On trouvera des approches complémentaires dans Métaphysique du paradoxe, 2019.
Cet exercice a voulu répondre au questionnement d’une personne réelle, concernant sa vie professionnelle et sentimentale. Il permet, a minima, une clarification précise des notions de destin et de providence.
Introduction
« Des portes se sont ouvertes, providentiellement semble-t-il, mais ces opportunités, comme dans un courant d’air, se sont trop vite refermées. Quelle est cette providence qui viendrait et irait sans que ce qu’elle offre ne puisse être saisi ? Mon destin, mon fatum, qui résulte de ces seuils, franchis ou non franchis, est-il conforme à ma destinée ? »1.
Voici des interrogations bien légitimes et auxquelles il convient de répondre prudemment. Comme les mots-clefs de leur vocabulaire relèvent de registres distincts (providence est religieux, fatum littéraire), il semble que conviendra à la prudence requise de vérifier les définitions précises de ces vocables et de bien signifier les registres dont ils relèvent, avant que des pistes de réponses à ces interrogations légitimes soient esquissées.
Définition des mots et registres du vocabulaire
Opportunité
« Opportunité »2 – qui fait partie de la langue française depuis le XIIIème siècle – vient du latin opportunus, dont le radical portus signifie littéralement « qui conduit au port » (ou « à bon port ») et caractérise donc en premier lieu la chose ou l’action qui convient (au temps, au lieu, aux circonstances) ou qui survient à propos, dans un contexte adéquat. Dans ce sens, à une chose ou action opportunes, on opposera – outre le contraire direct « inopportun » – les qualificatifs de « déplacé » ou d’« intempestif ». On parlera donc de l’« opportunité d’une décision » ou de la discussion de « l’opportunité de faire telle ou telle chose ». On évitera, par contre, l’emploi d’« opportunité » pour désigner une occasion (« profiter d’une opportunité »), une simple possibilité, sens dévié sous l’influence de l’anglais.
La distinction de ces deux sens est, dans notre contexte ici, décisive. En effet, il convient d’opposer fermement l’opportunité en tant que possibilité offerte d’accomplir librement un acte juste ou convenable, de cette opportunité en tant qu’occasion à saisir pour en retirer un avantage, un profit. On pourra rapprocher de cette opposition la distinction hindoue (Bhagavadgītā) entre sakāmakarman, l’action avec désir accomplie en vue de ses fruits (« profiter de l’occasion »), et niskāmakarman, l’action sans désir (« l’action juste ou convenable »), indifférente à l’égard des fruits de l’action et par laquelle l’être échappe à l’enchaînement indéfini des conséquences des actions.
L’« opportunisme », vocable récent en langue française (1869), illustre bien à la fois la distinction essentielle entre les deux sens d’« opportunité » que nous avons relevés et cette influence de l’anglais signalée. En effet, le premier sens d’« opportunisme » (premier historiquement, et bien daté de la fin du XIXème siècle) est issu du contexte politique, où l’on reconnaîtra la faveur anglo-saxonne pour un pragmatisme quasi-exclusif. Il signifie « tirer parti des circonstances » (profiter donc de l’occasion), en « transigeant au besoin avec les principes » (c’est-à-dire en renonçant à l’action juste). Par extension directe, le sens courant actuel s’applique à une personne qui « règle sa conduite selon les circonstances » et subordonne ses principes à son intérêt momentané.
Destin, destinée
« Destin », de même que « destinée », est d’un siècle plus ancien qu’« opportunité » : le XIIème, en provenance du latin destinare (destiner, fixer l’avenir de quelqu’un, assujettir), et aura notamment signifié jusqu’au XVIIème siècle : « projet ». Étant donné que « destinée » est définie comme le destin individuel d’une personne particulière, ce qui va être dit ici de « destin » conviendra également à « destinée ».
Il faut, immédiatement, distinguer trois sens :
- Celui d’une Puissance fixant de façon irrévocable le cours des événements. Dans la mythologie grecque, cette puissance est supérieure aux dieux et on parlera encore aujourd’hui de « destin aveugle, cruel, impitoyable ». Les vocables proches seront ceux de « nécessité », de « fatalité » ou de « fatum ».
- Un second sens, relativement opposé, évoquera le « hasard » (plutôt que la nécessité), la « fortune » (au lieu de la fatalité) ou encore le « sort », pour signifier l’ensemble des événements, contingents (hasard, fortune) ou non (sort, destinée), composant la vie d’une personne mais « considérés comme résultant de causes distinctes de sa volonté ». On dira ainsi qu’« on n’échappe pas à son destin », que « c’était écrit », « cela devait arriver ».
- Avec le troisième sens de « destin », il s’agit d’une certaine façon de nier à la fois le hasard et la nécessité pour faire du destin le cours de l’existence considéré cette fois comme pouvant être modifié par celui qui la vit. Les formulations qui y correspondent sont « être responsable de son destin » ou « décider de son destin ».
Ces trois sens semblent donc couvrir l’ensemble des possibilités en matière de destin : on peut en décider et en être maître et, si ce n’est pas le cas, il peut s’agir aussi bien d’une fatalité nécessaire que d’un hasard (heureux ou malheureux).
Fatum
Ce mot latin, passé tel quel au français littéraire, vient de fari (dire, parler) et signifie donc « ce qui a été dit » (et doit donc arriver). On notera que le « fado » portugais en est issu, ce chant ou cette complainte face à la destinée d’amours impossibles, de jalousie, de nostalgie des morts et du passé, et de la difficulté de vivre. Les distinctions leibniziennes sont ici éclairantes, qui ne reviennent pas du tout aux différents sens de « destin » relevés ci-dessus. Leibniz, dans la préface à son Essai de théodicée…, distingue en effet entre :
- Le « Fatum Mahometanum » ou « destin à la turque », qui est un fatalisme absolu ayant pour base l’argument paresseux ou « raison paresseuse »3,
- Le « Fatum Stoïcum » qui « donne la tranquillité à l’égard des événements par la considération de la nécessité qui rend nos soucis et nos chagrins inutiles »,
- Et le « Fatum Christianum » qui produit le « contentement par la confiance en la bonté de Dieu et en sa providence ».
Il est clair que ce que ces définitions leibniziennes ajoutent au trois cas de « destins » indiqués (maîtrisé ou subi, et, s’il est subi, dû au hasard ou à la nécessité), c’est la façon dont l’homme va se positionner vis-à-vis de son destin (de ce qui lui arrive) : il pourra se dire qu’« il n’y a rien à faire » face au destin et donc qu’il peut faire n’importe quoi sans que cela n’ait aucune conséquence sur son propre destin ; il pourra épouser cette sagesse effectivement typiquement stoïcienne, selon laquelle le bonheur consiste dans cette paix de l’âme, ferme impassibilité face à toute douleur et à travers tous les maux de la vie ; il pourra, enfin, expérimenter la confiance en réalisant la providence divine (conséquence directe de Dieu- Amour). Nous reviendrons bien sûr sur cette troisième attitude.
Providence
« Providence » vient du latin providencia (de providere : « voir en avant », « voir à l’avance », « pourvoir ») et passe au français dès le XIIème siècle avec, au début, le sens de « prévision » et, à la fin, celui de « sagesse divine » qu’il a eu en latin dès le Ier siècle (Sénèque) : « Sagesse divine prévoyant tout et pourvoyant à tout » (« providere » signifiant, effectivement, et « prévoir » et « pourvoir »).
Théologiquement, il s’agit de l’attribut par lequel Dieu dans sa sagesse conçoit le plan des choses et par sa puissance dirige le cours des évènements en déterminant pour chaque créature et pour tout l’univers la fin à atteindre, ainsi que les moyens nécessaires à sa réalisation. Ainsi, la providence divine se distingue de la prescience en ce qu’elle y ajoute la volonté divine.
Pour autant, la providence divine soulève les deux problèmes que sont celui du mal4 et celui de la liberté humaine5. La solution biblique (et donc chrétienne) fait de ces deux problèmes un seul : la possibilité du mal est dans la liberté (effective) donnée à l’homme (de s’opposer à la Volonté du Père).
Esquisse d’une doctrine sur la providence et la destinée
Comme il s’agit maintenant de répondre, non pas à un questionnement philosophique général mais aux interrogations d’une personne en particulier, nous commencerons par récuser toute « autorité » pouvant nous être prêtée. Ce qui suit ne saurait donc être autre chose que le partage de recherches et de découvertes, issues d’une expérience personnelle et nécessairement unique6. Elle n’en entend pas pour autant faire du partage un vain mot.
Ce que les définitions des mots « opportunité », « destin », « destinée », « fatum » et « providence » nous ont montré essentiellement, ce sont finalement les choix d’attitudes que l’homme peut adopter vis-à-vis de sa destinée comme conjonction de l’expression de sa liberté et des contraintes qui lui apparaissent extérieures. Après avoir passé en revue celles qui, directement, nous paraissent les plus justes ou à exclure immédiatement, on pourra esquisser ce qui nous semblerait une doctrine appropriée sur la providence et la destinée, collective et individuelle, en particulier en traitant du paradoxe apparent de la prédestination et de la liberté humaine.
L’abandon des faux destins
Le sens général de « destin », comme celui de « destinée » particulière à un individu, permet d’écarter ces trois conceptions radicales d’un destin résultant d’une pure nécessité fatale, d’un pur hasard aléatoire, ou d’une maîtrise que l’on qualifiera d’inconsciemment prétentieuse, voire de démiurgique (qui reste une illusion).
La première conception, incompatible avec la liberté humaine, présuppose un déterminisme absolu de l’univers, que même la science moderne a fini par abandonner. Cette tentation, de projeter, sur ce qui dépasse l’univers et en constitue la Cause, des lois appartenant au monde de la physique, n’a donc même plus de raison d’être7.
La seconde conception semble à l’opposé de la première puisqu’elle substitue, à la nécessité la plus absolue de la première, le hasard le plus totalement aléatoire. Mais, que tout soit absolument régi ou que rien, absolument, ne le soit, revient au même ; le déterminisme radical de la première conception et l’indétermination, non moins radicale, de la seconde font un même monde dont Dieu serait absent, soumis à une identique sur-déterminité.
La troisième conception, de l’homme qui maîtrise sa destinée, est, de toute évidence, exclue, qu’elle corresponde aux rêves pseudo-scientifiques (scientistes) de l’obtention d’une immortalité individuelle (réduite à une longévité terrestre perpétuelle) ou aux idéologies économiques postmodernes de réussites matérielles supposées collectives (dont relèvent les fausses notions de croissances indéfinies ou de productivités macro-économiques). S’il s’agit, plutôt que d’une « maîtrise du monde (et des autres) », d’une maîtrise de son propre « développement spirituel » – si tant est que cette notion ait un sens –, nous sommes alors en face de nombre de rêveries pseudo-ésotériques, où l’adepte s’aveugle à son élection autoproclamée et n’aperçois plus sa vanité démiurgique et illusoire.
Il nous semble plutôt qu’il vaut mieux, sans complexe, épouser cette formule « de gare »8 : « le destin, ce n’est pas ce qui pourrait arriver, mais ce qui arrive » ; ou ce qui arrivera. Dit autrement : sa destinée, on ne la connaîtra qu’à la fin ; il est donc inutile de s’en préoccuper en tant que telle. Pour autant, et quelque paradoxal que cela paraîtra, on n’en négligera pas de rechercher l’action opportune ou juste.
L’action opportune ou juste
Le sens premier d’« opportunité » nous guide vers la notion d’action juste, par opposition à celle « d’occasion dont on pourrait tirer profit quitte à transiger sur les principes ». Outre la notion hindoue correspondante de niskāmakarman (« action sans désir » ou action juste ou convenable) évoquée, on peut y faire correspondre sattva, l’un des trois guṇa ou « qualités de l’être » du Sāṃkhya. Ces trois guṇa sont tamas (l’inertie et ses correspondants : obscurité, lâcheté, couleur noire, chute, etc.), rajas (le dynamisme, l’énergie, l’activité, la couleur rouge, l’expansion, la dispersion centrifuge…) et sattva (l’équilibre, la sérénité, l’état lumineux, la couleur blanche, l’ascension…), ce dernier signifiant même littéralement : « la conformité à l’être »9.
Rapportés à une croix, tamas est la demi-droite qui descend à partir du centre et éloigne du Principe vers (ce qui serait) le néant ; rajas est l’expansion horizontale, le domaine de l’avoir, du quantitatif (dans lequel on rangera aussi bien l’accumulation de richesse que l’érudition, la virtuosité que la performance sportive) ; et sattva est l’élévation verticale à partir du centre, le « plus-être », l’accession à des états d’être « supérieurs ».
Il est intéressant de noter que rajas est le passage du « retournement » de tamas en sattva. Par exemple, dans l’ordre d’un simple progrès moral, un acte rajasique pourra être l’antidote à une tendance tamasique (telle l’action héroïque d’un habituel lâche) et, plus généralement, on préconisera une conduite rajasique pour personnes tamasiques, puis une conduite sattvique pour personnes rajasiques. Sur un plan spirituel, le déni de la Transcendance est tamasique et positionner la Cause ou la Fin dans l’axe du déroulement du monde, c’est-à-dire confondre l’En-haut et l’en-avant, est rajasique.
Dans le soufisme, ces trois tendances sont al-’umq : la profondeur, al-’urd : l’ampleur et at-tûl : la hauteur. Ainsi, dans la sourate al-fâtihah (« celle qui ouvre ») qui est l’introduction du Coran, on peut lire :
[…] Conduis-nous sur la voie droite, la voie de ceux sur lesquels est Ta grâce, non de ceux qui subissent Ta colère, ni de ceux qui errent.
En parlant de ces trois tendances, le Prophète dessina une croix : Eç-çirâtul-mustaqîm, la voie droite, est la verticale ascendante ; la colère divine agit en sens inverse ; la dispersion de ceux qui errent, les Ed-dâllîn, est dans l’horizontal10.
Cette « opportunité », cette « action opportune » ou « juste » à rechercher sera donc celle de l’« ampleur » (soufisme), laquelle nous met en conformité à l’être (Sāṃkhya). Dans le christianisme, on parlera de « faire la volonté du Père », c’est-à-dire, selon l’enseignement du Christ, de « Cherche[r] d’abord le Royaume de Dieu » (Mt VI, 33 ; Lc XII, 31), qui est « au-dedans de nous » (cf. Lc XVII, 21). Un tel Centrage intérieur est, spécifiquement, le chemin indiqué par la Vierge Marie. Il consiste essentiellement à renoncer à soi-même : l’abnégation (Abneget semetipsum)11, à procéder à l’anattā : l’anéantissement du moi (bouddhisme) ou la « néantisation du moi »12, c’est-à-dire découvrir que l’on est un non-moi ; ou encore à réaliser al-fana’ (l’extinction, dans le soufisme) ou le nirvāna (l’extinction, dans l’hindouisme) ou ce « centrage dans le moyeu de la roue cosmique » (taoïsme).
La conclusion qui s’impose nous semble bien résumée par cet enseignement du Christ en S. Matthieu, dont nous n’avons mentionné que la partie (« cherchez d’abord le Royaume et sa justice ») mais qui se poursuit par « et le reste vous sera donné par surcroît ». Il peut s’« interpréter, métaphysiquement, par ‘‘cherchez d’abord l’Absolu – et le relatif vous sera donné par surcroît’’ »13.
Il s’agit donc, radicalement, de distinguer entre l’Amour de Dieu et l’amour du monde, entre le Royaume et la terre. La seule destinée pertinente est en Dieu ; reste l’opportunité de l’action juste vis-à-vis de la terre.
Prédestination ou providence ?
Nous avons vu que la providence était cet attribut par lequel Dieu dirige le cours des évènements (cf. le sens de « pourvoir »), ayant déterminé, pour chaque créature, fin à atteindre et moyens nécessaires (cf. celui de prévoir) ; qu’en est-il de la prédestination ?
Au sens large, la prédestination est ce qui permet de recevoir toute grâce particulière. Au sens strict, elle se réfère au « dessin éternel et infaillible selon lequel Dieu décide de conduire effectivement au salut qui il veut ». Cette révélation provient de S. Paul : « Ceux que Dieu a connus à l’avance, Il les a prédestinés, et ceux qu’Il a prédestinés, il les a appelés » (Rm VIII, 30)14, doctrine donnée à lire de toute évidence en S. Jean également, même si le mot lui-même n’est pas employé : « Nul ne peut venir à moi si mon Père ne l’attire » (6, 44).
Cette prédestination, qui permet à l’homme de recevoir la grâce du salut15, est exclusivement « positive » : d’une part Dieu a évidemment « connu à l’avance » tous les hommes (et donc les a tous prédestinés et appelés) et, d’autre part, Il est par essence diffusif du Bien16.
Les deux écueils à éviter sont donc, déjà, celui qui consisterait à confondre cette prédestination (étymologiquement : « vocation ») avec un déterminisme quelconque, lequel nierait la liberté donnée à l’homme, ensuite, et surtout, de penser que son inversion : une prédestination « négative » des damnés, serait affirmée, voire seulement sous-entendue17. En effet, la préscience de Dieu lui fait connaître celui qui Le refuserait (c’est sa liberté), tout en lui conservant sa vocation (prédestination) au salut18.
Ainsi comprise, la prédestination est la destination ultime de l’homme : son salut, et la providence est ce que Dieu a prévu et pourvoit à l’homme sur son chemin. La première grâce est essentielle et correspond au Ciel éternel, la seconde est providentielle et accompagne le passage terrestre.
Revenons sur cette prédestination, à la lumière de l’Amour de Dieu – trop abstraitement signalé (« diffusif du Bien ») – et suivant les indications de Jean Borella19 :
[…] l’amour de Dieu est nécessairement un amour de choix, un amour d’élection. Il me semble que tout l’Ancien Testament enseigne cela. Quand Dieu aime quelqu’un – et Dieu aime tous les hommes – il l’aime d’un amour unique et exclusif qui distingue l’être aimé de tous les autres. L’appel s’adresse à la multitude, mais l’amour s’adresse à un seul, car l’amour est personnalisant. Entre l’appel et l’élection, il y a la distinction entre la création et la déification. Dieu crée les choses et les êtres en les appelant à l’être, et cela concerne la multitude des êtres et des choses, en même temps que cette création est un appel à connaître Dieu. Mais l’élection est toujours et chaque fois l’élection d’un seul, car c’est chaque fois un seul qui répond à l’appel vers Dieu qu’est chaque créature. […] l’élection est d’un autre ordre que l’appel. L’appel est d’ordre cosmique et peut, s’agissant de la création terrestre, être soumis à la quantité ; l’élection est de l’ordre de la grâce et ne relève plus de la quantité. […] l’élection est en dehors du nombre. […] c’est ce qu’implique la réponse du Christ en Lc XIII, 23 : ‘‘Maître, y en aura-t-il peu (oligoï, quelques uns) qui seront sauvés ?’’, (oligoï comme en Mt XXII, 14). Et Jésus ne répond ni oui ni non, mais ‘‘efforcez-vous d’entrer par la porte étroite’’ […]. La porte, ici, c’est thura, la porte de maison ou de chambre, non la porte monumentale. Qu’est-ce qu’une porte étroite ? C’est une porte que l’on ne franchit que un par un. »
Conclusion
Il nous semble que la seule conclusion possible soit dans le mystère de ce paradoxe de toute action humaine qui est d’être à la fois inutile et nécessaire. « Inutile », car seule la grâce de Dieu supporte toute destinée ; « nécessaire », car la liberté de l’homme s’exprime ultimement dans son centrage volontaire (là où est le Royaume), dans sa mise en conformité à l’être (sattva), bref, dans l’abandon de sa volonté propre pour épouser Celle du Père.
La conclusion se trouve certainement également dans cette distinction radicale entre espoir et espérance, car l’espérance n’est pas l’espoir : l’espérance d’un indicible n’est pas l’espoir d’un bien concevable ; « Qu’Il me tue et j’espèrerai encore en Lui », disait Job (13, 15).
Si l’on veut compléter ces deux indications, ultimes et radicales (mais qui, nécessairement restent d’apparence paradoxales), disons que les choix pratiques à effectuer dans la vie quotidienne devront être tout simplement ordonnés à elles. « Ne pas perdre de vue l’essentiel, au profit de choses secondaires », pourrait-on dire. La « sagesse » indienne est ici parlante, qui, distinguant les quatre buts de l’homme : mokṣa, dharma, kāma, artha (la délivrance, le devoir, la richesse et le plaisir), précise surtout qu’ils doivent être poursuivis à la fois hiérarchiquement, simultanément et harmonieusement.
Afin de ne pas rester trop prudemment sibyllin et donner un conseil pratique, disons encore que les réponses doivent naître de l’intérieur. Certains diront : « il faut ‘‘faire le vide’’, pour que la réponse, nécessairement propre à chacun, puisse apparaître ». Ce « faire le vide » comprend ainsi deux aspects intimement liés : l’abandon de son vouloir propre (tel cet entraînement du tir à l’arc zen pratiqué les yeux fermés) et la confiance dans la providence, à laquelle place a ainsi été laissée pour s’exprimer, d’autant plus que c’est « l’Esprit lui-même [qui] prie pour nous par des gémissements ineffables » (Rm VIII, 26).
Notes
- Interrogations de Madame S.A.[↩]
- Les éléments ici rassemblés proviennent des Larousse (3 vol.), (nouveau) Petit Le Robert, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines (Morfaux, A. Colin), Dictionnaire étymologique et historique du français (Larousse) et Dictionnaire théologique (L. Bouyer), s.v.[↩]
- Le raisonnement (ou argument) paresseux (logos argos) est le sophisme des fatalistes qui en concluent à l’inutilité de l’effort et à l’abandon au sort.[↩]
- Comment comprendre le mal, dans un contexte où tout viendrait de Dieu ? est une question fréquente.[↩]
- On notera ici que tout prêter à Dieu de ce qui se passe dans l’univers – ce que la théologie ne fait pas – reviendrait à nier et la liberté donnée à l’homme et son concours relatif à la Création.[↩]
- Métaphysiquement, deux choses qui seraient identiques sous tout rapport ne seraient donc qu’une seule et même chose. Cette multiplicité des choses, nécessairement différentes mais formant un tout, trouve son analogue dans la multiplicité des êtres (humains) et le mystère de leur unité dans le Christ : Corps Mystique dont il est la tête et l’humanité les membres (saint Paul) ou la Vigne et l’humanité les sarments (saint Jean).[↩]
- Pour autant qu’un système déterministe admettrait la liberté en Dieu mais la nierait dans la créature (déterminisme dit théologique) ou, bien qu’« admettant » Dieu, nierait qu’Il soit libre (déterminisme dit métaphysique), c’est l’absence d’intervention dans le monde à la fois de Dieu et de l’homme qu’il convient de condamner. Dans un cas l’immanence est niée au profit d’une transcendance tronquée, dans l’autre, c’est la liberté de l’homme qui est récusée.[↩]
- Frédéric Dard (San Antonio) ; la formule « littérature de gare » est de lui-même.[↩]
- Ces « tendances » s’appliquent aussi bien au macrocosme qu’au microcosme, à l’univers qu’à l’homme.[↩]
- cf. Titus Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l’Islam. On pourra trouver ce rapprochement un peu forcé.[↩]
- « Si quis vult post me venire, abneget semetipsum, et tollat crucem suam, et sequatur me » (« si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et me suive »), Mt XVI, 24.[↩]
- Selon la formulation du philosophe japonais Kitaro Nishida (1870-1945).[↩]
- Jean Borella, Problèmes de gnose, à paraître, L’Harmattan, 2007 (chap.6, section 3, § 6).[↩]
- cf. également Rm VIII, 28-30, I CoII, 7, Ép I, 5 & 11 et Mt XX, 23. On pourra rapprocher ces textes de ce que Dieu dit à Jérémie, dans l’Ancien Testament : « Avant que je t’eusse formé dans le ventre de ta mère, je te connaissais ; et avant que tu fusses sorti de son sein, je t’avais consacré, je t’avais établi prophète des nations » (Jr I, 5-6).[↩]
- cf. Denzinger-Bannwart, 321-322 & S. Thomas, S. Th. 1a, q.23 & 24.[↩]
- « Deus caritas est » et le Bien est une diffusion de soi (Bonum diffusivum sui esse).[↩]
- Le deuxième Concile d’Orange, en 529, définit comme la doctrine orthodoxe de l’Église la faculté pleine et entière pour tous les baptisés de se sauver s’ils le veulent.[↩]
- André Dumas conclura ainsi : « La prédestination est donc le vocable théologique qui atteste l’antériorité de l’amour de Dieu par rapport à notre libre adhésion. Contre le destin, il s’inscrit en un appel venu de Dieu et, contre le déterminisme, en une réponse choisie par l’homme », Encyclopædia Universalis, s.v.[↩]
- Lettre privée, février 2007.[↩]