introduction

Il est toujours possible d’entrer dans l’esprit d’un auteur et d’en savourer à l’envi le génie – fût-ce le génie rationnel d’un Kant ou les génies métaphysiques d’un Guénon ou d’un Schuon. Mais il n’est pour autant jamais interdit d’en sortir – d’autant plus si ce génie refuse, à juste titre, tout disciple (Guénon). Ainsi peut-on, sans pour autant renoncer à l’apport de leur génie, reprocher à un Kant son sommeil critique, à un Guénon sa méconnaissance du christianisme ou à un Schuon son unité transcendante des religions1 (Borella)2.

En l’occurrence, il faut ici dénoncer ce piège d’une métaphysique se positionnant au-dessus des religions et, significativement, une telle approche semble s’afficher dans la formule « theologia sine metaphysica nihil »3 (la théologie, sans la métaphysique, n’est rien). Certes, le propos est moins violent qu’il n’y paraît lorsque l’on réalise que la théologie est intrinsèquement métaphysique. Que l’on pense à la Trinité par exemple, qui indique bien davantage que « Dieu est père » ou qu’« Il est unique » (ce que bien d’autres religions ont, à juste titre, affirmé), précisant que « Dieu engendre Dieu éternellement », qu’également « Il est Fils » et, tout particulièrement, que les Personnes y sont de pures Relations (Père, Fils) lors que la Relation d’Amour et Don est, elle, une Personnes (Saint Esprit) – relations bien sûr subsistantes, faute de quoi on affirmerait trois dieux. Ce qui est ici fondamental, c’est la possibilité de passer d’une métaphysique de l’être à une métaphysique de la relation : Ens et Relatio convertuntur (l’être et la relation se convertissent) pourrait-on dire, si tant est que l’on souhaiterait doter la formule, en latin, d’une autorité. D’autres exemples éminemment métaphysiques ne manquent pas, telle cette annonce du Christ : « Dieu sera tout en tous ! » (1 Co XV, 28), etc. Et il s’agit bien d’une métaphysique intrinsèque aux mystères chrétiens, elle en découle directement, conjointement même, et nulle part ailleurs aurait-elle pu s’avérer.

Faire abstraction de cette composante métaphysique, qui est pourtant part intégrante de la théologie, serait déjà une erreur. Mais il en est une plus grave encore, ce serait de croire qu’une métaphysique viendrait avec bonheur suppléer, de l’extérieur, aux carences de la théologie. C’est que cet « extérieur » serait, de fait, un « au-dessus », un surplomb ; ce serait emprunter l’œil de Dieu, ou croire le faire. La gravité de cette erreur, c’est l’illusion dans laquelle elle enferme celui qui la commet ; en particulier, celle de croire que le concept de gnose équivaut à une gnose effective, alors que le concept d’eau ne désaltère pas, pas plus que le concept de feu ne brûle.

Le propos de cet article est ainsi de préciser les liens entre métaphysique et théologie.

Théologie

Si aucune théologie ne saurait être canonique, fût-elle celle d’un des « deux glorieux docteurs, l’angélique saint Thomas et le séraphique saint Bonaventure » (Sixte V, Bulla Triumphantis, 1558), c’est que toutes relèvent de l’interprétation. D’ailleurs, leurs deux métaphysiques se complètent, mais elles ne peuvent « ni s’exclure ni coïncider » (Etienne Gilson).

La révélation est première, avec ses mystères, et même les Évangiles sont selon Marc, Luc, Matthieu ou Jean. Vient ensuite la dogmatique, formulation intangible de ces mystères et seulement, enfin, les théologies qui méditent et interprètent au mieux ces mystères.

Métaphysique

Il y a certes des métaphysiques particulières (analogie de l’être, exemplarisme divin, pour mentionner celles des deux docteurs cités), mais la métaphysique est d’abord un langage. C’est le langage de l’intelligence, qui formule de la façon la plus ultime les mystères rencontrés – et qui restent tels. Si la démarche métaphysicienne est ainsi universelle, en revanche et contrairement à ce qu’on peut lire4, il n’y a pas une métaphysique universelle. Elle-même relève pour partie de l’interprétation, et donc du particulier, si ce n’est du singulier5. De plus, la plus générale qui soit, ladite métaphysique de l’être, non seulement est déclinée à l’envi selon les auteurs, mais, surtout, on l’a mentionné, peut, elle-même, être complété, si ce n’est être remplacée, par une métaphysique de la relation.

Non seulement il n’y a pas de métaphysique universelle, en tant que telle, mais elle ne saurait se constituer comme telle sans se contredire6. En effet, une métaphysique dogmatique ou qui s’érige en système, close sur elle-même en quelque façon, a perdu son rôle fondamental qui est de faire passer du concept à l’objet dont le concept n’est que l’image mentale. Dès que son rôle a été joué, une fois sa mission accomplie, toute métaphysique alors s’évanouit, s’auto-abolit.

De ce point de vue, il faut bien admettre que la métaphysique est servante de la théologie (metaphysica ancilla theologiæ), au même titre que la classique formule philosophia ancilla theologiæ (la philosophie est servante de la théologie), puisque ni la raison naturelle ni l’intuition intellectuelle ne sont éclairées par la grâce ou la révélation, sauf pneumatisation (ou spiritualisation) de l’intellect, laquelle n’est en rien au pouvoir de l’homme.

Le parcours du sacré.

Rappelons déjà brièvement comment se présente la structure du sacré. La première distinction, encore visible à notre époque moderne, s’avère être entre sacré et profane (disons entre Notre-Dame et la tour Eiffel). Au sein du sacré, on distingue le mouvement « davantage vers l’intérieur que » que sont les ésotérismes7. On peut les dire « surmontés » par la métaphysique, dans la mesure où celle-ci est parvenue à une formulation épurée, pouvant même, parfois et pour partie, montrer une relative unité entre des religions différentes8.

Mais il ne faudrait pas oublier ni la source ni la fin de ce sacré. La source est évidemment le Revelatum ; sans revelatum, quelle métaphysique, à quel sujet ?9

Et la fin, la finalité, peut sans doute s’appeler gnosis, la gnose, mais cette gnose éventuelle n’est pas la métaphysique, loin s’en faut. Si la gnose se produit, c’est d’une part que la métaphysique s’est abolie pour lui laisser la place et, d’autre part, parce que l’Esprit a bien voulu souffler. Ramener la gnose à la métaphysique, c’est croire commander à l’Esprit ; c’est, in fine, confondre le psychique et le spirituel, ce qu’on croyait se bien garder de faire. C’est aussi, tout bonnement, prendre son indépendance de Dieu ; c’est penser n’en avoir pas besoin.

Certes, la tripartition humaine est bien corpus-anima-spiritus, ce qui rappelle au besoin que l’intelligence n’est pas le sommet de l’homme, mais ce spiritus n’est pas opératif de et par lui-même, il est, par essence, réceptif.

Cette réceptivité foncière du spirituel a son double dans l’anima, tout spécialement dans la distinction entre la raison et l’intelligence. La première calcule et raisonne sous les directives de la logique, tandis que l’intelligence est pure réceptivité. Elle est un miroir (speculum en latin)10, elle reflète les Idées (Platon), elle est ainsi le sens du réel, de même que le sucré n’a de sens que pour le goût (Borella). Et si l’on comprend, c’est seulement parce qu’on est doté de cette réceptivité11, parce que le sens fait sens. Dit autrement, on n’est pas génial parce qu’on comprend, on comprend parce qu’on est récepteur.

À cet étage de la psyché, on réalise certes que le conceptible est dépassé par l’intelligible, mais également que l’intelligible lui-même est dépassable et dépassé par le spirituel12. Mais il n’y a pas que l’intelligence qui peut mener au bord de la gnose, l’amour le peut aussi ; et l’on retrouve ici les expériences et enseignements particuliers d’un S. Thomas d’Aquin – pouvant dire que toute son œuvre, pourtant colossale et inégalée, n’est que du foin comparée à la gnose – et d’un S. Bonaventure, suivant jusqu’au bout la voie de l’amour d’un S. François d’Assise. Et ces deux voies ne sont pas exclusives mais se rejoignent, en christianisme, comme dans l’hindouisme et ailleurs.

De ce point de vue, la métaphysique, non seulement n’est pas la gnose, mais de plus, n’est pas la seule voie de gnose. Dès lors, affirmer l’identité foncière du connaître et de l’être fait courir un grand risque.

  • S’il s’agit de l’Être absolu, il est évident qu’Il est tout autant être, connaissance, amour, relation, etc., et même Non-Être (Guénon) ou Sur-Être (Schuon) puisque cause de l’être ou puisque l’Être n’est que son affirmation sui causa ;
  • S’il s’agit de dire que l’intuition intellectuelle (sa réceptivité foncière) est accès au réel, que l’intelligence est le sens de l’être, la cause est de tout temps entendue ;
  • En revanche, s’il s’agit de croire qu’il y a réalisation effective, savoir identité ontologique du connu et du connaissant, c’est une erreur.

La connaissance sacrale

Il ne faudrait pas, en effet, confondre identité cognitive et identification ontologique des réalités identifiées. Je ne deviens pas la rose que je connais ; il y a simplement « saisie d’une essence, abstraite de la chose connue par l’intelligence en acte d’intellection »13.

Si la connaissance ne peut unir l’être connaissant à l’être connu, c’est parce que, « dans son acte même, elle n’est ni l’un ni l’autre »14, elle est cette « possibilité miraculeuse » dans laquelle l’être connu et l’être connaissant sortent de leur situs existentiel et s’ouvrent l’un à l’autre dans un nulle part. C’est « une ouverture, un ‘‘jour’’ dans la lumière duquel les êtres et les mondes peuvent miraculeusement s’affranchir de leur solitude ontologique et exister les uns pour les autres ».

La connaissance adamique, celle d’Adam avant la Chute, en revanche, est tout autre : être et connaître y sont inséparables. Sa connaissance est également un miroir reflétant les êtres et les choses, mais qui s’ignore lui-même activement ; c’est « l’une des significations de l’ignorance (voulue par Dieu) du « fruit de l’arbre de la connaissance du bien-et-du-mal », « par quoi est désignée la conséquence d’une actualisation de la dualité comme telle, c’est-à-dire de sa potentialité séparative ». Là, l’acte de contemplation est entièrement tourné vers le Ciel, toute considération d’états inférieurs est ignorée.

Le péché originel, c’est le désir de connaître les états infrahumains (infra-paradisiaques), afin de se connaître comme tel. L’homme déchu cesse alors « d’être à la hauteur de sa noblesse théomorphe », il subit ses déterminations et « perd la clef sophianique de la connaissance qui cesse d’être opérative ».

Demeure dans notre monde désormais la dimension spéculaire de la connaissance, mais réduite à elle-même, en mode purement spéculatif et seulement réfléchi. Ne reste à l’homme que cette « mémoire intellective, directe et intuitive, des principes et des éléments métaphysiques, c’est ce qu’on nomme philosophia perennis ».

Cette connaissance inefficace – inopérative – requiert un recentrage ontologique (« l’homme a gardé sa centricité, mais perdu sa centralité, le monde ne lui est plus concentrique »). Seul Dieu peut le lui procurer, et la Croix, essentiellement, marque le juste emplacement. Le rôle de l’homme est d’abord et surtout de reconnaître son ignorance ontologique, « l’intelligence doit apprendre à fermer les yeux » (S. Denys l’Aréopagite) devant ce qui, de toute façon, est « au-dessus des yeux » (Malebranche).

Notes

  1. Frithjof Schuon, De l’unité transcendante des religions (1948), le plus récemment chez L’Harmattan, 2014. Un titre, initialement prévu : « De la convergence des formes traditionnelles » aurait suscité moins de polémique. Notons que cette critique, pas plus que toute autre, n’enlève quoi que ce soit au génie de Schuon par ailleurs, faut-il le préciser ?[]
  2. Ces trois critiques sont respectivement à lire dans La crise du symbolisme religieux, Ésotérisme guénonien et mystère chrétien et postface à Bruno Bérard, Introduction à une métaphysique des mystères chrétiens, notamment.[]
  3. Titre d’un article (Études Traditionnelles, janv.-mars 1986, pp. 25-27) et du livre d’Elie Lemoine paru à Paris, aux Éditions Traditionnelles en 1991.[]
  4. Par exemple : « la métaphysique étant universelle (c’est là son caractère le plus essentiel) », Elie Lemoine, op. cit., p. 43. Il s’agit de Frère Élie (Adolphe Levée, 1911-1991), dit « Un moine d’Occident » ou « Portarius » (le Portier), ce moine de l’abbaye de la Trappe, célèbre pour sa Doctrine de la non-dualité (advaïta-vâda) et christianisme : jalons pour un accord doctrinal entre l’Église et le Vedânta (Dervy, 1982) en faveur de l’œcuménisme.[]
  5. Comme l’a noté Heidegger, et Aristote avant lui, la métaphysique implique le métaphysicien qui la pense (« il n’y a pas de questionné sans que le questionnant lui-même ne soit inclus dans la question », Was ist Metaphysik ? (1929), trad. Henri Corbin, Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ? Nathan/HER, 2000. L’homme, chaque être humain, « est un animal métaphysique », écrivait Schopenhauer, ce qui fait beaucoup de métaphysiciens qui s’ignorent, et de métaphysiques potentielles.[]
  6. Voir Bérard, « La métaphysique comme antidogmatisme et comme non-système », Qu’est-ce que la métaphysique ? L’Harmattan, 2010.[]
  7. Pratique initialement, il faut renoncer à l’opposition exotérisme-ésotérisme, en tant que domaines constitués, car, si cette opposition a quelque réalité en islam (soufisme), elle est loin d’en avoir universellement une et, pas du tout en christianisme. En revanche, l’ésotérisme en tant que mouvement d’approfondissement ou de rapprochement des mystères, avec ses jeux de symboles et résonances interreligieuses, a toute sa réalité – et toute sa place.[]
  8. Par exemple l’« extinction » qu’indiquent le « nirvāna » du bouddhisme comme l’« al-fanā’ » de l’islam, concernant tout ce qui s’affirme illusoirement comme réel en dehors du seul Réel puisqu’il n’y a de Dieu que Dieu.[]
  9. C’est le revelatum à travers la religion (les Écritures, l’Église et la tradition en christianisme) qui fait connaître largement l’existence de Dieu. D’ailleurs, s’en passer, si tout le monde le fait, c’est la faire disparaître pour les suivants.[]
  10. « Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière obscure » (1 Co XIII, 12).[]
  11. On ne peut se forcer à comprendre ce qu’on ne comprend pas, relevait Simone Weil, citée par Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, p. 291. On lit, pareillement, chez Moore : “we absolutely cannot think what we can’t think” (« on ne peut absolument pas penser ce qu’on ne peut penser »), cf. The Evolution of Modern Metaphysics: Making Sense of Things, Cambridge University Press, 2012, nous traduisons. Ou encore chez Gaston Bachelard : « comprendre est une émergence du savoir », Le rationalisme appliqué, Paris : PUF, 1949, p. 19, nous soulignons.[]
  12. « Puisque le plus grand nombre des vérités de l’ordre surnaturel, objet de notre foi, surpassent de beaucoup les forces de toute intelligence, la raison humaine, connaissant son infirmité, doit se garder de prétendre plus haut qu’elle ne peut » (Léon XIII, Æterni Patris).[]
  13. Nous suivons ici Jean Borella, « La religio perennis n’est pas une religion », in, collectif, René Guénon, Frithjof Schuon, Héritages et controverses, L’Harmattan, 2023.[]
  14. C’est ce que précise Aristote: « l’âme est, d’une certaine manière, tout ce qu’elle connaît », et c’est cette « certaine manière » qui est clef, cf. Traité de l’âme. « Il n’y a point entre l’âme et les êtres qu’elle connaît cette insoutenable identité », précise Barthélemy-Saint-Hilaire dans sa préface.[]