On appelle « lieu commun » toute idée, expression ou formule employée dans le raisonnement, discussion ou simple conversation, dont la pertinence n’est jamais mise à l’épreuve d’un examen sérieux de sa possible vérité. Dans ce sens il est proche de l’idée reçue dont la réception générale fait qu’elle est un « lieu commun ». Il y a des lieux communs qui sont vrais. Par exemple celui-ci : « Mieux vaut tard que jamais ». On approuvera en y réfléchissant un peu le bien-fondé de cette maxime. Il y en a d’autres qui le sont moins et cependant s’insinuent dans le discours aussi bien du commun des gens que des personnes les plus instruites dans leur domaine. Je veux parler ici de cette locution prononcée un peu partout : « produire des richesses », la « production des richesses » ou encore « la richesse produite » et donc quantifiée. Ce syntagme qui glisse si facilement sur notre langue ou se retrouve si aisément sous notre plume ne mérite-t-il pas qu’on se penche sur son sens et la possible contradiction qu’il pourrait renfermer ? Car en y pensant attentivement : produisons-nous réellement des richesses ? Ce qui sort de nos mains sont-ce des richesses ? Bien évidemment pas. Ce sont des objets, des choses qui sont le fruit de notre effort et de notre travail. Qu’est-ce qui fait alors qu’elles peuvent aussi avoir de la valeur et constituer des richesses ? C’est bien entendu notre désir d’en disposer à notre gré, autrement dit, de les posséder. Sans doute ne produirions-nous pas les choses si, d’autre part, elles ne rencontraient pas d’une manière générale ce désir de possession et que, par conséquent, la chose produite ne représentait pas aussi une valeur, une richesse. Mais celle-ci ne découle pas de l’acte de produire. Il existe manifestement un hiatus, un fossé entre les deux, si évident même qu’il peut nous apparaître étonnant qu’il soit passé inaperçu par la plupart sinon tous les économistes. Non, la richesse n’est pas produite. Pourque ce qui est produit devienne aussi richesse, acquière quelque valeur, il faut qu’il passe par une autre voie : le désir de possession.

On m’objectera que l’omission dans la réflexion de ce passage ne crée guère de problèmes. Toutefois je ne vois pas comment une théorie de la valeur peut en faire l’économie. Il faut reconnaître ici que Marx a bien abordé cette question. Mais il l’a aussitôt occultée en attribuant directement la valeur des objets au travail nécessaire à leur fabrication. Attribution péremptoire et arbitraire, dont la seule fonction dans la théorie marxiste est de justifier la thèse de l’exploitation capitaliste de l’ouvrier.

Nous ne pouvons pas nous en tirer à si bon compte et devons nous repencher sur cette idée si banale et pourtant assez problématique de la « production des richesses ».

D’où vient la confusion voire l’amalgame de ces deux rapports que nous avons aux objets manufacturés : leur production et leur possession ? Pour y apporter un début de réponse, je crois qu’il est utile de  remonter l’histoire jusqu’à l’époque où nous constatons pour la première fois cette confusion dans une œuvre qui est aussi considérée comme l’acte fondateur de la science économique moderne : An inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations1 (1776) du philosophe écossais Adam Smith (1723–1790). Le mot « Wealth » correspond bien en français au terme « richesse ». On ne le traduira donc pas par « prospérité » qui, d’ailleurs, s’écrit de même en anglais : prosperity. Smith évoque donc bien la « richesse » d’une nation, d’un peuple et non d’un État. Or comment un peuple dans son ensemble peut-il être riche, puisqu’il produit lui-même pour ces besoins, fussent-ils plus ou moins bien satisfaits selon la situation de chacun ? S’il était conquérant, il pourrait être dit riche de ses conquêtes ou du tribut levés sur les nations soumises comme l’empire athénien à son sommet éphémère ou l’Empire romain à la fin de la République et les débuts de l’Empire. Un État monarchique aussi peut être riche dans la mesure où il gouverne un peuple laborieux, industrieux, inventif et entreprenant duquel il tire par un système fiscal judicieux et modéré un revenu croissant qui ajoute à sa richesse et sa puissance. Mais comment un peuple, une nation pourrait-il être riche ? La confusion dans l’esprit de Smith doit portant nous éclairer. Pourquoi adopte-t-il le point de vue de État tout en parlant de la Nation ?

Pour le comprendre, il sera nécessaire de peindre en quelques traits le tableau qu’offre la société et l’économie anglaise à l’observateur éclairé et perspicace qu’est Adam Smith. L’Angleterre de cette deuxième moitié du XVIIIe siècle est une ruche : industrie artisanale en plein essor stimulée par de lents, mais constants progrès de la productivité, un commerce extérieur florissant par des prix comparatifs relativement bas, des manufactures nouvelles qui ajoutent aux agréments de la vie, une agriculture qui voit ses rendements augmenter. Ce qu’observe Smith est un tableau réjouissant où de nouvelles fortunes se font sans défaire les anciennes, où une demande croissante donne du travail aux artisans dont l’aisance s’accroît et jusqu’aux simples ouvriers qui voient leurs salaires s’élever au-dessus du niveau de la simple subsistance. L’Angleterre produisait mieux et moins cher la marchandise courante que le continent, bien que lui-même bénéficiât d’une conjoncture plutôt favorable. Les historiens évaluent que le XVIIIe siècle connut en Europe occidentale une croissance économique de 0,2 à 0,3% annuelle, ce qui peut sembler peu, mais change progressivement l’état d’une société et la perception même de ces membres. Ce changement fut particulièrement sensible en Angleterre et en Écosse, inspirant à Smith l’usage du mot « Richesse ». Il assimile inconsciemment la bonne fortune du capitalisme commercial et l’élévation, modeste il est vrai, du bien-être général par l’accroissement de la production et la productivité, dont le bénéfice demeure en partie entre les mains des producteurs eux-mêmes.

Oui, la richesse semble bien être produite dans pareille conjoncture qui toutefois ne pourra durer indéfiniment, en particulier lorsque, par sa vigueur même, se produiront la hausse des salaires et des prix, l’attention se portant alors vers la recherche de la productivité pour elle-même et comme moyen de rétablir et d’augmenter les bénéfices. Autrement dit : en baissant les prix par l’utilisation de machines, on fera s’accroître les profits, s’accaparant donc une plus grande partie de la valeur circulante dans les échanges. Et c’est ici qu’apparaît clairement, mais bien après Smith la contradiction inhérente à l’idée de la « production de la richesse ». En cherchant inlassablement à produire mieux, plus rapidement et donc moins cher, on détruit la valeur de ce qu’on produit en espérant capter une plus grande partie de celle qu’on ne produit pas. Ce qui peut ouvrir une voie vers la fortune tant que les autres domaines de la production ne sont pas encore aspirés dans le maelström du productivisme destructeur de la valeur. L’histoire de cette généralisation est celle de tout le XIXe et XXe siècle. Mais, une fois que la vague productiviste a recouvert toutes les activités humaines, la grande contradiction de ce lieu commun émerge au grand jour et produit enfin ses effets réels et délétères que nous appelons la crise économique sans en apercevoir les causes profondes, emportés que nous sommes dans l’agitation effrénée d’une fuite éperdue en avant.

La richesse vraie et réelle, soit la jouissance paisible, durable et tranquille des biens véritables, elle-même la condition de la création directe ou indirecte de ces biens, est exposée à une destruction continue et générale dans laquelle la civilisation elle-même risque de sombrer.

Pour une étude plus approfondie de ce qui n’est ici que brièvement esquissé, voir l’ouvrage : La Richesse n’est pas produite ou Essai sur la nature et l’origine de la Valeur marchande et la Richesse matérielle, L’Harmattan, 2011.

Notes

  1. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, édition de Daniel Diatkine, trad. de Germain Garnier (1754-1821), GF Poche n° 598, 21 sept. 2022, 544 p.[]