Introduction

Le sport moderne – compétition entre E.P.O. et autotransfusion ou spectacle politico-démagogique traditionnel : panem et circences – offre au moins l’intérêt d’un point de départ aisé à une interrogation sur la notion de mérite. Après une brève revue étymologique et lexicologique, on pourra en effet partir de cette institution quasi postmoderne des spectacles de compétition sportive pour s’interroger sur la réalité éventuelle du mérite, selon la psychologie et la sociologie, mais également selon la métaphysique et la théologie – la course humaine ne s’arrêtant pas à la fin de la piste du stade, dont la circularité indéfinie est inscrite dans le tragique de la condition humaine.

Enquête étymologique et lexicologique.

On va y trouver une évolution de la signification de « mérite » en faveur d’une valorisation des personnes et d’une justification de leur gain.

Un meritum latin (de merere : « gagner ») était une « chose gagnée » : un « gain » ou un « salaire », un « service (bon ou mauvais) » ; ou encore une « conduite (vis-à-vis de quelqu’un) […] (qui justifie une récompense, un châtiment) ». En bas latin, et spécialement en latin chrétien, il s’agit d’une « valeur », surtout au pluriel : une « valeur spirituelle », ou le « fait d’être digne de la miséricorde divine »1. C’est-à-dire que ce meritum est le simple quelque chose que l’on reçoit, sauf en religion, où la miséricorde divine induit la dignité du récipiendaire ou sa valeur spirituelle – ajoutant un sens moral et surtout, faisant passer le mérite de la chose à la personne.   

Le mot passe en ancien français comme une mérite (à cause du pluriel latin merita), avec le sens de « salaire » ou de « récompense », dès 11192 – sens qu’il conservera, masculinisé, jusqu’au début du XVIIème siècle (d’après le témoignage de Cotgrave, 1611)3. Pour autant, on le trouve également dès le XIVème siècle (Songe du Verger) dans son sens actuel où l’on passe de « ce dont on est digne » : une récompense, à « ce qui en rend digne » : habileté, talent, qualité4 – ce qui illustre l’influence du sens chrétien dans le siècle.

Il faut noter que, vers 1200, on trouve déjà le sens quasi moderne de « ce qui donne droit à (une récompense ou un châtiment) »5, c’est-à-dire que le renversement est complet : la personne « méritante » a droit à son dû.

Le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 (1ère édition) recense le mérite comme une qualité pouvant être aussi bien négative que positive, mais en référence au jugement de Dieu :

MÉRITE. s. m. Ce qui rend digne de loüange, ou de blasme, de recompense, ou de punition. Dieu chastie, ou recompense selon le merite. En ce sens on appelle, Le merite des oeuvres, Ce que les hommes font de bien & de mal à l’esgard de Dieu. […] On appelle, Les merites de la Passion de Jesus-Christ, Ses souffrances & sa mort, entant qu’elles ont operé nostre redemption, & qu’elles nous ont rendus capables de la gloire éternelle.

On notera que le sens profane est, lui, exclusivement positif :

Merite, signifie aussi, Vertu, qualité excellente, ou l’assemblage de plusieurs bonnes qualitez.

Un siècle plus tard, en phase avec son époque prérévolutionnaire, le Dictionnaire de l’Académie française de 1762 (4th Edition) passe en premier le sens profane :

MÉRITE. s.m. Ce qui rend digne d’estime. Dans cette première acception, en parlant des personnes, on entend d’excellentes qualités, soit de l’esprit, soit du cœur.

Surtout, dans la logique de cette appropriation de vertus, apparaît le sens d’une usurpation :

On dit, Se faire un mérite de quelque chose, pour dire, Tirer gloire, tirer avantage d’avoir fait quelque chose. Et, Se faire un mérite de quelque chose auprès de quelqu’un, pour dire, Faire valoir auprès de quelqu’un ce qu’on a fait pour lui.

Pour faire bonne mesure dans cette évolution, le sens chrétien de « Dieu nous traitera suivant nos mérites » prend, dans le langage de tous les jours, un sens exclusivement négatif : « Cette dernière phrase a passé dans la conversation, où elle se prend d’ordinaire en mauvaise part. Il sera traité selon ses mérites », à l’opposé donc du sens profane de 1694.

À la même époque, Jean-François Féraud, dans son Dictionaire critique de la langue française6, utilise des définitions très proches qu’il n’est pas nécessaire d’indiquer. Cependant, il est significatif qu’il se moque ouvertement du désormais ancien sens de « mérite », terminant par ce paragraphe : « Worth, en anglais signifie prix, valeur. « He is worth ten thousand pounds: il a 100,000 liv. sterl. vaillants Dict. de Boyer. * Un Traducteur de Pope dit du fameux Hopkins, que son mérite bien calculé montoit à sa mort à près de sept millions. Traduction ridicule, comme on voit » ! On notera également, au verbe « mériter », que l’expression « avoir bien mérité de », rapportée à une personne, est entérinée7, et que « méritoire » et « méritoirement » sont alors encore réservés « aux choses surnaturelles »8.

Dans l’édition de 1832-5 (Dictionnaire de L’Académie française, 6ème édition), on relèvera surtout que la définition de « mérite » se termine par ses emplois les plus péjoratifs :

Par dérision, Faire valoir tous ses mérites, Exagérer ses services. Se faire un mérite de quelque chose, Tirer gloire, tirer avantage d’avoir fait quelque chose. On dit dans un sens analogue: Se faire un mérite de quelque chose auprès de quelqu’un. Se donner le mérite d’une chose, s’en donner le mérite auprès de quelqu’un.9

Quant à celle de 1932-5 (Dictionnaire de L’Académie française, 8ème édition), elle ne relèvera plus, essentiellement, que les significations élogieuses qui touchent à la personne : « Mérite supérieur, éminent. Mérite personnel. Un homme de mérite, d’un mérite rare. »10 Ce que ce bref panorama nous indique donc est le passage du sens de mérite de la « simple rétribution d’un travail » à la « dignité de la personne qui la reçoit », sous l’influence – dévoyée, nous le verrons – de son emploi en langage chrétien. Dès lors, le mérite peut devenir le « droit à un dû », dans un environnement qui, d’une part se profanise (bien visible à compter de l’édition de 1762 du Dictionnaire de L’Académie française) et, d’autre part, ne retient que la signification élogieuse pour l’individu (édition de 1932-5), prenant soin d’oublier l’abus, auparavant repéré (édition de 1832-5), consistant à « tirer gloire » d’un mérite surfait ou simplement inexistant.

L’exemple caricatural du « sport » ; illustration d’un sens dévoyé.

Le sport « postmoderne » de compétition-spectacle, nous semble se prêter particulièrement à ce questionnement sur la notion de mérite. Au premier abord, pour prendre un exemple simple dans la course à pied, on pourrait penser que la mesure de la taille des jambes suffirait à déclarer le vainqueur : celui qui a les plus longues, permettant d’économiser tout le temps perdu à courir. Autrement dit, la mesure des attributs physiques de naissance des sportifs doit suffire à déterminer le gagnant, d’autant plus que l’on sait caractériser les dispositions musculaires, nerveuses et cardiaques se prêtant le mieux à la course de vitesse ou à la course d’endurance, par exemple. De ce point de vue, le mérite du sportif réside dans ses caractéristiques essentiellement physiques à la naissance – et l’on connaît les pays qui orchestrent les inséminations permettant, comme pour les chevaux, les croisements génétiques à plus fort potentiels.

Pour autant, on peut arguer que, « à jambes égales », celui qui s’entraînera davantage augmentera ses chances de gagner, et que c’est donc cette discipline de l’entraînement qui fait le mérite du gagnant. Certes ! Néanmoins, il est clair que l’on sait également mesurer les capacités psychologiques des « joueurs », auxquels cas, celui qui associera les plus fortes capacités psychologiques aux meilleures dispositions physiques pourra directement être consacré comme le plus « méritant ».

Sans introduire ici l’utilisation des dopants ajustés à chaque discipline11 – qui transforme les compétions, bien souvent, en « concours chimiques » –, il reste bien sûr quelques impondérables, tel le niveau de la forme du sportif le jour du « combat » et on comprend bien que l’on reste obligé de faire « courir » le sportif, si on veut être sûr d’avoir déterminé le grand gagnant effectif, dont le mérite, nous semble-t-il, revient dès lors aux aléas de la bonne forme du jour.

Avant d’essayer de conclure sur ce « mérite sportif », il resterait à signaler les consécrations, quelque peu surréalistes, lorsque tous les concurrents passent la ligne d’arrivée à quelques centièmes de seconde d’intervalle (ski de descente) ou lorsque les grands vainqueurs sont sacrés à l’issue d’erreurs d’arbitrages démontrées par vidéo (football), cependant que la distribution de ces erreurs n’est pas homogène. On développe ici des notions de « mérite » bien ténues, voire aléatoires (ski), ou bien usurpées (football).

En fin de compte, la vraie bonne question, que ces activités paradoxales soulèvent, c’est de se demander sur quoi le mérite pourrait bien porter, qui justifie des consécrations de champions régionaux, nationaux ou mondiaux. En effet, ne pouvant faire porter ce mérite sur une inégalité de naissance, ni sans doute sur le hasard, ni certainement sur l’emploi de stéroïdes anabolisants ou autres glycocorticoïdes, il ne nous semble que ne reste guère à porter au pinacle que la discipline d’entraînement du sportif. Malheureusement, on peut être sûr que ce ne sera jamais le critère le plus universellement discriminant, la mauvaise forme d’un « joueur » le jour « J » pouvant primer sur le meilleur entraînement au monde, sans oublier qu’un sportif plus doué mais ayant eu une moins bonne discipline d’entraînement peut gagner contre celui qu’on aurait voulu justement récompenser pour sa discipline d’entraînement. De plus, ne doit-on pas penser que celui qui a la meilleure discipline d’entraînement en disposait potentiellement à la naissance ? Si tel était le cas, quel mérite en aurait-il ? 

Nous sommes donc avec le sport, emblématiquement, dans une situation où le mérite, impliqué par les consécrations festives aux sons des hymnes nationaux et les remises de légions d’honneurs afférentes, n’a aucune signification, ou plutôt nous semble correspondre à une nécessité de justification qui nous apparaît comme morale ou psychologique, justification des rémunérations, de la gloire ou de la fierté – partagée –, voire de la qualité de spectacle que le sportif-acteur aura donné à admirer… Si tant est que la notion de mérite existât, n’est-elle pas dévoyée à l’extrême dans le sport, où l’on ne voit finalement pas la part qui pourrait en revenir au gagnant ?

L’institution sociale du « Mérite », ou de la transformation de l’inégalité de naissance en inégalité de mérite.

Sans se préoccuper davantage des champions-sportifs-Chevaliers-de-la-Légion-d’Honneur mais découvrant l’usage sociétal des médailles du mérite : Ordre national du Mérite, Mérite agricole, Pour le Mérite (décoration prussienne « Blauer Max »), Ordre du mérite militaire, Ordre du mérite militaire de Bavière, Ordre du Mérite (du Royaume-Uni), Mérite agricole du Québec, Ordre national du mérite agricole, Mérite Christine-Tourigny (du Barreau du Québec), Ordre du Mérite maritime, Mérite diocésain Monseigneur-Ignace-Bourget, Ordre du Mérite civil, Croix du mérite de guerre, Ordre du Mérite social (France, 1936), Ordre du mérite militaire (Canada), Ordre du Mérite commercial (France, 1961), Ordre du Mérite combattant (remplacé par l’Ordre national du Mérite), Institution du mérite militaire, Ordre du Mérite de Savoie, Ordre du mérite militaire (France, 1957), etc., on réalise à quel point on fait face à de véritables institutions, quels que soient les pays et contextes socio-culturels. Inciter les habitants d’un pays (mérite national) ou d’une profession (mérite militaire, agricole, maritime…) à œuvrer pour ce qui est considéré comme le bien public est certes légitime (et nous ne discuterons pas ici l’éthique d’une manipulation éventuelle en vue du bien public). Mais notre interrogation est autre : qu’est-ce qui est donc institutionnalisé ? l’œuvre comme résultat ou l’œuvre comme acte ? et passant du résultat à l’acte, n’arrive-t-on pas à la personne qui l’accomplit – ce qui ferait donc son mérite ? Un éclairage pourrait venir de cette autre institution, l’école, dont il semble établi qu’elle a essentiellement pour rôle de transformer les inégalités de naissance en inégalités de mérite12. Ainsi retrouve-t-on ici ce raccourci sémantique affectant à une personne un mérite touchant à des qualités principalement innées, quelles soient physiques (les grandes jambes du coureur ou du basketteur) ou morales, que celles-ci soient réputées individuelles (volonté, autodiscipline) ou culturelle (milieu social, contraintes liées à un contexte éducatif particulier).

Interprétation psychologique de la notion de mérite.

Affecter à une personne un mérite, parce qu’on a identifié l’œuvre à l’acte personnel qui l’a réalisée, est le constat banal des pratiques sociétales ; mais cette identification repose sur le présupposé que la personne est pour quelque chose dans ses actes. « À quel point cette personne l’est-elle » et « en quoi cela pourrait-il constituer un mérite ? », sont précisément les interrogations qui nous préoccupent.

La nécessité pour l’enfant d’être valorisé a été amplement démontrée par la « pédagogie positive » : l’encouragement positif – quelles que soit par ailleurs les limites « négatives » qu’il est nécessaire de poser – favorisera un développement sain de l’enfant, cependant que l’on saurait facilement les « casser » par des jugements négatifs chaque fois qu’ils essayent quelque chose (le « tu es nul » usuel), voire par de simples étiquetages catégoriques, réduisant la personne à un seul aspect ou tendance de son caractère.

Dans tous les cas (encouragements positifs ou non), que les appréciations portent spécifiquement sur les résultats ou sur l’action même de l’enfant, il est évident que, dans la construction de son identité, l’enfant comprendra cette valorisation (positive ou négative) comme caractérisant sa personne même. Par la suite, naturellement – et à juste titre – le jeune adulte ou l’adulte s’appuiera sur ses points forts, sur ses « qualités », ou restera bloqué par l’étiquetage dans lequel il aura été enfermé.

C’est-à-dire que la confusion infantile entre œuvre, acte et personne qui l’a accomplie est une phase initiale du développement de l’enfant – que Piaget sans doute confirmerait – et que l’ego – que l’on pourrait proprement assimiler à cette confusion – apparaît comme relevant d’une étape nécessaire du développement, l’adulte idéal étant celui qui ne ferait plus cette confusion. À la question, plus philosophique que psychologique, de la responsabilité de l’acte, nous n’avons pas encore répondu. Par contre, à celle portant sur l’association d’un mérite à une personne, nous avons vu qu’il s’agissait davantage d’un processus psychologique nécessaire au développement de l’enfant. D’où, certainement, ce caractère souvent puéril des consécrations de sportifs et des remises de médailles, via la reconnaissance de son existence positive du fait de ses qualités.

Analyse philosophique de la notion de mérite.

Philosophiquement, la notion de mérite, qui a d’abord sens de rétribution, est indissociable de la notion de justice et, si cette justice existe, c’est bien sûr parce qu’existe en l’homme un sentiment du « juste ».

Ce sentiment du « juste » se rapporte à la justice distributive (on dira : « à chacun selon son dû » ou « traiter inégalement les choses inégales »), qu’on distingue de la justice commutative (contrats entre parties « égales ») et de la justice pénale. Ajoutant maintenant la distinction kantienne entre jugements analytiques et jugements synthétiques13, on pourra dire que, comparée à une « sanction analytique » où la « récompense » est la conséquence de l’acte même (avoir obtenu son baccalauréat, être ivre d’avoir trop bu), la loi propose des « sanctions synthétiques », c’est-à-dire sans lien direct avec les œuvres qui les motivent. Dans ce sens, le mérite s’ajoute à l’acte de façon synthétique ou extrinsèque ou extérieur : il n’y a en effet pas de rapport rationnel entre la bêtise commise par l’enfant et la fessée qu’il reçoit, ou entre un mauvais stationnement et une amende de 30 euros. Ces sanctions seront dites objectives, non-logiques, arbitraires… Pour autant, il faut bien avoir conscience que l’existence de sanctions synthétiques est un insigne privilège, comparé à une conséquence implacable qui découlerait de l’acte commis, qui serait de l’acte lui-même, et que l’on ne découvrirait qu’ensuite.

Aperçu métaphysique sur la notion de mérite.

C’est que, dans l’idéal métaphysique, il est évident que Dieu ne nous doit rien. Ainsi, aucun mérite ni démérite ne saurait exister : seule sa conséquence découle de la nature de l’acte. Ainsi, ce n’est pas Dieu qui sanctionne mais c’est l’acte-même qui détruit ou réalise (au sens propre). C’est pourquoi dans le « monde angélique », les anges sont purement au Ciel ou en Enfer – sans possibilité de rachat. Mais dans le monde relatif, il est heureux que le mérite s’ajoute à l’acte – de façon donc synthétique ou extérieure, que l’homme puisse disposer de ce jeu, de cet espace libre, entre influences plus ou moins causales et conséquences plus ou moins inéluctables. Il suffit, pour s’en rendre compte, de penser aux petits enfants qui sont dans l’absolue nécessité de recevoir ce type de sanctions objectives, non-logiques, arbitraires… Dès lors, mieux que de constituer un insigne privilège, ce jeu est en réalité indissociable de la miséricorde divine.

Eléments théologiques sur la notion de mérite.

Incontestablement biblique14 en tant qu’idée d’un « jugement de Dieu » correspondant au bien ou au mal fait par l’homme durant sa vie, la notion de mérite, probablement introduite par Tertullien dans l’usage théologique, apparaît, au premier abord, comme un « droit à une récompense ». Néanmoins, on distinguera aussitôt entre le droit strict, auquel cas on parlera de mérite de condigno15, et la simple convenance, auquel cas on parlera de mérite de congruo16. De plus, on retiendra surtout que la vie éternelle, pour tout être créé, ne saurait être autre qu’une grâce surnaturelle et que la grâce elle-même, principe de tous les mérites, ne saurait être méritée17.

Ainsi, S. Thomas pourra dire que nous méritons la vie éternelle de condigno par la grâce qui agit en nous, cependant que, par rapport à notre libre arbitre, ce mérite ne saurait jamais être que de congruo, pour autant que le libre arbitre, par la vertu d’ailleurs de la grâce elle-même, y adhère.18

Autrement dit,

le mérite est donc et n’est qu’une proportion établie par Dieu entre les êtres libres et les dons qu’il leur destine, laquelle ne fait pas que ces dons soient moins des dons pour cela, mais bien qu’ils sont des dons effectifs : qui ne nous demeurent pas extérieurs et comme étrangers, mais qui deviennent effectivement nôtres, sans cesser pour cela le moins du monde d’être radicalement à Dieu et à Dieu seul19.

Enfin, si la grâce rend nos actions méritoires, c’est par l’infusion en nous de la charité, c’est-à-dire de l’amour de Dieu répandu dans nos cœurs par son Saint-Esprit (Rom., V, 5)20. Nous avions laissé en suspens cette question de la responsabilité d’une personne dans ses actes. Sans nier toute responsabilité, il nous semble que nous pouvons ici conclure en tout cas à l’absence de tout mérite, qu’il s’agisse donc du « mérite ultime » de condigno – le non-mérite absolu d’une dignité reçue – aussi bien que du « mérite relatif » de congruo – ce mérite de convenance ou mérite apparent, lorsque son libre arbitre, sous l’effet de la grâce, laisse adhérer l’homme au projet divin.

Mérite et vie spirituelle.

Pour conclure sur l’ensemble de ces perspectives – dont on aura constaté qu’elles ne sont certainement pas contreposées, mais bien hiérarchiquement ordonnées –, il nous semble préférable de formuler ce que la notion de mérite signifiera désormais, pour nous, aujourd’hui.

Nous avons vu la signification du mot mérite se transformer, de la « simple rétribution d’un travail », en « une dignité propre à celui qui l’a effectué », par une sorte d’appropriation usurpée et profanée du sens chrétien, selon un modèle sociétal recherchant légitimement le bien public et une valorisation psychologique nécessaire au développement des enfants, cependant que, ultimement, en termes théologiques comme métaphysiques, cette notion n’a pas de sens.

Nous croyons donc, en définitive, que, pour soi, ce concept creux doit être absolument et totalement exclu de la pensée de nos actions. C’est là, pensons-nous, le sens le plus profond des enseignements d’humilité, d’abnégation (l’abneget semetipsum de Matthieu, XVI, 24), de détachement (Maître Eckhart), auxquels nous semble correspondre directement ceux du tir à l’arc zen ou du nishkāmakarman21 de la tradition hindoue.

Pour les autres, à l’inverse, il nous semble que reconnaître leurs mérites, outre ceux des enfants qu’on aura en charge d’éduquer – et à propos desquels on a repéré la nécessité provisoire de l’ego –, c’est, se référant au « mérite ultime » de condigno (le non-mérite absolu d’une dignité reçue), reconnaître la dignité de l’homme qui « passe infiniment l’homme » (Pascal), c’est re-connaître l’Autre dans tout autre.

Et, en effet, si l’on réalise que le Christ est la Relation par excellence : relation de Dieu à Dieu (Père et Fils), relation de Dieu au monde et du monde à Dieu (Création, Rédemption) et relation au prochain, on pourra montrer, avec Jean Borella, que si « le prochain est le Christ, c’est parce que le Christ est le prochain », ou, dit autrement, parce que le Christ est l’unique prochain, étant la relation de proximité elle-même. Dès lors, autrui n’est le prochain que par participation à la Relation Christique de proximité22. Aussi Jean Borella pourra-t-il écrire :

‘‘C’est à Moi que vous l’avez fait’’, et non au Père ou à l’Esprit mais bien au Fils ; c’est « le Prochain divin, la Proximité hypostatique, qui, pour développer ses effets dans l’ordre du relatif, utilise autrui et moi-même à titre de supports créés de la Proximité incréée ». Ainsi, « la fin de l’acte d’amour, ce n’est pas ‘‘autrui’’ comme tel, mais autrui comme prochain », et le seul prochain est le Christ. Dit autrement, « le prochain est la matière de la proximité, le Christ en est la Forme éternelle »23.

Notes

  1. CNTRL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales) ; http://www.cnrtl.fr (consulté le 7 juillet 2008).[]
  2. Ph. de Thaon, ou « Benedeit, St Brendan,éd. E. G. R. Waters, 64 » ; ibidem.[]
  3. J. Dubois, H. Mitterand, A. Dauzat, Dictionnaire étymologique et historique du français, Larousse, éd. de 1993.[]
  4. Par exemple « qualité morale remarquable » chez Corneille, Cid, I, 2 ds Œuvres, éd. Ch. Marty-Laveaux, t. 3, p. 111, dès 1636 ; et « habileté, talent » en 1668 chez La Fontaine, Fables, VIII, 8 ds Œuvres, éd. H. Régnier, t. 2, p.248 ; CNTRL, ibid.[]
  5. In Elie de St Gille, éd. G. Raynaud, 1034 : « Par selonc le meritele loier en avrès » ; CNTRL, ibid.[]
  6. Marseille, Mossy, 1787-1788 ; t. II, p. 642b.[]
  7. « Bien mériter de, c’est avoir rendu de grands services à… « Il a bien mérité de l’État, de la Patrie, de la Religion. — En cet emploi, il est neutre. — Nous devons cette expression aux Romains, bene mereri. Elle s’écrit plus souvent qu’on ne l’emploie dans la conversation. Les Romains en faisaient un grand usage. — La Touche dit que quelques persones n’aprouvaient pas cette façon de parler, mais qu’elle est très-bone, et qu’on peut s’en servir sans scrupule. »[]
  8. « MÉRITOIRE, qui mérite les récompenses éternelles. — Il n’a donc d’usage qu’en parlant des bones oeûvres. « Cela est méritoire envers Dieu, devant Dieu. Acad. « Le jeûne, l’aumône sont des oeuvres méritoires. — Depuis quelque tems on a étendu l’usage de ce mot. « Cela est ou n’est pas fort méritoire, très-méritoire: il y a du mérite à l’avoir fait. Cela sent le jargon de société et le néologisme. MÉRITOIREMENT, d’une manière méritoire. « Pour faire l’aumône méritoirement, il faut la faire pour Dieu, pour l’amour de Dieu. — Il ne se dit que des mérites surnaturels. »[]
  9. T. II, p. 194.[]
  10. T. II, p. 178.[]
  11. Par exemple les stéroïdes anabolisants dérivés de l’hormone mâle ont un grand succès en particulier dans des spécialités comme les lancers, où près de 50 à 70 pour cent des athlètes les utilisent, surtout les anabolisants de synthèse, à des doses extraordinaires, qui entraînent une augmentation du poids et de la masse musculaire spectaculaire ; cfEncyclopædia Universalis 1995, s.v. (« dopage sportif »).[]
  12. L’école n’enseigne pas mais sert à vérifier si l’enfant provient bien d’une famille intellectuellement développée ; elle complète, formalise et entérine l’éducation familiale : « L’école sert à habiller les inégalités de naissance en inégalité de mérite », cf. Ivan Illich, cité par Jacques Neirynck, Le 8° jour de la création, introduction à l’entropologie, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 1990, 2° édition, ISBN 2-88074-203-X, p.262.[]
  13. Le jugement analytique (qui est toujours a priori) est dénommé « analytique » par Kant parce qu’il ne nous apprend rien qu’on ne savait déjà, tel que la somme des angles d’un triangle vaut deux droits ou que tout corps est étendu. Par contre, le jugement synthétique  ajoute quelque chose au concept du sujet, qui n’y était pas contenu ; il nous apprend quelque chose ! Voir infra l’Excursus.[]
  14. L’ensemble des éléments ici présentés proviennent du Dictionnaire de théologie, L. Bouyer, Desclée & Co., Tournai, Belgique, 1963, s.v. (« mérite »).[]
  15. De condignus, a, um : tout à fait digne ; ce qui permet de traduire par « mérite de dignité », cette dignité étant celle que l’homme tient de Dieu.[]
  16. De congruo, ĕre, grui : (Lebaigue p. 270 et p. 271) – intr. – 1 – tomber ensemble, se réunir, se rencontrer, se rassembler. – 2 – coïncider (en parl. du temps), arriver en même temps. – 3 – cadrer ensemble, s’accorder avec, concorder. – 4 – s’entendre, être d’accord, s’accorder, être en harmonie, se ressembler (Dictionnaire latin-français réalisé avec le concours de Jean-Claude Hassid, consulté sur http://www.prima-elementa.fr/Dico.htm le 18 juillet 2008). On peut donc traduire par « mérite de convenance ».[]
  17. S. Augustin dira ainsi que Dieu, en couronnant les mérites de ses saints, ne fait finalement que couronner sa propre grâce.[]
  18. cf. Dictionnaire de théologie, op.cit.[]
  19. Dictionnaire de théologie ; c’est nous qui soulignons.[]
  20. Sur tout ceci, voir S. Thomas, Sum, Theol., Ia, IIæ, q. 114 ; cf. Dictionnaire de théologie, op.cit.[]
  21. Il s’agit de l’indifférence à l’égard des fruits de l’action, par laquelle l’être échappe à l’enchaînement indéfini des conséquences des actions. On l’oppose au sakāmakarman, l’action avec désir, accomplie en vue de ses fruits (cf. Bhagavad gita).[]
  22. On pourra prendre en référence la façon dont le Christ énonce lui-même qu’il est le Prochain en Matthieu : « Qui vous accueille M’accueille, et qui M’accueille accueille Celui qui M’a envoyé » (X, 40), « En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à Moi que vous l’avez fait » (XXV, 40 & 45).[]
  23. La charité profanée, Éditions du Cèdre, 1979 ; chapitre XIV. Les fonctions trinitaires des hypostases, section III. Le Verbe comme fondement de la relation de proximité, § 4. Le prochain est le Christ parce que le Christ est le prochain, pp. 287, 288.[]