Publié dans Du religieux dans l’art, Alain Santacreu (Dir.), L’Harmattan, 2012
L’« art-con », « con » pour « contemporain » ou « conceptuel », se dénonce en s’annonçant tel. Il est proposé ici de refaire à l’envers le voyage qui, du pseudo art officiel, financier et médiatique actuel, pourra nous ramener à un art « originel », non dévoyé par des nécessités d’écoles, à un « beau » transcendant et reconnu comme tel.
Introduction
L’art semble être mort à la fin du XXe siècle, ayant survécu cent ans à la mort de Dieu. C’est du moins ce qu’affirmait Nietzsche, à la fin du XIXe siècle, selon son Gai Savoir : « Dieu est mort, et c’est nous qui l’avons tué »1. Quant à l’« art contemporain », il ne cache plus sa seule réalité financière : ses « titrisations de déchets » faisant écho aux junk bonds.
Néanmoins, en marge d’un financial art, survit « l’art caché »2 ; de même que se perpétuent les conversions religieuses : de celle de Huysmans (1848-1907), au moment même de la parution du Gai Savoir, à celle de Jean-Claude Guillebaud3 de nos jours, par exemple.
C’est pourquoi, de facto, ni Dieu ni l’art ne sont véritablement morts et ce que nous avons tué n’était tout au plus que leur concept ou leur idole : « Les concepts créent des idoles de Dieu », écrivait déjà S. Grégoire de Nysse4. Ainsi, l’« art conceptuel », qui apparaissait dans les années 1960, se dénonçait déjà en s’annonçant, à vouloir définir l’art, non par des propriétés esthétiques de l’œuvre, mais par le simple concept d’art.
Il nous a donc semblé légitime, en dépit d’une sécularisation générale de la culture, de repartir à la recherche du sacré et de l’art. Nul doute que nous pourrons y retrouver l’exercice du beau et la notion du beau, quand bien même le concept de beauté serait ignoré. Refaisons à l’envers le voyage qui, du pseudo art officiel et médiatique actuel, pourra nous ramener à un art « originel », non dévoyé par des nécessités d’écoles, à un « beau » transcendant et reconnu comme tel. Bien sûr, ce voyage sera nécessairement succinct, extrêmement incomplet et, malheureusement ici, européocentré – ce que néanmoins autorise une sécularisation essentiellement occidentale (et un dogme laïciste spécifiquement français). On y regardera tout spécialement les notions de nouveauté, de la personne de l’artiste, du sacré et du profane et, naturellement, du beau.
Art contemporain et philosophie postmoderne.
Notre contexte économico-culturel, pour le dire vite, pourrait être qualifié de « postmoderne » – au sens d’une critique du monde moderne : ici, l’art-marchandise et sa transformation « naturelle » en art financier. Ce serait pourtant parler trop vite, car, justement, dans le domaine de l’art, le postmodernisme, en rupture avec l’art moderne qui tend à prôner la nouveauté au mépris de toute avancée antérieure, désigne, très précisément, un mouvement architectural et artistique qui ne craint pas le passé, mais sait le renouveler en l’intégrant. Par contre, dans le domaine philosophique, c’est bien en rupture que s’affiche la « philosophie postmoderne ». En effet, née dans les années 1950, elle prend la suite des « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud)5 pour rompre définitivement avec les grands systèmes rationalistes des philosophies issues des Lumières. Poussée à son terme par Derrida (1930-2004), souhaitant « déconstruire le logocentrisme », on aboutit à l’oxymore peu aperçu : affirmer rationnellement le décentrement de la raison !6
L’oxymore, l’art contemporain y souscrit totalement, en s’inscrivant dans une nouveauté ou contemporanéité à tout prix, tout en cherchant à rendre périmé tout art moderne, tout art nouveau ou, plutôt, tout nouvel art7. Il rompt avec toute forme passée jusqu’à ne plus rien dire, comme une certaine philosophie postmoderne à la Derrida. C’est l’art autonymique que décrit Nikol Abécassis, des œuvres qui ne sont « plus porteuses d’un sens qui les dépasse [… mais se veulent] productrices de leur propre sens »8. Certes, l’art contemporain ne s’impose pas comme l’« art unique » par les propres forces de ses bidets ou des déjections9 de ses hérauts sans plumes10. En effet, sans le support de l’État (en France et aux États-Unis, notamment) ni surtout des réseaux financiers, habiles, on le sait, à créer des liquidités fictives, il n’existerait même pas dans le cercle fermé des « sectateurs du vide », des « spéculateurs du néant ». Car on peut tout à fait comparer « monnaie conceptuelle » et financial art, art conceptuel et monnaie fictive : finance et art « peuvent désormais produire la quantité de monnaie qu’ils jugent ‘‘utile’’ »11.
Cependant, ce n’est pas le système de l’art financier en tant que tel qui nous préoccupe ici, mais sa revendication à être de l’art. Certes, tous les lieux et toutes les époques n’ont pas identifié « arts » et « beaux-arts » que sont, selon Hegel, architecture, sculpture, peinture, musique, danse et poésie12, et auxquelles on peut rattacher ou ajouter littérature, théâtre, cuisine, photographie, cinéma, etc. Néanmoins, hors l’art contemporain et ses supporters médiatiques (c’est-à-dire, au plus, quelques milliers de terriens), le monde entier semble toujours s’accorder sur une fonction de l’art qui est de s’adresser aux sens, à l’émotion, aux sentiments, non pas dans une abstraction (le concept d’art, qui parle alors à la raison), non pas dans un contre-pied à l’humour discutable (l’horreur ou le dégoût seront des émotions), mais, tout simplement comme produisant une émotion esthétique, du beau.
Si l’art montre le beau, d’aucuns vont rechercher la norme du beau. Or, dans le relativisme absolu d’une pensée structuraliste persistante, on pourra croire la norme variable selon les lieux et les époques. Ce n’est pas entièrement faux ; encore ne faut-il pas oublier l’invariant essentiel : l’existence d’une norme. Si la norme devient « le-n’importe-quoi » (pour peu qu’il rapporte de l’argent), on ne peut plus alors parler de norme sans tomber à nouveau dans l’oxymore, la contradiction sophistique.
De plus, le beau n’est pas que normatif (esthétique), au même titre que le vrai (logique) ou le bon (éthique), il est d’abord – et comme eux –, transcendantal, c’est-à-dire un attribut universel surpassant toutes les catégories, notamment les dix relevées par Aristote (substance-essence, quantité, qualité, relation, temps, lieu, situation, action, passion, avoir). Si l’on retient cinq transcendantaux (l’être, l’un, le bien, le vrai et le beau), on s’apercevra qu’ils sont convertibles l’un dans l’autre. Le terme « transcendantal », d’ailleurs, n’apparaîtra obscène qu’à l’individu plongé dans l’illusion de sa propre lumière. Dès que l’on a conscience de ce qui est reçu, à commencer par le sens – cette ingénérable signifiance –, on est condamné à une humilité effective, une re-connaissance de ce qui est au-delà, une « réminiscence », dirait Platon, de ce qu’on ne saurait donc prétendre avoir inventé.
C’est pourquoi, en tout cas, affirmer qu’il n’y a ni beau ni laid, comme le tente l’art contemporain, c’est bien se référer in fine au beau. Recommander de choisir le laid, parce que le beau serait un préjugé (cf. Derrida), prétendre que « l’idée d’une grande esthétique pour un grand art [serait] la machine terroriste destinée à nier cette réalité plurielle des comportements artistiques et esthétiques »13, c’est encore affirmer le beau. Ne pas s’en rendre compte, c’est l’erreur inaugurée par les anciens sophistes qui prétendaient qu’il n’y a ni vrai ni faux, sans s’apercevoir que la simple intelligibilité de leur discours requérait que les termes employés aient un sens. L’art contemporain n’est ainsi qu’une lointaine réplique du tremblement de terre initié par la sophistique, pourtant aussitôt infondée par Platon, mais qui demeure une tentation toujours renaissante, quoiqu’illusoire : prétention à la création, à la valeur de son dire ou de son faire, illusion de sa suffisance. Par ailleurs, l’absurde exclusion du beau s’avère même suicidaire, la psychiatrie actuelle ayant montré l’importance capitale du beau dans la vie psychique : le beau rend heureux, alors que les environnements laids rendent dépressif, malheureux.
Mais la prétention de l’art contemporain ne s’arrête pas à décréter l’art – qu’officialise l’État – ou le « beau » – quitte à dire que cela n’existe pas –, il joue à décréter le « sacré ». Ce « sacré », une fois l’« œuvre » réduite à un simple produit financier, est ainsi rapidement rapporté à la personne même de l’« artiste » ; il est fait « l’égal de Dieu », bien que ce dernier fût supposé mort. Cette ultime contradiction de l’art contemporain le disqualifie définitivement – du moins dans son discours, rien n’empêchant certaines œuvres « contemporaines » de produire le beau interdit.
Art moderne et dixneuvièmisme persistant.
La « nouveauté à tout prix », l’art contemporain la tient de l’art moderne. C’est que, déplacée par la photographie au début du XXe siècle, la peinture moderne (Picasso) est condamnée à la nouveauté, à une « avant-garde » permanente, un observatoire de la nouvelle modernité, telle celle des Temps modernes (Modern Times, 1936) illustrés par Chaplin (1889-1977). Pour autant, la beauté doit pouvoir se trouver partout. Ainsi, le non figuratif se développe, le nombre des médiums est démultiplié, l’artiste lui-même prend de l’importance, tant et si bien que le nombre d’écoles explose. À cette seule époque, on relève les écoles de l’art nouveau (Klimt, Mucha…), le fauvisme (Derain, Matisse…), le cubisme (Braque, Léger, Picasso…), le futurisme (Balla, Boccioni…), l’expressionnisme (Kokoschka, Munch…), l’abstraction (Kandinsky, Malevitch…), le Bauhaus (Kandinsky, Klee…), le constructivisme (Gabo, Moholy-Nagy…), le dada (Duchamp, Ernst, Picabia…), le surréalisme (Dali, Ernst, Magritte, Miró…), la Nouvelle Objectivité (« Neue Sachlichkeit »), l’art figuratif (Buffet, Carzou…), la non-figuration (Bazaine, Le Moal…), l’art brut (Dubuffet, Chaissac…), etc. Dans un tel éparpillement, les éléments semblent disparaître au bénéfice de la seule différance qui les relie. Ce néologisme de Derrida, forgé au plus tard en 1963, est un « concept non conceptuel » ; pour nous, un oxymore sophistique : « la différance », écrit-il, n’est ni un mot, ni un concept : c’est un faisceau propre à penser le plus irréductible de notre époque »14.
Cette recherche du nouveau nous semble l’héritage direct du dix-neuvième siècle, avec ses bouleversements postrévolutionnaires, ses nouvelles sciences triomphalistes, ses grands magasins, son industrialisation de tous les objets, ses invitations au voyage. Son œuvre emblématique sera La Gare Saint-Lazare (1877, Musée d’Orsay) de Monet (1840-1926) ; le parangon de son esprit provocateur sera Manet (1832-1883) avec, notamment, son Déjeuner sur l’herbe (1862-63). On verra s’y opposer les excès personnalistes du romantisme à l’art pour l’art (1835) de Théophile Gauthier (1811-1872), promouvant, en poésie, un désengagement personnel (sentimental, politique, etc.) au profit de l’œuvre formelle et technique. Les Parnassiens, à sa suite, tiendront toujours à une « gratuité » absolue des œuvres. De l’art pour l’art – dépersonnalisé et formel – à l’art pour l’argent actuel – qui sacre des artistes aux œuvres souvent informes –, la distance paraît infranchissable. Toutefois, les nouveautés de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle marquent bien une séparation déjà consommée d’avec les classiques et les thèmes antiques. Il faut ainsi ouvrir des salons dédiés aux « modernes » : Salon des Refusés (1863), Salon des Indépendants (1885), Salon d’Automne (1903)… et Baudelaire (1821-1867) pourra concevoir la notion de « peintre de la vie moderne », c’est-à-dire de la quotidienneté populaire à la Zola (1840-1902), mais aussi du progrès. Néanmoins, suivant Baudelaire encore, cette modernité reste « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art », l’autre moitié étant encore « l’éternel et l’immuable »
Art classique et art religieux.
Cet « éternel et immuable » provient de la période dite classique, qui court de la Renaissance au Romantisme. On pourrait bien sûr distinguer plusieurs époques : le Cinquecento (la Haute Renaissance), le Quattrocento (la Première Renaissance), les peinture baroque et peinture classique, le Rococo, le Néoclassicisme…, mais un point commun les unifie toutes : la quasi-totalité des œuvres est religieuse, quels que soient par ailleurs les progrès techniques réalisés (perspective ou peinture à l’huile).
Certes, on pourra à juste titre distinguer entre art religieux et art sacré, qu’il s’agisse de peinture ou de musique. Seront ainsi « religieuses », la Petite Messe solennelle de Rossini15 ou La Vierge au lapin du Titien16, cependant que les icônes, telle celle de La Trinité de Roublev17, voire le retable d’Issenheim18 ou le chant grégorien, relèvent de l’art sacré. Toutefois, quel que soit son éloignement d’un pur sacré selon la forme artistique retenue, l’art religieux n’aurait aucun sens sans le sacré auquel il renvoie, fût-ce une Vierge à l’enfant bucolique ou une ritournelle à deux temps de certaines liturgies.
Si tout religieux se réfère au sacré, on pourrait demander, à la vue des « sacrés » postmodernes, si tout sacré renvoie à la religion. Aujourd’hui, nombre de postures sont revendiquées comme areligieuses, mais un « quelque chose » est aperçu comme sacré et reconnu comme tel. À voir alors les multiples adoptions d’un certain bouddhisme occidentalisé ou les nombreux emballages interreligieux à la New Age, on conviendra vite qu’il n’y a pas de pur sacré, sans habillage culturel – fût-ce une recomposition composite. C’est que le propre de l’homme réside bien dans l’aperception du sens des choses et des actes, donc de la culture qui les lui indique. En témoigne, factuellement, l’enfant-loup ! S’imaginer libre de son propre référentiel culturel, créateur de son herméneutique personnelle, voilà bien une nouvelle illustration de l’illusion de suffisance. Certes, personne n’échappe au travail herméneutique que chacun doit lui-même accomplir, mais, sauf à se prendre pour un fondateur de religion – c’est-à-dire se croire détenteur d’une révélation privée –, ce travail ne s’accomplit que dans le cadre d’une tradition, d’une Église, d’une communauté de foi ; l’herméneutique est nécessairement, d’abord, dynamique et collective, bref culturelle. Croire que l’on est neuf, qu’on en est dispensé, est bien l’illusion que l’enfant-loup a de longue date dénoncée. On le voit, aucun sacré véritable, c’est-à-dire mystérieux et transcendant, ne saurait être approché sans faire appel à une religion, tout à la fois dépositaire d’une révélation et pourvoyeuse d’une tradition herméneutique.
Cette période de l’art classique, pour religieuse qu’elle est, voit certes poindre les prémisses de l’individualisme et le mythe de l’artiste, mais c’est le mécénat qui finance l’art que le « peuple » verra dans les églises. Même dans une perspective rationaliste, la beauté est une « satisfaction désintéressée » et libre de tout concept, non démontrable : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept » écrira Kant (1724-1804)19. Dès la Renaissance, le peintre appartient au « cercle des intellectuels […] capables de définir le monde »20, quand bien même il s’emplit surtout de Vénus, triomphes de la beauté physique.
Art moyenâgeux et art sacré.
On sera bref sur les mille ans de moyen âge qui précèdent, qu’il s’agisse du Bas-moyen âge (Xe-XVe s.) où l’art religieux du gothique urbain succède à l’art, davantage sacré, du roman des campagnes, ou du Haut-moyen âge (Ve-Xe s.) qui débute à la conversion de Clovis et où l’Église s’établit comme premier mécène de l’art. On relèvera surtout que le beau est sacré : la création artistique dispose d’une dignité, image de la création divine. D’où l’inutilité de représentations réalistes et le style très épuré de l’esthétique des Cisterciens ou des Chartreux. Qui se douterait alors que la beauté morale précède la beauté physique des Vénus de la Renaissance21 ? C’est que, à viser louablement de fournir un habillage majestueux à la liturgie qui amènera aux cathédrales, Jérusalems célestes de l’art gothique, une esthétique plus ornementale (Cluny) va succéder au dépouillement des contemplatifs. Cette évolution est moins visible du côté oriental. C’est le millénaire de l’art byzantin – de la chute de Rome (476) à la chute de Constantinople (1453) –, dans lequel le christianisme combine les traditions romaines et orientales, et dont sortira, notablement, l’art de l’icône : l’art pictural sacré par excellence – et qui est toujours vivant aujourd’hui.
Cet art de l’icône pourrait conduire à définir l’art sacré comme ce qui est concrètement investi du Transcendant, donc dans sa « matière » même, tandis que le religieux ne serait en relation au Transcendant que dans son intention et son usage. Néanmoins, à considérer les compositions religieuses (chants, hymnes, séquences, drames liturgiques) de Hildegarde de Bingen (1098-1179), qui conçoit la musique comme une réminiscence du paradis, on aurait bien du mal à distinguer entre musique sacrée et musique religieuse, si ce n’était par l’usage proprement liturgique de la première.
Au contraire des arts plastiques ou arts visuels, la musique médiévale est autant profane (le chant courtois) que sacrée (les chants grégoriens ou religieux), mais une différence notable apparaît aussitôt entre les artistes. Les chants sacrés sont quasiment tous anonymes et, si l’histoire a certes retenu les noms de quelques compositeurs, ils seront surtout des contributeurs, tel Notker le Bègue (v. 840-912) créateur des premiers tropes ou Thomas de Celano (v. 1200-v. 1270) donné comme le dernier rédacteur-compositeur du Dies irae. En revanche, les œuvres des nobles troubadours puis des trouvères seront associées à leur auteur dont on connaît encore bien des noms, tel Chrétien de Troyes (v. 1135-v. 1185) ou Richard Cœur de Lion (1157-1199). On reste toutefois bien éloigné du culte de la personnalité voué aux artistes contemporains ou orchestré autour d’eux.
Art antique et beauté sacrée.
Ledit « art des migrations », lié aux « Invasions barbares », démarre ainsi vers l’an 300 et se développe de façon variée selon la dispersion des aires géographiques envahies (d’où les « arts barbares »), avant que l’Église, seule force supranationale après l’effondrement de l’Empire romain, ne les unifie progressivement (les peuples germaniques seront convertis vers la fin du VIIe s).
Avec l’art romain – ou « les arts romains » –, on couvre à nouveau un bon millénaire, de la fondation de Rome (753 av. J.-C.) à sa chute. À l’instar de la forte influence grecque, à compter de la colonisation (IIe s. av. J.-C.), comme de celles des provinces éloignées de l’Empire, les Romains sont traditionnels et conservateurs ; l’innovation est taboue : la nova res une notion péjorative. Ce n’est que lorsque l’art grec sera bien établi à Rome (Ie s.) qu’il sera défendu contre de nouvelles velléités novatrices, alors qu’il est initialement méprisé par les conquérants :
Les Grecs se passionnent à l’excès pour leurs statues, leurs tableaux et les autres monuments de ce genre. La vivacité de leurs plaintes fait connaître à quel point ces pertes, qui peut-être vous semblent frivoles, sont cruelles pour eux. […] leur passion est extrême pour tous ces objets, qui sont de nul prix à nos yeux.
Ciceron22.
On relève qu’à l’époque oligarchique, toute initiative artistique des Grands doit rester privée ; dans un cadre public, celle-ci est tenue à l’anonymat. Ce ne sera plus le cas à compter d’Auguste (63-14 ap. J.-C.), les artistes romains restant alors, eux, le plus souvent anonymes. En effet, on ne connaît aucun Praxitèle ou Zeuxis romain, alors que nombre d’œuvres mériteraient hautement d’être signées. Il faut dire que le latin « artifex »(artiste) signifiait bien plus « artisan » que « créateur », ce dont témoignent leurs salaires : 75 à 150 deniers par jour pour des peintres (nourris par ailleurs), 50 à 60 pour les tailleurs de pierre, marbriers et mosaïstes (nourris également), comparés à celui d’un journalier à la campagne (25 deniers)23. La contrepartie est une extrême diffusion de l’art – encore visible, à nos yeux, dans l’Italie actuelle où l’art est à voir dans chaque recoin des villes et des maisons. À cette époque, chacun peut s’exprimer artistiquement, et l’on trouve même des « galeries » ouvertes au public (l’Atrium Libertatis, par exemple). Si l’art et le beau sont très répandus dans des sujets souvent profanes, la théorie du beau est, dans l’Antiquité tardive, essentiellement néoplatonicienne (Plotin, 204-270) : la contemplation du Beau conduit à l’Intelligible, où la Beauté s’identifie à l’Unité dont dépendent tous les êtres. Cela nous conduit à l’Antiquité grecque.
Il ne faudrait pas croire que les mille années de l’Antiquité grecque soient monolithiques. S’y distinguent en effet plusieurs périodes bien différentes : la période géométrique (v. 1050-700), la période orientalisante (v. 700-625), la période archaïque (v. 625-480), la période classique (v. 480-323) et la période hellénistique (v. 323-31). Néanmoins, force est de constater que, si le beau est une Idée largement pensée, celle-ci est loin, dans toute cette période, d’être liée à l’art ; elle touchera même plutôt à la morale et à la politique – chez Platon (428/427-347/346) par exemple – et, bien sûr, à la métaphysique.
Aristote (384-322) n’a pas vraiment traité ni du beau ni de l’art en général. Sa Poétique, essentiellement, déduit des règles à partir de tragédies grecques existantes. On est, typiquement, dans la science expérimentale qu’il aura fondée. Toutefois, sa théorie de l’imitation (à partir de la mimèsis platonicienne) peut s’appliquer aux arts : l’épopée, la poésie tragique, la comédie, la poésie dithyrambique, le jeu de la flûte, le jeu de la cithare24. Ils imitent alors la nature, voire achèvent ce que la nature ne saurait réaliser, ce qui compte étant, in fine, la connaissance des choses qui en provient :
Le fait d’imiter est inhérent à la nature humaine dès l’enfance ; […] les premières connaissances qu’il acquiert, il les doit à l’imitation. III. La preuve en est dans ce qui arrive à propos des œuvres artistiques…
Aristote25
Quant au concept aristotélicien de catharsis, l’épuration des passions grâce à la représentation dramatique, il ne nous indique de l’art théâtral que ses fonctions, plutôt psychologiques ou sociales. Toutefois, s’il n’a pas traité du beau, Aristote aura néanmoins défini la beauté : « ce qui réunit la grandeur et l’ordre », et « cette définition est la plus large et la plus exacte que l’on ait jamais donnée », a-t-on pu écrire26 et les diverses théories d’Aristote auront été avantageusement intégrées dans l’esthétique classique par Boileau (1636-1711), pour qui « le beau est la conséquence du vrai » (que tout bon poète a pour mission d’exprimer en produisant une œuvre régie par le naturel)27.
Platon, bien qu’hostile à l’art comme la poésie et la peinture (ce sont des copies – eikastikè – infidèles) est néanmoins l’apôtre du beau. De ce point de vue, Platon ira plus loin que l’« aporie socratique » où le beau, commun à une belle vierge, une belle cavale ou une belle lyre – voire une belle marmite –, reste introuvable :
Hippias : « Le questionneur, n’est-ce pas, Socrate, veut savoir quelle chose est belle ? » ; Socrate : « Je ne crois pas, Hippias ; il veut savoir ce qu’est le beau » ; Hippias : « Et quelle différence y a-t-il de cette question à l’autre ? » ; Socrate : « Tu n’en vois pas ? » ; Hippias : « Je n’en vois aucune », etc.
Platon28
Mais, s’agit-il vraiment d’une aporie ? N’y a-t-il rien à comprendre derrière le fait qu’une belle femme est plus belle qu’une belle marmite ? À peine suggéré pourtant, le corps est célébré par les amants du Shir ha-shirîm, le Cantique des cantiques (Xe s. av. J.-C.) ; « la femme est sans doute le plus haut type de beauté terrestre », dira bien plus tard l’ascète Ibn Arabî (1165-1240) ; et Djelâl ud-Dîn Rûmî (1207-1273) précisera à sa suite : « le poète contemple dans la femme la beauté éternelle qui est l’inspiratrice et l’objet de tout amour, et il la regarde comme la médiatrice par laquelle cette beauté incréée se révèle et exerce son activité créatrice »29. N’y aurait-il pas de relation entre la femme, emblème de toute beauté, et le genre féminin (en français) de tous les arts (listes de Hegel comme celle d’Aristote) ? Ce que Socrate enseigne, pensons-nous, c’est que le meilleur rhéteur s’épuisera à définir rationnellement la beauté, alors que l’émotion du beau apporte l’intuition de son essence. Ainsi, chez l’élève de Platon, Aristote, pourtant fondateur de la science, mathein (savoir) est tout autant pathein (éprouver). Ce qu’il associe est même théomathein et théopathein, car il n’y a que dans ce cas que la connaissance théorique est inséparable de l’expérience vécue30.
Dès lors, si Platon va plus loin dans le Banquet, c’est surtout par l’explicite : il montre comment on peut passer du désir des beaux corps à l’amour des belles âmes pour parvenir à la contemplation de la beauté en soi. L’initiation à la Beauté se fait en trois étapes : purification, ascension et contemplation ; c’est que la beauté appartient à une sphère qui est supérieure à celle des sens et de l’entendement, elle est quelque chose d’intelligible, qui s’adresse à l’esprit :
Il doit considérer la beauté de l’âme comme bien plus relevée que celle du corps, de sorte qu’une âme belle, d’ailleurs accompagnée de peu d’agréments extérieurs, [210c] suffise pour attirer son amour et ses soins […] Par là il sera amené à considérer le beau dans les actions des hommes et dans les lois, et à voir que la beauté morale est partout de la même nature ; alors il apprendra à regarder la beauté physique comme peu de choses. De la sphère de l’action, il devra passer à celle de l’intelligence et contempler la beauté des sciences ; ainsi [210d] arrivé à une vue plus étendue de la beauté, libre de l’esclavage […] lancé sur l’océan de la beauté, et tout entier à ce spectacle, il enfante avec une inépuisable fécondité les pensées et les discours les plus magnifiques et les plus sublimes de la philosophie ; jusqu’à ce que, grandi et affermi dans ces régions supérieures, il n’aperçoive plus qu’une science, celle du beau […].
[210e] Celui qui dans les mystères de l’amour s’est avancé […] par une contemplation progressive et bien conduite, parvenu au dernier degré de l’initiation, verra tout à coup apparaître à ses regards une beauté merveilleuse […] : [211a] beauté éternelle, non engendrée et non périssable, exempte de décadence comme d’accroissement, […] ; beauté qui n’a point de forme sensible […] ; qui n’est pas non plus telle pensée ni telle science particulière ; qui ne réside dans aucun être […] ; [211b] qui est absolument identique et invariable par elle-même ; de laquelle toutes les autres beautés participent., de manière cependant que leur naissance ou leur destruction ne lui apporte ni diminution ni accroissement ni le moindre changement. Quand de ces beautés inférieures on s’est élevé […] [211c] des beaux corps aux beaux sentiments, des beaux sentiments aux belles connaissances, jusqu’à ce que, de connaissances en connais-sances, on arrive à la connaissance par excellence, qui n’a d’autre objet que le beau lui-même, et qu’on finisse [211d] par le connaître tel qu’il est en soi. […] ce qui peut donner du prix à cette vie, c’est le spectacle de la beauté éternelle. […] [211e] quelle ne serait pas la destinée d’un mortel à qui il serait donné de contempler le beau sans mélange, dans sa pureté et simplicité, […] à qui il serait donné de voir face à face, sous sa forme unique, la beauté divine ! […] [212a] Et n’est-ce pas seulement en contemplant la beauté éternelle avec le seul organe par lequel elle soit visible, qu’il pourra y enfanter et y produire, non des images de vertus, parce que ce n’est pas à des images qu’il s’attache, mais des vertus réelles et vraies, parce que c’est la vérité seule qu’il aime ? Or c’est à celui qui enfante la véritable vertu, et qui la nourrit, qu’il appartient d’être chéri de Dieu ; c’est à lui plus qu’à tout autre homme qu’il appartient d’être immortel.
Platon31
Si les formules définitoires « le beau est la splendeur du vrai »32 ou « le beau, c’est l’unité dans la variété », ne sont « absolument nulle part dans les ouvrages de Platon »33, du moins lit-on presque la première chez Héraclite (fin du VIe s.) pour qui le beau est la qualité matérielle du vrai. Pour Pythagore (580-495), on sait surtout que les nombres et les proportions jouent un grand rôle dans l’Harmonie et le Beau, fussent-ils mathématiques ou cosmologiques. S’il faut remonter au « mythique » Homère (fin du VIIIe s.), on trouvera bien qu’il parle de « beauté » et d’« harmonie », mais on en manquera la théorie explicite. A minima, on sait que, par travail artistique, il comprenait un travail manuel où transparaissait une divinité agissante.
Du sacré dans l’art, vers une métaphysique du beau.
S’il faut ici conclure sur ce que ce panorama rétrospectif nous indique, nous dirons que, hormis la période contemporaine qui nous semble faussée par un athéisme dogmatique, c’est bien jusqu’aux époques historiques les plus reculées (Homère) que l’on voit Dieu à l’œuvre dans la co-création humaine, fût-ce en dehors d’un christianisme à venir, fût-ce en dehors de toute création artistique.
Notre conclusion est donc que, par fonction fondatrice, le beau révèle le sacré de l’art et que l’art réveille la conscience religieuse du beau. L’art ayant pour fonction de provoquer une émotion esthétique et le beau offrant son caractère transcendant ou sacré, tout art véritable, fût-ce le cinéma34, sera peu ou prou sacré et conséquemment religieux.
Notes
- Nietzsche (1844-1900), « L’insensé » (aphorismes 125), Le Gai Savoir (Die fröhliche Wissenschaft, la gaya scienza), 1882.[↩]
- Aude de Kerros, L’Art caché : les dissidents de l’art contemporain, Éd. Eyrolles, 2007.[↩]
- Cf. son Comment je suis redevenu chrétien, Albin Michel, 2007.[↩]
- De vita Moysis, PG44, 377B. C’est pourtant cet évêque de Nysse en Cappadoce, et Père de l’Église, du IVe s. (331/335-v. 395) qui aura, notamment, développé la théologie de la Trinité (non conceptuelle).[↩]
- Cette expression de Paul Ricœur (De l’interprétation. Essai sur Sigmund Freud, 1965) englobe ensuite Heidegger et Derrida (La métaphore vive, 1975).[↩]
- Cf. Les travaux de Jean Borella dans La crise du symbolisme religieux, rééd. l’Harmattan, 2008.[↩]
- Disons « nouvel art », en effet, puisque l’« art nouveau » (ou Modern Style) se réfère au bref – mais puissant – mouvement artistique au tournant du siècle (1900), en butte aux reproductions mécaniques (industrielles, notamment) et fondé sur l’esthétique des lignes courbes (y compris en architecture).[↩]
- Nicole-Nikol Abécassis, Comprendre l’art contemporain, l’Harmattan, 2007, p. 85.[↩]
- Cf. Les « artistes » scatologiques Manzoni, Roth, Murobushi, Brus, Warhol, Delvoye…[↩]
- Auparavant, en France, les hérauts portaient un « hoqueton violet rehaussé de fleurs de lis d’or en broderie, […] avec une manière de toque sur la tête couverte de plumes blanches & violettes » ; Dictionnaire de la langue françoise ancienne et moderne de Pierre Richelet (1680).[↩]
- Aude de Kerros, « Les reliques barbares vont-elles terrasser les arts conceptuels ? », MoneyWeek, n° 111 du 16 au 22 déc. 2010, p. 44.[↩]
- Cf. Le cours Esthétique ou philosophie de l’art de Hegel (1770-1831), publié à titre posthume.[↩]
- Henri Michaud (1899-1984), cité par Aude de Kerros, « La grande crise métaphysique de l’art » in, collectif, Qu’est-ce que la métaphysique ?, l’Harmattan, 2010, p. 114.[↩]
- Marges de la philosophie, éd. de Minuit, 1972, p. 7.[↩]
- Gioachino Rossini (1792-1868) la compose en 1863 (elle sera créée l’année suivante) ; c’est, dit-il, le « dernier péché mortel de ma vieillesse ».[↩]
- La Vierge à l’Enfant avec sainte Catherine et un berger, dite La Vierge au lapin (v. 1525-1530) de Tiziano Vecellio, dit Titien (1488/1490-1576), Paris : Musée du Louvre.[↩]
- Le moine et peintre Andreï Roublev (v. 1360/1370-1427/1430) a été canonisé récemment. Sa célèbre icône (peinte entre 1422 et 1427 au monastère de la Sainte-Trinité près de Moscou) est une méditation du mystère de la Trinité, d’une densité inégalée par maints exposés théologiques. On peut la voir à la galerie nationale Tretiakov de Moscou.[↩]
- Consacrée à saint Antoine et provenant du couvent des Antonins à Issenheim, la partie peinte (1512-1516) est le chef-d’œuvre de Matthias Grünewald (v. 1475/1480-1528). Réalisés dans un « au-delà des styles » picturaux : réalisme aussi bien que surréalisme, les tableaux apparaissent ainsi très minimalement datés. On les verra au musée Unterlinden de Colmar.[↩]
- Critique du jugement, suivie des Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Paris : Ladrange, 1846, p. 94.[↩]
- Magali Lesauvage, « Petite histoire de l’art moderne », en ligne, URL : http://www.fluctuat.net/5444-Histoire-de-l-art-moderne, consulté le 15 mars 2011.[↩]
- Cf. « Le beau : du moyen âge à la renaissance », cycle de visites n°15/Inter-départements du Musée du Louvre (hall Napoléon), du 4 février au 18 mars 2011.[↩]
- C’est le mot fameux de Cicéron (106-43), « Discours IX, Seconde action contre Verrès, livre IV, Oratio de Signis », LIX, LX, Œuvres complètes, t. 2, Paris : Didot, 1869, trad. Guéroult, p. 306. Ciréron dénonce les vols opérés par le prêteur Verrès, la majorité étant des statues.[↩]
- On connaît ces chiffres par l’Édit du Maximum (301) de Dioclétien (v. 245-313), fixant les prix des aliments et des salaires pour juguler l’inflation. On trouvera cet Edictum diocletiani et collegarum de pretiis rerum venalium, et spécialement son chapitre sur les salaires (VII. de mercedibus operariorum de aeramento. de mercedibus oper[arior]um) sur le site de l’Université Pierre-Mendes-France de Grenoble, URL : http://web. upmf-grenoble.fr/Haiti/Cours/Ak/Constitutiones/maximum_lauffer.gr. htm, consulté le 27 mars 2011.[↩]
- Poétique, ch. II, 1 & 3-5.[↩]
- Poétique, ch. IV, 2-3.[↩]
- Charles Lévêque, « Esthétique », Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, dir. Buisson, 1911, éd. élec., INRP.fr (fb document. php?id=2678). On trouve cette idée en substance dans la « Lettre à Alexandre sur le monde », La Politique…, Paris : Lefèvre, Charpentier, 1843, ch. I, 3 et II, 1.[↩]
- Roger Zuber, Dictionnaire du Grand Siècle (dir. F. Bluche), Fayard, 1990.[↩]
- Platon, Hippias majeur (Sur le Beau), trad.Émile Chambry.[↩]
- Ces dernières considérations et citations sont à lire dans Jean Biès, Paysages de l’Esprit, Arma Artis, 2011, pp. 308-311.[↩]
- Ce jeu de mots d’Aristote est rapporté par Synésius de Cyrène [Dion, 10], cf. N. Turchi, Fontes Historiae Mysteriorum Aevi Hellenistici, Roma, 1930, n° 83, p. 53 ; Borella, Lumières de la théologie mystique, Lausanne : L’Âge d’Homme, 2002, p. 85. Dom Pierre Miquel le relève des philosophie et mystique païenne : to-i pathei mathos (« souffre et tu sauras », Eschyle [v. 526-456], Agamemnon, 177) à l’Épître aux Hébreux : emathen aph-on epathen (« il apprit par ce qu’il souffrit », He V, 8) ; Le vocabulaire de l’expérience spirituelle, Beauchesne, 1989.[↩]
- Platon, Hippias majeur, ibid.[↩]
- Ainsi voit-on Ingres rechercher et le beau et le vrai ; Louis Flandrin, Hippolyte Flandrin, Paris : Renouard, Laurens, 1902, p. 23.[↩]
- Lévêque, « Esthétique », op. cit.[↩]
- Cf. Pamphile, « Le cinéma peut-il être un art sacré ? », Voies de sagesse chrétienne. Méditation sur l’Ascension, l’Harmattan, 2006.[↩]