Introduction   

L’amour est un thème passablement galvaudé et cela sous de multiples formes : poésie, roman, essai, nouvelle, traité…, sans oublier les arts visuels (arts plastiques, photographie), les arts sonores (bruits, musique) ou les arts « mixtes » (film, théâtre, danse). Pour la partie écrite, il n’y a pas de domaine des sciences où l’amour soit absent : sexologie, psychologie, sociologie, philosophie, métaphysique, théologie… C’est que l’amour se déploie selon la tripartition humaine : corps, psyché, esprit.

Certes, il peut être réduit au corps (l’acte physiologique, comme dans la pornographie), réduit aux sentiments (l’amour platonique, les amours impossibles des romans, les passions pathologiques) ou encore transcendé mystiquement dans l’éros divin (moines, moniales), mais il peut aussi réunir la tripartition humaine corps-âme-esprit, suivant laquelle les époux, en un seul mouvement commun, associent l’acte d’amour, le sentiment d’amour donné et reçu, ainsi que cette prière qui place tout amour en Dieu. Entre ce sommet à deux et celui, individuel, de l’époux mystique du Christ, il n’y a pas de hiérarchie, tous deux, du plus intime de la personne, s’élèvent jusqu’en Dieu, par la grâce de l’Esprit.

À côté de ces exemples, qui, s’ils ne sont pas vécus par tous, sont largement répandus et servent, implicitement, de référence à tous, il faut bien convenir que l’amour, au-delà même des modes (tel l’amour courtois ou fin’amor du Moyen Âge), semble, universellement – partout et de tout temps –, être considéré comme la valeur suprême, le « Graal », un absolu qui, en tant que tel, est nécessairement en Dieu.

De l’Amour en Dieu

En christianisme.

On déduit l’Amour en Dieu, métaphysiquement, en tant que principe nécessaire et source originelle de la simple possibilité de l’amour dans l’existence. Avec Platon, le Bien « dépasse encore l’être en dignité et en puissance », il est « au-delà de l’essence » (République, VI, 509 Β) et la théologie chrétienne identifiera très spécifiquement Dieu et l’Amour (« Dieu est amour », dira S. Jean en 1 Jn IV, 8), ce qui résume l’essence du christianisme1. Pour préciser cet Amour, on dira, suivant les traditions platonicienne, dionysienne, thomasienne… que « le Bien est diffusif de Soi » (Bonum est diffusivum sui) : il est dans la nature de l’Amour de se donner.

  • « Dieu n’est pas seulement pur Bien, ou pur Vouloir, mais Amour pur » ;
  • « C’est un amour créateur que celui de Dieu, il ne présuppose pas le bien mais le donne, le crée dans les choses » ;
  • « Le vouloir divin qui porte sur les créatures pour les faire être est toujours absolument gratuit, rien ne lui est présupposé » ; C’est un « libre amour ». « Dieu, qui est cause de tout, aime tout à cause de la surabondance de sa Bonté » ;
  • « C’est par amour de sa Bonté, en effet, qu’il a voulu la diffuser et la communiquer aux autres autant que possible, c’est-à-dire en donnant (aux créatures) de lui ressembler, c’est pour cela que sa Bonté n’est pas restée en lui seul mais s’est répandue dans le monde ».2

Dans d’autres religions.

Il semblerait que le christianisme ait ici « retourné » le judaïsme, dans lequel, ce n’est pas tant Dieu qui aime (« il nous a aimé le premier », précise le Nouveau Testament : 1 Jn IV, 19), que la loi essentielle soit d’aimer l’Éternel « de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces » (me ‘odekha) (Dt VI, 5)3, ainsi que son prochain. C’est même la pratique de la tsedaqah, devoir de charité, qui causera et manifestera son amour envers Dieu et son prochain.

En islam, Dieu est « le plus Miséricordieux des miséricordieux » ; « Miséricordieux par essence » (ar-Rahmān, « le rayonnant d’amour », 55e sourate) et « Miséricordieux en acte » (ar-Rahīm). La racine RHM renvoie à la matrice maternelle : « Dieu est la matrice de l’univers, et aime Ses créatures d’un amour matriciel »4 et rah mah peut se traduire par charité, amour, clémence, bienveillance, générosité… Toutefois, il semblerait ici que « Dieu aime ceux qui font le bien » et non « les transgresseurs, les infidèles, l’insolent et le plein de gloriole, le traître et le pécheur, les fauteurs de scandale, les pécheurs mécréants, les injustes, ceux qui professent le mal, les vantards et les orgueilleux »… si bien que « à l’exception d’un verset, l’amour de Dieu est toujours la récompense d’une attitude vertueuse ou de la foi ». Dieu ne prend pas le risque d’aimer sans être aimé en retour, dira al-Ġazzālī (1058-1111)5.

Dans l’hindouisme, on trouve, parmi cinq mārga (voies), le bhakti yoga, la voie de l’amour de Dieu, de la dévotion, de l’adoration6 et « lorsqu’un homme y atteint, il aime tous les êtres »7. Toutefois, il semble que l’amour de Dieu ne soit qu’une réponse à cette dévotion. Néanmoins, cette voie fait écho, de façon saisissante, à une parole du Christ :

  • Celui qui Me voit partout, et voit toutes choses en Moi, celui-là Je ne l’abandonne jamais, et jamais il ne M’abandonne. Celui qui, s’étant fixé dans l’unité, M’adore, Moi qui habite dans tous les êtres, ce yogin-là habite en Moi (Bhagavad-Gītā VI, 30-31) ;
  • Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et comme je suis en toi, afin qu’eux aussi soient un en nous (Jn XVII, 21).

Dans le bouddhisme (mahāyāna et vajrayāna) des premiers siècles du premier millénaire, l’Amour est l’une des quatre qualités d’être, l’un des « Quatre Infinis » ou « Quatre Incommensurables » (amour, compassion, joie et équanimité) et la compassion ou l’amour prime sur l’ascèse. Le bouddhisme ancien (hīnayāna) privilégiait, en revanche, l’ascèse et le détachement.

Dans le taoïsme, avec un dào (la Voie ; dàojiào = « enseignement de la voie ») dont on ne peut rien dire, on ne trouve rien ni sur Dieu, ni sur l’amour (hormis le Tao sexuel). Dans les termes de Marcel Granet (1884-1940), on a affaire à une sorte de « quiétisme naturaliste ». Il y a des prêtres, mais pas d’Église, une métaphysique réelle, mais une religion sans transcendance véritable, une perspective d’immortalité (voire de longévité), mais pas de résurrection, de vie méta-cosmologique.

On doit pouvoir conclure que l’apport original, positif et universel, du christianisme réside dans l’identité de l’Amour et de Dieu. Dieu est, par nature et en essence, l’Amour.

Dans la Trinité.

On le sait, les trois Personnes divines sont de pures Relations, faute de quoi, on n’aurait plus « un seul Dieu » (Credo). En effet, dire que le Père est père n’est pas lui attribuer une essence particulière mais reconnaître la pure relation de paternité. De même, le Fils est pure relation de filiation et l’Esprit pure relation d’Amour. Ici, la trinité nous enseigne que des relations (paternité, filiation) sont des Personnes (Père, Fils) et, inversement, qu’une relation (l’Amour) est une Personne (l’Esprit Saint). Relatio et Persona convertuntur : en Dieu, Relation et Personne se convertissent. On dira ces relations subsistantes, puisqu’elles existent d’une manière autonome, faute de quoi, il n’y aurait personne !

Ce que l’on comprend de ces relations, c’est qu’il s’agit de don total, dont l’Amour est l’essence :

Rien ne compte aux yeux du Père que le Fils, qui lui est égal en tout ; sans lui, le Père n’est rien, il n’existe comme Père, et comme Dieu, que parce qu’il engendre le Fils auquel il donne tout ce qu’il est, Nature divine et Essence divine. Ainsi, l’Essence divine consiste dans ce don total, le Père n’existe que parce qu’il se donne en totalité.

Réciproquement, le Verbe ne se connaît dans le Père et n’existe, comme Fils et comme Dieu, qu’en tant qu’il est engendré par le Père. Il n’est l’Essence divine que parce qu’il la reçoit du Père ; c’est la même Essence donnée par l’un et reçue par l’autre. Mais, à son tour, le Fils ne se constitue qu’en redonnant tout ce qu’il a reçu ; il ne peut recevoir l’Essence divine que s’il la donne au Père.

L’échange mutuel de la divine Essence entre le Père et le Fils, ce don total et parfait de volonté libre constitue l’Amour réciproque du Père et du Fils. Mais cet Amour mutuel, qui procède de la volonté de don total, doit lui-même, pour exister, être donné totalement. Le don de l’Amour commun entre le Père et le Fils s’exprime alors dans la troisième Personne nécessaire, l’Esprit-Saint, en tant qu’Amour et Essence, comme lien substantiel et essentiel qui unit le Père et le Fils dans l’unité d’un même Amour.8

Retenons ici que l’Amour in divinis est la relation par excellence, la Relation absolue, dans laquelle on se donne tout entier à l’autre. Dans son sommet trinitaire, identité et altérité sont ainsi transcendés de telle sorte que n’existe que cette pure relation, que ce pur amour.

De l’Amour à la Création

L’Amour, diffusif et oblatif, préside naturellement à la Création. L’Amour est créateur ; il se donne, librement, dans les choses en les créant, c’est la « surabondance de sa Bonté ». Cela va jusqu’à donner aux créatures de Lui ressembler (« Ce qui procède de Dieu ressemble à Dieu, comme les effets de la cause première peuvent Lui ressembler »9).

Et si le Père passe par le Fils pour créer le monde, où donc le crée-t-Il ? dans le Saint-Esprit : « in Spiritu Sancto » ! Ce sont « les deux mains de Dieu », dira Saint Irénée (Contra Haereses IV, praefatio, P.G., t.VII, col. 975 B).

Dieu lance devant Lui sa divine Charité et crée l’extériorité où Il projette les créatures. Mais parce que cette extériorité est charité et amour de Dieu, elle ramène tout à Lui, n’étant rien d’autre que le mode selon lequel Dieu vient vers Lui-même à partir de son propre Au-delà.10

Le mystère de la création se comprend un peu mieux à cette lumière du mystère de la Trinité11 et anticipe un autre mystère encore, quand le Fils, Verbe de la création, est également Christ dans le mystère de l’Incarnation-Rédemption, mystère lui-même lié à celui de la Conception virginale et de l’Immaculée conception12 – tous les mystères du christianisme se renvoyant les uns aux autres.

C’est l’Amour qui donne l’être aux choses, qui donne d’être aux êtres. L’être n’est ainsi jamais strictement entitatif, il est tout autant relationnel. L’homme est relation à Dieu et c’est en cela qu’il entre en relation solidaire avec tous les autres êtres (ses frères humains et, même, tous les autres êtres, fussent-ils sora Luna ou fratre Vento (sœur lune ou frère loup), à suivre S. François d’Assise), Dieu étant immanent à chaque être. « L’Esprit est celui du Père et du Fils et le nôtre » dira S. Augustin (De Trinitate V, 14).

Ainsi, la créature est une réception ; tout est toujours reçu : l’être, la liberté, l’amour (« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » ; 1 Co IV, 7 ; Jn III, 27). Liberté et amour forment un couple indissociable, dans le don de Dieu, comme dans la réponse humaine. A contrario, on connaît les formes perverses et pathologiques d’un amour non libre.

De l’Amour dans l’Incarnation-Rédemption

L’Amour de Dieu est sans limite, même pour ce monde où il envoie son Fils13. C’est la liberté donnée qui a permis la Chute, c’est l’Incarnation qui a permis la Rédemption : renouvellement de l’offre d’Amour dans la liberté, toujours préservée.

La grande particularité des deux premiers commandements, tels qu’enseignés par le Christ, c’est qu’ils portent sur l’Amour et que, de plus, sont dit semblables par le Christ Lui-même, en réponse à Matthieu demandant quel est le plus grand commandement :

Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même… De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes (Mt XXII, 37-40).

Issu de cet enseignement, on comprend alors S. Augustin disant : « Aime, et fais ce que tu veux »14 ; les autres commandements en découlent !

On comprend surtout qu’il ne s’agit pas d’une affaire entre Dieu et soi, mais qu’existe une solidarité entre tous les hommes, et c’est le Christ qui fait le lien entre tous les hommes et entre l’homme et Dieu. Présent en tout homme depuis sa résurrection par la grâce du Saint Esprit, il est l’« hologramme » divin15, qui est « tout en tous » (Col III, 11), car « Vous êtes le corps de Christ, et vous êtes ses membres, chacun pour sa part » (1 Co XII, 27).

De l’Amour dans la vie humaine

Dieu, le prochain, soi-même.

L’amour à porter doit donc se déployer totalement : pour Dieu, vers soi-même et envers le prochain. Si l’amour pour Dieu est une évidence : Il nous a donné d’être et « Il nous a aimé le premier » (1 Jn IV, 19), qu’en est-il des deux autres ?

Le prochain à aimer n’est pas que le plus proche. De proche en proche, le prochain est chaque frère ou sœur sur la terre ; ainsi, une Mère Teresa quittera l’Albanie pour Calcutta. Il ne s’agit certainement pas d’éprouver un amour émotionnel ou sentimental pour tous (les sentiments ne répondent pas aux ordres), d’autant plus que le prochain peut très bien être un ennemi (« Aimez vos ennemi », Mt V, 44). Ainsi, lorsqu’un Juif demande à Jésus : qui est mon prochain ? Jésus, par la parabole du bon Samaritain, signifie que le prochain est aussi l’étranger, l’ennemi, sans considération de religion (cf. Lc X, 29-37), d’où l’appel du Christ à l’amour des ennemis : « Aimez vos ennemis et faites du bien à ceux qui vous haïssent. Bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous diffament. » (Lc VI, 27-28). Il s’agit de les aimer comme Dieu aime (quelle que soit la manière dont nous pouvons le comprendre), d’où l’injonction ultime : « Soyez donc parfaits comme votre Père est parfait ».

Quant à s’aimer soi-même, c’est difficile pour certains. Il suffit de s’accrocher à sa dignité essentielle : être part de la création de Dieu et être sauvé par le Christ, dans la grâce du Saint Esprit.

C’est la prière :

Mon Dieu, je ne suis rien, je ne vaux rien, je ne mérite rien ;

Ma seule dignité, c’est l’être reçu de Dieu, par le Fils, dans le Saint Esprit.

Quatre voies d’amour.

Il y a au moins quatre voies d’amour dans le christianisme. Ce sont les deux voies traditionnelles d’époux et de moine, cette dernière se réalisant de façon érémitique ou cénobitique, et auxquelles il faut ajouter celle du dévouement à de nombreux autres, telle la voie suivie par une Mère Thérésa ou par bien d’autres.

Toutes ces voies comportent ascèse et charité à différents degrés.

On précisera, tout particulièrement, ce qu’il en est du potentiel de l’acte d’amour dans un couple, cas unique où il est possible de partager corps, âme et esprit.

On ne suivra pas Kant – mort vierge – disant qu’il s’agit d’établir un contrat permettant d’utiliser le corps de l’autre16, ni Tolstoï – affecté de la misère sexuelle de son milieu et de son temps – prétendant que « l’amour est quelque chose d’idéal, de noble, alors qu’en pratique l’amour est quelque chose de sordide qui nous ravale au rang des porcs »17, ni de Henri Barbusse écrivant : « puis, tordant leurs cous, ils détournent leurs yeux dans ce moment où ils se servent le plus l’un de l’autre »18.

Certes, que simultanément chaque amant s’emploie au plaisir de l’autre ou que chacun utilise l’autre pour son propre plaisir, le résultat peut sembler identique. Mais c’est l’intention qui fait toute la différence ; on l’a vu chez S. Augustin :

Il ne faut pas considérer ce que fait un homme, mais l’esprit, l’intention dans lesquels il agit […] Telle est la force de la charité ! Voyez qu’elle seule peut faire la distinction ; voyez qu’elle seule différencie les actions humaines entre elles.19

Associée à cette intention, il y a la façon dont l’autre est considéré. Dans l’union d’amour sexuel, l’autre a rang de sujet, d’alter ego, et son corps en a toute la dignité, quand bien même il existe, on le sait, d’autres sortes d’unions.20

On parvient alors à une véritable mystique de l’union sexuelle. C’est-à-dire que cette union est un lieu unique et privilégié, transcendantal aux amants. Amour et Don sont les noms du Saint-Esprit (cf. S. Thomas d’Aquin, S. th. I, q.37, q.38 a.1.) ; nulle surprise donc que la chair, dans l’union, soit l’instrument de l’Esprit et les amants des pneumatophores :

À travers le bourgeonnement des corps s’opère le bourgeonnement du Paraclet, au travail dans la conjonction des amants et l’éclosion séminale. La génitalité engendre les chairs, ce qui signifie qu’elle est l’instrument de l’Esprit. Porté par Lui elle Le porte, faisant de l’homme et de la femme unis dans l’étreinte des pneumatophores.21

Et il y a davantage encore. Si l’Esprit est le fond du monde et l’immanence de Dieu et que le Père représente la transcendance absolue, qu’en est-il de l’être humain doublement féminin et masculin ? Jean Bastaire le voit ainsi :

Si par rapport à la transcendance l’être humain est immanence féminine, par rapport à l’immanence, il est transcendance virile. Sa double nature est là, dans cette condition de créature et de créateur, figurée par sa dualité érotique.22

Et le mariage final est dans le Christ, ainsi que le formule Siméon le nouveau théologien :

Sans plus voir du tout la honte de notre corps, mais rendu entièrement semblable au Christ dans notre corps tout entier, chaque membre de notre corps sera le Christ tout entier : car, devenant beaucoup de membres, il demeure unique et indivisible, et chaque partie, c’est Lui, le Christ entier.23

Si l’on peut dire qu’au paradis le corps est dans l’âme et l’âme dans l’esprit, après la matérialisation de l’homme dans le monde, l’âme est désormais dans son corps et l’esprit dans son âme. Or, dans l’acte d’amour sexuel, loin du contrat d’échange de propriété (cf. Kant) ou de l’usage de l’un par l’autre (cf. Barbusse) ou encore du corps de l’autre comme objet, ce dernier est « subsumé » dans la personne ou l’âme de l’être aimé. De plus, dans cet acte comme prière, l’union en esprit signifie que l’âme qui a subsumé le corps est elle-même subsumée dans l’esprit ; il n’est jusqu’au corps qui ne soit, bien sûr, pneumatisé. C’est un retour, en quelque manière, à l’état paradisiaque, ou plutôt, une réminiscence vécue de cet état originaire.

Il reste qu’il convient de voir deux temps à cette pneumatisation, dût-elle avoir lieu. Le premier temps, celui de l’état de prière, est ouverture à l’immanence de l’Esprit ; il peut être volontaire. Mais le second temps, celui de la transcendance de l’Esprit, ne saurait être même provoqué ; c’est Lui qui décide, Il souffle où Il veut (cf. Jn III, 8).

Plus fort encore, l’acte d’amour sexuel reflète l’amour trinitaire :

le fait que l’homme, créé comme homme et femme, soit l’image de Dieu ne signifie pas seulement que chacun d’eux individuellement est semblable à Dieu, comme être raisonnable et libre. il signifie aussi que l’homme et la femme, créés comme “unité des deux” dans leur commune humanité, sont appelés à vivre une communion d’amour et à refléter ainsi dans le monde la communion d’amour qui est en Dieu, par laquelle les trois Personnes s’aiment dans le mystère intime de l’unique vie divine.24

On lira de même, dans un commentaire de Hans Urs von Balthasar à un texte de Clemens Kaliba 25 que dans la génération du Fils comme dans la spiration de l’Esprit, on réalise que « l’ »actio passive » est une condition interne de l’« actio active » ». C’est-à-dire que « toutes les Personnes se déterminent réciproquement »26. On y verra ce dont la Vie humaine fait reflet :

L’unité d’action et de passivité se traduit, au plan du monde, par la dualité des sexes. Dans la Trinité, le Père, en tant que non principié, apparaît comme principe éminemment masculin. Le Fils, dans sa procession passive, est d’abord féminin ; en revanche, par la spiration qu’il exerce activement avec le Père, il se montre masculin, tandis que l’Esprit est féminin (cela toujours de manière suréminente). Mais du fait que le Père, dans la génération et la procession de l’Esprit, se laisse déterminer par les Personnes qui procèdent de lui, on peut dire qu’il y a en lui un élément de féminité, sans que pour autant sa primauté d’ordre soit affectée.  On voit dans la Trinité la réciprocité toujours renouvelée de l’activité et de la passivité comme une forme en Dieu d’activité et de fécondité, analogue premier de ce qui se traduira dans le monde de la vie créée en possibilité d’amour avec sa fécondité dans l’ordre sexuel.27

Conclusion, de Dieu à Dieu.

On le voit, l’Amour est l’origine et la fin du voyage ; on comprend pourquoi – et comment – il représente le nec plus ultra de l’existence et de la perspective des fins dernières.

On ajoutera que tout mouvement vers ou rencontre de l’autre, cet alter ego semblable et différent, fait expérience de l’altérité horizontale (terrestre) et renvoie à l’Altérité verticale (divine). Ce renvoi se fait à travers le Christ qui est tout prochain et dans l’amour-don qui est l’esprit de l’Esprit Saint.

Cet amour – ou charité – est magnifiquement décrit par S. Paul :

J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, si je n’ai pas l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante.

J’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, j’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien.

J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien.

[… L’Amour] supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout.

L’amour ne passera jamais. Les prophéties seront dépassées, le don des langues cessera, la connaissance actuelle sera dépassée. Ce qui demeure aujourd’hui, c’est la foi, l’espérance et la charité ; mais la plus grande des trois, c’est la charité. 1 Co XIII, 1-[…]13.

Il n’y a rien à ajouter.

Notes

  1. « Dieu interprété comme amour ; en cela consiste l’idée chrétienne », dira Balthasar ; cité par Pascal Ide, Une théologie de l’amour. L’amour, centre de la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, Lessius, Bruxelles, 2012, p. 45.[]
  2. Cf. Jean-Pierre Jossua, « L’axiome ‘‘Bonum diffusivum sui’’ chez S. Thomas d’Aquin », Revue des Sciences Religieuses, t. 40, fasc. 2, 1966 (pp. 127-153), pp. 134-137.[]
  3. Idem en Mt XXII, 37 ; Mc XII, 30 ; Lc X, 27. Les Juifs disent même souvent que « de toutes tes forces » inclut « avec toutes tes possessions, tout ton argent »[]
  4. Mohamed Talbi, Universalité du Coran, Actes Sud, 2002, p. 37 ; Voir aussi Coran, VII, 156.[]
  5. Emmanuel Pisani, « L’amour de Dieu en islam », La Croix, 15-11-2016.[]
  6. Les quatre autres sont jnāna yoga (voie de la connaissance), karma yoga (voie de l’action consacrée), raja yoga (voie des exercices physiques et spirituels) et tantra yoga (voie des rites « magiques »).[]
  7. Nārada Bhakti Sūtra, cité par Swami Vivekananda, Les Yogas pratiques, Albin Michel, 1988, p. 137.[]
  8. Suivant l’abbé Henri Stéphane, Introduction à l’ésotérisme chrétien, Dervy, 1979, selon le résumé paru dans Introduction à une métaphysique des mystères chrétiens (2005), imprimatur du diocèse de Paris.[]
  9. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Prima pars, Q.3, a.7, s.1.[]
  10. Cf. Jean Borella, La charité profanée (1979), rééd. Amour et vérité, L’Harmattan, 2011.[]
  11. Voir Théologie pour tous, L’Harmattan, 2024, ch. IX. De la Trinité.[]
  12. Voir Théologie pour tous, op. cit., ch. V. De la Vierge Marie.[]
  13. « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » (Jn III, 16).[]
  14. Cf. Homélies sur la première épître de saint Jean (traité VII, 7-8).[]
  15. Voir Théologie pour tous, op. cit., ch. XIII. De la mort, de la fin du monde et du Royaume, § De l’hologrammité du Christ.[]
  16. Une communauté sexuelle (commercium sexuale) est l’usage réciproque des organes et des facultés sexuels de deux individus (usus membrorum et facultatum sexualium alterius) ; Emmanuel Kant, Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, trad. Jules Barni, Paris : A. Durand, 1853, § XXIV, pp. 112-113 (en ligne). Nous soulignons.[]
  17. Léon Tolstoï, La sonate à Kreutzer (1891), trad. Sylvie Luneau, Paris : Gallimard, 1993, p. 152.[]
  18. Henri Barbusse, L’Enfer (1908), Paris : G. Crès, 1925, p. 278. Nous soulignons.[]
  19. Homélies sur la première épître de saint Jean, traité VII, 8.[]
  20. Voir Métaphysique du sexe, L’Harmattan, 2022, ch. XIV. Spiritualité de l’amour sexuel.[]
  21. Jean Bastaire, Eros sauvé. Le jeu de l’ascèse et de l’amour, Paris : Desclée, 1990, p. 73.[]
  22. Ibid., p. 119.[]
  23. Hymne XV, trad. J. Paramelle, Hymnes, t. I, Cerf, 1969, pp. 289-293 ; cf. Jean Bastaire, op. cit., pp. 130-131. Voir l’article « L’hologramme christologique ou le Christ hologrammique ».[]
  24. Jean-Paul II, Mulieris dignitatem, n° 7.[]
  25. Die Welt als Gleichniss des dreieinigen Gottes (« le monde comme analogue du Dieu trinitaire »), Salzburg 1952.[]
  26. en référence à Adrienne von Speyr (Le Monde de la Prière).[]
  27. Hans Urs von Balthasar, La Dramatique divine, vol. IV (Le dénouement).[]