mais d’arrêter de croire à l’objectivité d’un univers fini sans bord, d’une évolution qui ne démarre qu’après le commencement (mur de Planck). Si, de même que le kantisme, cet objectivisme dixneuvièmiste perdure dans les esprits, ce n’est pas faute d’avoir été dénoncé, et par la physique, et par la phénoménologie. En tout état de cause, face au dogme de l’objectivisme, la métaphysique reste à l’écart, et de l’objectivisme, et du dogmatisme.
Métaphysique : la découverte de la révélation.
Cette « face cachée de l’être », pour laquelle le concept doit être sacrifié, n’est pas réellement inconnaissable ; simplement, « sa connaissance exige une transformation du sujet connaissant, une conversion radicale de son intention spéculative », on dépasse alors « le plan ordinaire de la philosophie et de la pensée pour accéder à celui d’une véritable ‘‘gnose’’ ». Cette gnose, « perfection de toute visée cognitive »28, consiste dans l’« absorption transformante de la forme conceptuelle dans son propre contenu transcendant » ; le concept, philosophiquement, ressortit bien toujours à l’ordre de la connaissance, mais il disparaît dans son propre achèvement : la révélation de l’essence29.
La métaphysique serait-elle donc une religion ? Si cette question se pose, c’est que certains métaphysiciens du XXe siècle ont cru apercevoir une métaphysique unique et universelle, surplombant les religions (Guénon, Schuon). Aveuglés par les formidables progrès de l’étude comparée des religions – elles-mêmes ramenées alors à des systèmes conceptualisés –, ils ont été tentés de développer le système des systèmes, quitte à rectifier telle ou telle révélation ne rentrant plus alors dans le cadre construit ou les catégories décrétées30.
Il est vrai que, les religions proposant des formulations ultimes sur l’essence des choses, presque tous les théologiens sont, en même temps, des métaphysiciens. Ces formulations sont souvent positives mais, ultimement, toujours négatives, tel l’apophatisme du bouddhisme ou la théologie négative du christianisme. C’est-à-dire que, là aussi, pour accéder à la « contemplation » des essences, on doit nier les concepts – qui « créent des idoles de Dieu »31. Mais cette aire commune, ou cet air commun, entre métaphysique et religion ne les rend ni équivalentes, ni ne saurait faire de la métaphysique leur couronnement.
C’est même tout simplement de par la nature des choses que la métaphysique ne saurait se situer au-delà des religions. D’abord parce qu’elle n’est pas in fine un discours apte à coiffer tous les autres, étant elle-même nécessairement un renoncement à tout discours. Ensuite, et peut-être surtout, parce que réalisant ses propres limites et celles du questionneur lui-même, elle découvre ce qui la dépasse et ne saurait donc plus prétendre être son génial inventeur, sauf à réduire alors ce transcendant découvert à une construction ou une abstraction. Dès lors, le métaphysicien est condamné à réaliser la révélation, à reconnaître, derrière l’illusion de sa propre lumière, Celle, véritable, qui lui est donnée. Il découvre que le pouvoir de connaître ne lui vient que de la libéralité d’un Dieu « Père des lumières » (Jc I, 17) et que Ce métaphysique est précisément le Logos, le Verbe divin lui-même : « Vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde » (Jn I, 9)32.
Reconnaître ce qui vous dépasse – une autorité, si l’on veut –, ce n’est pas du dogmatisme, c’est, au contraire, l’humilité la plus drastique. D’ailleurs, puisque nous venons de passer de la métaphysique à la révélation chrétienne, rappelons que la dogmatique de cette religion reconnaît S. Paul parmi les autorités fondatrices de la Révélation – il est l’une des « colonnes de l’Église » –, alors qu’il n’a jamais « connu le Christ dans la chair » mais a « reçu la révélation de l’Évangile directement du Seigneur (I Co., XI, 23). La dogmatique chrétienne admet donc qu’il puisse y avoir au moins une révélation qui ne vienne pas uniquement du Christ ‘‘historique’’ mais aussi du Fils intérieur que Dieu, nous dit saint Paul : ‘‘a révélé en moi-même’’ (Galates, I, 17). Autrement dit, elle admet qu’il puisse y avoir une ‘‘expérience spirituelle’’ qui vaille révélation, un mode de connaissance par lequel l’intellect pneumatisé participe à la connaissance que Dieu prend de Lui-même en son Verbe. Cette expérience, norme et référence doctrinale de la foi chrétienne, sans toutefois constituer une ‘‘seconde révélation’’, fait ce mode de connaissance, cet état spirituel, qui réalise la perfection de la foi et auquel saint Paul donne le nom de gnose »33. S’il en était encore besoin, on voit ici comment la dogmatique elle-même n’est pas dogmatique.
Métaphysique : la quête d’un Graal déjà trouvé.
En définitive, la métaphysique n’est pas une voie en tant que telle ; tout au plus, après avoir d’abord permis une intelligence de la révélation, conduit-elle ensuite au mode, conscient ou non, selon lequel l’intelligence s’ensevelit dans la foi.
Certes la réceptivité intellective appropriée à la révélation s’enseigne et se communique par le langage ; elle est donc un acte de connaissance qui est, de plus, nécessairement spéculatif. Pour autant, il ne s’agit pas d’un simple exercice de la raison naturelle mais de « l’actualisation de ces possibilités théomorphiques qu’implique la création de l’homme ‘‘à l’image de Dieu’’ » : les logoï spermatikoï ou Formes du Verbe divin inséminées en toute intelligence, et donc d’« une sorte de ‘‘révélation’’ intérieure et congénitale, par immanence dans l’âme de ces icônes intellectives que sont les Idées métaphysiques »34.
Une fois que l’intelligence a rempli sa fonction, qui est de rendre intelligible le message de la foi de sorte que l’être humain puisse y adhérer librement, on entre alors dans une Docte Ignorance (Nicolas de Cues) : ce passage où l’intelligence ferme les yeux (S. Denys l’Aréopagite, Théologie mystique, 997 B.) devant ce qui, de toute façon, est « au-dessus des yeux » (Malebranche, De la recherche de la vérité, II, II, 3.), directe acceptation de sa créaturelle « ignorance ontologique ».
Si pour entrer dans la « surconnaissance », l’« épignose » paulinienne, il faut « avoir renoncé à toute connaissance, fût-ce à la connaissance même des Idées »35, cela signifie que « l’intelligence métaphysicienne doit s’engager concrètement dans la foi au Dieu révélé : sans révélation, pas d’Objet divin » ; « et sans Objet divin […], pas de délivrance possible, puisque tout pèlerinage vers une lumière alors absente est interdit. L’intelligence doit opérer une sorte de sacrificium intellectus, elle doit s’ensevelir dans la foi comme dans la mort du Christ Logos, mais c’est pour renaître avec lui »36. Ce programme métaphysique est quasiment toujours déjà réalisé : « tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais [déjà] trouvé », écrit Pascal37 ; il en est de même de la quête du Graal : c’est après l’avoir rencontré par la grâce que l’on part à sa recherche (cf. Chrétien de Troyes).
Notes
- « Je l’avoue franchement ; ce fut l’avertissement de David Hume qui interrompit […] mon sommeil dogmatique et qui donna à mes recherches en philosophie spéculative une toute autre direction » ; Kant, Prolégomènes à toutes métaphysique future qui pourra se présenter comme science, trad. Gibelin, Paris : Vrin, 1941, p. 13. En deux mots : après avoir cru naïvement que notre esprit pouvait dogmatiser, c’est-à-dire se prononcer avec certitude sur l’être, le monde, le moi, Dieu, le philosophe se réveille de son sommeil dogmatique en se posant la question : à quelle condition l’affirmation d’un « dogme » métaphysique sur Dieu, le monde et le moi, est-elle possible ? Kant répond que cette condition est que la connaissance nous en soit donnée, que nous ayons une faculté de perception de l’être, de Dieu, du monde et du moi, de la même façon que nous percevons par les sens la réalité ou présence existentielle des choses de la nature. Posé ainsi : « de la même façon », Kant peut facilement – mais faussement, pensons-nous – conclure que nous n’avons pas cette faculté de voir les réalités métaphysiques.[↩]
- Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, rééd. Paris : l’Harmattan, 2008.[↩]
- C’est ce qu’apprend l’abbé Studach à Montalembert en 1828 ; Lecanuet, Montalembert, t. I, p. 58.[↩]
- « Tous kantiens », selon la sentence d’Émile Poulat, est le titre d’un article de Jean Madiran (Présent, 3 avril 2009), occasion de marquer que naître kantien – ou moderniste – ne fut pas toujours ce quasi fatalisme « que le XXe siècle a légué au XXIe ».[↩]
- Madiran, ibid.[↩]
- Interview des années 50, retransmise sur France Culture le 25 VII 2005.[↩]
- Paul Evdokimov, Le Christ dans la pensée russe, Paris : Cerf, 1970, p. 40.[↩]
- Les métaphysiques principales, Paris : O.E.I.L., 1989, p. 4. Kant est ainsi sans doute le philosophe-pivot de toute la philosophie occidentale ; il y a avant Kant, et après Kant. Même certains penseurs bouddhiques se réfèrent volontiers à lui ; mais c’est, selon nous, par apophatisme dogmatique – suivant un dogmatisme qu’on ne retrouve pas en bouddhisme tibétain, par exemple.[↩]
- Voir par exemple notre article « Jean Borella, Distinguer entre intelligence et raison », Contrelittérature n° 22, Paris : l’Harmattan, 2010, pp. 105-124. En langage pascalien, on dirait que « la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpasse » ; Pascal, Les Pensées, section V.[↩]
- Cf. Jean Borella, Problèmes de gnose, Paris : l’Harmattan, 2007, chap. VII.[↩]
- Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd.[↩]
- Dictionnaire de l’Académie française, 8e éd., c’est nous qui avons souligné « dogme » ![↩]
- Dictionnaire de l’Académie française, 8e éd., c’est nous qui avons souligné.[↩]
- Ces éléments sont extraits de François Chenique, Éléments de Logique Classique, rééd. Paris : l’Harmattan, 2006.[↩]
- Condillac, Œuvres, Paris : Arnoux et Mousnier, 1798, t. XXIII, p. 7. Condillac a bien sûr d’abord à l’esprit les mathématiques, sa phrase suivante étant : « Les mathématiques sont une science bien traitée, dont la langue est l’algèbre » (ibid.).[↩]
- Borella, Le mystère du signe, Paris : Maisonneuve et Larose, 1989, p. 97.[↩]
- Si le corollaire du théorème de Gödel prouve que la non-contradiction formelle est indémontrable, c’est que cette non-contradiction ressortit in fine à l’ordre de l’intuition ; Borella, ibid., p. 98.[↩]
- Nous suivons ici Borella, op. cit.[↩]
- « Fermeture », car on écarte du concept tout ce qui pourrait en empêcher une définition exhaustive, c’est sa fermeture sur lui-même ; « épistémique », parce que cette fermeture est spécifique de la connaissance scientifique. Borella, op. cit., p. 100.[↩]
- Nous suivons toujours Borella, op. cit.[↩]
- S. Paul, 1 Co XIII, 12 ; ou « dans un miroir en énigme (per speculum in aenigmate) ».[↩]
- Pascal, Pensées, éd. Havet, III, 18.[↩]
- Par exemple, Borella, Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1997, ou Problème de gnose, op. cit., chap. VI.[↩]
- C’est Borella qui a judicieusement modifié l’appellation qui prête à confusion de « mythe de la caverne » ; Penser l’analogie, Genève : ad solem, 2000, pp. 162-183. Également : La crise du symbolisme religieux, rééd. Paris : L’Harmattan, 2008, où l’on peut lire que c’est la « conversion de l’intelligence que Platon nous enseigne dans le symbolisme de la Caverne : il nous apprend que la véritable philosophie est tout autre chose qu’un jeu conceptuel ou que le simple exercice de l’activité pensante, puisqu’elle engage tout l’être dans une montée vers les réalités proprement surnaturelles », p. 297.[↩]
- Cf. Fragment 15 conservé par Synésius de Cyrène (Dion, 48a) ; Turchi, Fontes Historiae Mysteriorum Aevi Hellenistici, Roma, 1930, n° 83, p. 53 ; Borella, Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1997, p. 170.[↩]
- Borella, La crise du symbolisme religieux, op. cit., p. 332. C’est d’ailleurs Kant qui, de lui-même, le dénommera l’« argument ontologique » ; ce faisant il se sera non seulement trompé lui-même mais en aura, de plus, insidieusement, trompé beaucoup après lui, jusqu’à un Comte-Sponville, encore récemment, qui dénomme « preuve ontologique » cet argument, pour s’étonner ensuite de la faiblesse de la preuve ! L’Esprit de l’athéisme, Albin Michel, 2006, p. 87.[↩]
- Wolfgang Smith, The Quantum Enigma, 3rd ed., Hillsdale: Sophia Perennis, 2005. Voir aussi, traduit en français, Sagesse de la cosmologie ancienne, Paris : l’Harmattan, 2008, dont le sous-titre anglais est explicite : « Contemporary Science in Light of Tradition ».[↩]
- Borella, « Gnose et gnosticisme chez René Guénon », Les Dossiers H : René Guénon, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1984, p. 99.[↩]
- Borella, Le mystère du signe, pp. 98, 100.[↩]
- Tel le dogme trinitaire comme réduction « à l’absurde », mais inévitable étant donné la mentalité chrétienne (sic), ainsi que dénoncé par Schuon ; ou telle la désacralisation de sacrements devenus exotériques, pot-aux-roses « révélé » par Guénon ! Ces remarques n’affectant pas l’importance des contributions de ces deux auteurs à la connaissance des religions ou à la codification de l’ésotérisme.[↩]
- S. Grégoire de Nysse, De vita Moysis, PG44, 377B.[↩]
- Borella, Lumières de la théologie mystique, Lausanne : L’Âge d’Homme, 2002, p. 61.[↩]
- Borella, « Gnose et gnosticisme chez René Guénon », op. cit., pp. 98-99.[↩]
- Jean Borella, « La gnose au vrai nom », III, 7, revue Krisis n° 3, septembre 1989.[↩]
- Borella, Penser l’analogie, op. cit., p. 189.[↩]
- Borella, Lumières de la théologie mystique, op. cit., p. 189, n. 25.[↩]
- Pensées 553 (Section VII – La morale et la doctrine). Pascal ajoute, à la suite, cette parenthèse qui dit sa source : (Celui-là seul peut te chercher qui t’a déjà trouvé… Oui, on peut te chercher et te trouver ; mais on ne peut te devancer. – Bernard de Clairvaux).[↩]