Le hasard comme aveu d’ignorance

« Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité ». Prêté faussement par Jacques Monod (1910-1976)1 à Démocrite (v. 460-370 AEC) – chez qui elle est absente, à l’instar de l’esprit grec en général et de la pensée des atomistes en particulier qui rejettent même tout bonnement le hasard2 –, ce paradoxe apparent de la connaissance scientifique de l’infiniment petit (le « nano ») – des particules (spécialement en physique quantique3 au vivant (biologie moléculaire) – aura finalement conduit à surtout mieux distinguer entre « déterminé » et « prévisible ».

En effet, la science reste intrinsèquement connaissance par les causes (scienta est cognitio per causas)4, ce que le biochimiste Antoine Danchin (1944-) exprime ainsi de nos jours :

Le hasard intrinsèque, à mon sens, ne pourrait pas réellement être une notion scientifique [… car] dès que l’on emploie ce mot, cela revient à dire que l’on ne sait rien sur ce qui se passe.

Antoine Danchin5

Ce qui n’est, au demeurant, que ce que chacun pense, à le lire dans un roman d’Erckmann-Chatrian, par exemple : « le hasard, qu’est-ce, après tout, sinon l’effet d’une cause qui nous échappe »6) ; ou encore, selon un dictionnaire courant : le hasard est une « puissance considérée comme la cause d’événements apparemment fortuits ou inexplicables »7. Pour Hume la notion de cause ne peut pas provenir de ce que nous percevons des choses extérieures ni même, surtout, bénéficier d’une certitude intuitive ; toutefois, selon Reid, « la conception d’une cause efficiente peut très probablement être dérivée d’expériences que nous avons eues, aux premiers âges de notre vie, de notre propre capacité à produire cetains effets »8. Chisholm s’arrête à cette « solution plausible »9, mais chez Reid, la « causation » est bien plus que la « conscience que nous avons d’exercer quelque pouvoir sur nos pensées et nos actions », elle est, après Leibniz, l’un des « Premiers principes des vérités nécessaires »10, que la conscience des effets produits révèle. D’ailleurs, comment autrement cette notion de cause serait-elle tout bonnement intelligible ?11

L’indéterminisme n’était que celui de la mesure.

En physique quantique, l’indéterminisme fondamental n’est que celui de la mesure : les résultats des mesures quantiques sont en effet données comme parfaitement imprévisibles, cependant que la théorie demeure fondamentalement causale et déterministe (pour peu qu’il n’y ait pas mesure). Bien qu’un déterminisme macroscopique reste compatible avec un indéterminisme microscopique, nombre de théories cherchent à éliminer ce dernier, soit par des « variables cachées » déterminantes (ce qui contredirait le premier postulat de la physique quantique)12, soit par un « réel voilé »13, soit par un retour à la « cause finale » de type aristotélicien – c’est-à-dire une cause dite « postérieure » aux effets14 ou rétroactive –, soit encore par un changement de paradigme plus radical : en faisant appel à des entités physiques plus fondamentales que l’espace et le temps15.

La cause finale n’était donc pas morte avec Dieu

La cause finale n’était donc pas morte avec Dieu16. Le physicien Bernard d’Espagnat (1921-2015) en vient à suggérer une recherche en amont de la relativité du temps, comme l’« éternité » et la « création continue » (notions théologiques à adapter bien sûr à la physique). Il suggère aussi de rapprocher de sa « causalité élargie » la cause finale aristotélicienne : « le réel étant premier par rapport au temps, la causalité qu’il exerce ne peut être soumise à une stricte condition d’antériorité ». De son « réel voilé », il souhaite rapprocher la puissance et l’acte du Stagirite et, à la suite d’Heisenberg (1901-1976), conforté par la récente théorie de la décohérence, rapprocher la materia prima17 de la « fonction d’onde de l’Univers »18. Il propose enfin, à juste titre nous semble-t-il, de rapprocher son « réel voilé » du mythe de la caverne de Platon19, et ce, jusqu’à un parallèle entre le Bien platonicien et le « réel ». C’est, loin de tout idéalisme, le « réalisme des essences » de Platon20. Et c’est bien ce que suggérait également le physicien Bryce DeWitt (1923-2004) :

Prendre la mécanique quantique au pied de la lettre, c’est considérer cette théorie comme la véritable réalité, c. à d. comme appartenant au domaine platonicien des essences idéales.

Bryce DeWitt21

De son côté, le mathématicien, physicien et métaphysicien Wolfgang Smith règle le fait que « no one understands quantum theory » (Richard Feynman) par la simple distinction entre le « monde physique » et le « monde corporel », le premier n’existant pas en tant que tel (« par lui-même »)22 et leur rapport étant celui du passage de la puissance à l’acte.

En science de l’histoire, on a également montré que la cause finale, ou causalité eschatologique, proprement définie, est incontournable. Réprouvée, rejetée, elle demeure a minima implicite : postulat de toute conscience historique23. En effet, ni évolutionnisme teilhardien (qui confond l’en-haut et l’en-avant24), ni hégéliano-marxisme (qui confond durée et éternité), une telle causalité est de nature nécessairement extra-temporelle et le mode de causation, métaphoriquement, est celui de « cause exemplaire »25.

Devenir, pour un être, c’est « être » son essence selon le mode temporel… C’est le même être qui est « simultanément » essence dans sa réalité, et nature dans sa réalisation. La nature, c’est la modalité temporelle de l’essence.

Jean Borella26

Dit autrement, une telle causalité est de l’ordre de la « détermination cognitive ou définissante » comparée à celles qui ressortissent de l’ordre de la « détermination-production »27.

De la cause de la disparition de la notion de cause !

Si, de façon générale28, la cause est bien ce dont dépend une chose selon son être ou son devenir (causas autem dicuntur ex quibus res dependet secundum esse suum vel fieri), une telle causalité nécessite donc : une distinction réelle entre la cause et l’effet, une dépendance effective dans l’ordre de l’être et l’antériorité de la cause sur l’effet. Dans la démonstration aristotélicienne par la cause finale, nous avons un syllogisme qui conduit à savoir (demonstratio est syllogismus faciens scire), savoir étant connaître la cause grâce à laquelle une chose est, savoir que c’est la cause de cette chose, et que la chose ne peut être autrement (scire est cognoscere causam propter quam res est, quod hujus causa est, et non potest aliter se habere). La connaissance scientifique nécessite donc : la connaissance de la cause, la perception du rapport de la cause avec l’effet, la nécessité de la chose causée.

Aboutissant à du nécessaire – par opposition à du probable ou à du contingent – il faudrait alors exclure les sciences non syllogistiques ou déductives, à commencer par la physique, et, symétriquement ne conserver que les mathématiques, et le niveau suivant de connaissance : la métaphysique. De ce point de vue, certains principes étant admis – ou l’axiomatique étant posée –, il découle de ces deux sciences, formellement, le même niveau de certitude. Bien sûr, le raisonnement par syllogisme, fait que la science aristotélicienne « aboutit à des conclusions nécessaires selon un processus de causalité qui n’est pas seulement logique mais aussi métaphysique »29. Dès lors, la certitude n’est pas simplement formelle pour peu que les principes premiers soient « expérimentés » (« vécus »30, tel que le principe de finalité, de causalité ou de non-contradiction).

Le Novum Organum de Francis Bacon (1561-1626), qui fonde la méthode de la science expérimentale, précise naturellement que « savoir vraiment, c’est savoir par les causes », même s’il ne s’agit plus d’une force productrice, qui engendre l’effet et se prolonge en lui, mais d’une cause réduite à un simple antécédent, constant et inconditionnel. L’idée que « les mêmes causes engendrent les mêmes effets » n’est retenue que pour son aspect de constante répétabilité de la présence de deux faits dont l’un précède toujours l’autre. La simultanéité métaphysique – l’effet est inclus dans la cause ou la cause est actuelle à l’effet – laisse la place à une chronologie scientifique. Ce point de vue sera celui de David Hume (1711-1776) : la seule expérience est celle d’une succession de phénomènes, mais en aucun cas de la « force » qui les relie, cet empirisme radical préparant le positivisme d’Auguste Comte (1798-1857) : « la science renonce à la recherche des causes »31. Pour autant, un tel principe de causalité qui « aurait pour unique base la probabilité que la série ordinaire des phénomènes se vérifie dans le cas que l’on envisage [… est une notion] manifestement insuffisante. Bien des choses sont connexes qui ne se rattachent pas l’une à l’autre comme cause et effet, telles les différentes qualités sensibles d’un objet »32. Nous sommes donc en plein sophisme (dont la source idéologique est évidente) ; ainsi que le prétendait le Sophiste original : « grâce au discours, le vrai et le faux n’existent plus », sans se rendre compte que son assertion reste inintelligible si les notions de vrai et de faux n’ont pas de sens. Ainsi de cette critique de Hume :

La connaissance des événements passés, si l’on n’y ajoute aucun principe général, ne peut pas nous renseigner sur l’avenir, quels que soient le nombre et la similitude des expériences que nous avons eues. Si néanmoins nous concluons sans hésiter du passé à l’avenir, c’est un signe que notre intelligence possède d’autres notions et connaît d’autres vérités que la succession brute des faits.

Jacques Lamine33

Développée par John Stuart Mill (1806-1873), cette notion de cause va, à travers la méthode inductive, se transformer en notion de loi34.

En tout état de cause, le double principe de causalité : « Tout a une cause et, dans les mêmes conditions, la même cause est suivie du même effet », devient le double principe du déterminisme : « 1° L’ordre de la nature est constant, et les lois ne souffrent pas d’exception [=la même cause est suivie du même effet] ; 2° L’ordre de la nature est universel, et il n’y a pas de faits ni de détails des faits qui ne soient réglés par des lois [=tout a une cause]. Ce double principe, c’est le déterminisme »35.

Indéniablement, ce changement d’ère, de celle de la causalité à celle du déterminisme, est bien davantage que le triple changement de vocabulaire : de la Chose au Fait (de l’ontologique au phénoménologique ; Bacon, XVIIe s.)36, de la Cause à la Loi (de l’explicatif au successif ; Hume, XVIIIe s.), et de la Force à la Fonction (Mill, XIXe s.)37 : en résulte le passage de l’entité concrète à la relation fonctionnelle, à l’abstraction et à la mathématisation systématique38. Et l’abandon provisoire du souci d’explication l’est au profit de relations entre phénomènes, in fine plus descriptives qu’explicatives.39

Cela dit, croire au déterminisme ne semble pas si éloigné de la raison déterminante de Leibniz, même si, chez ce dernier, le déterminé n’est pas le nécessaire, loin de là :

Ce n’est jamais arbitrairement et sans raison suffisante qu’un possible se réalise à l’exclusion des autres ; l’ambiguïté des futurs est toujours une apparence, qui tient à ce qu’on fait abstraction de quelque circonstance déterminante.

Henri Poincaré40

Pierre Simon de Laplace (1749-1827), dans son célèbre texte, ne disait déjà pas autre chose :

Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse [mathématique], embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux.41

Ni, plus récemment, Werner Heisenberg (1901-1976) :

Wenn der gegenwärtige Zustand eines isolierten Systems in allen Bestimmungsstücken genau bekannt ist, so lässt sich der zukünftige Zustand des Systems daraus berechnen.42

Ce déterminisme est a minima méthodologique, mais une fois mis en œuvre, prouvable ou non, il persiste, faute de retirer tout sens aux résultats obtenus ; et il englobe naturellement les probabilités. Dans les cas de phénomènes complexes aux causes multiples et encore « embrouillées », à défaut d’autres lois, le calcul des probabilités permet d’établir des lois statistiques. Fondées sur des grands nombres de faits, leurs résultats globaux donnent à ces lois un niveau de prévision acceptable – s’il n’est que probable pour un individu particulier, est fiable sur l’ensemble (ainsi des assurances-vie) :

Pendant qu’ils font des recherches, tous les savants sont forcément déterministes en théorie. C’est le cas même quand il ne s’agit que de probabilités. La loi des grands nombres de J. Bernoulli ne peut se déduire que d’hypothèses déterministes, et les propositions du calcul des probabilités n’ont de valeur que si les hasards sont des régularités masquées par des complications.43

Ernst Mach

Si la probabilité d’un phénomène physique ou chimique apparaît ainsi – et à juste titre – comme une détermination effective, en revanche, la notion moderne de hasard est née du développement de la biologie qui n’a vu tout d’abord dans la vie que le résultat d’une longue série d’accidents et dans l’évolution de la vie qu’« un ensemble de mutations génétiques aléatoires », voire qu’une simple « fluctuation physico-chimique qui dure depuis trois milliards et demi d’années »44. C’est le hasard de Monod, dont il tirait, à tort, des conséquences eschatologique et éthique :

L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part.45

Jacques Monod

C’est la complexité, tenant lieu de hasard, et son explication par l’évolution, qui aura amené un ethologue et biologiste évolutioniste contemporain, Richard Dawkins (1941), a tirer une même conclusion athéiste et amoraliste.

I suppose that by that time the main residual reason why I was religious was from being so impressed with the complexity of life and feeling that it had to have a designer, and I think it was when I realised that Darwinism was a far superior explanation that pulled the rug out from under the argument of design.46

De là son « Horloger aveugle » de 198647, que les processus de l’évolution des organismes vivants qui lui paraissent aveugles semblent démontrer, et jusqu’à sa dénonciation récente de « l’illusion de Dieu »48 de 2006. Pour autant, nous pensons que c’est son illusion rationaliste qui lui rend Dieu inacceptable et aura provoqué son anticléricalisme forcené, allant jusqu’à affirmer que les séquelles de la pédophilie seraient moindres que l’éducation religieuse49, certes certainement par provocation.

Ces deux cas, tout deux issus du monde de la biologie, et de sa complexité propre liée au vivant, nous paraissent illustrer, davantage que le simple réductionnisme rationaliste, le risque qu’il y a à considérer le hasard comme cause. Dès lors, il nous semble qu’on perd de vue le déterminisme et, au-delà des séries de causes secondes, la nécessité de raison suffisante. En outre, il s’agit dans ces deux cas de la science du vivant ; ainsi ne sera-t-on pas surpris que des conclusions d’ordre éthique soient à chaque fois tirées50 – fussent-elles incongrues.

Déterminé et imprévisible.

Il convient plutôt de considérer que hasard et nécessité sont deux pôles constituant les deux limites que la nature n’atteint jamais, ni d’un côté, ni de l’autre, ni dans le macrocosmique, ni dans le microscopique. Cette formulation de Hubert Reeves, combine, de fait, détermination et prévisibilité, ce qu’il convient de distinguer.

En effet, la détermination pourrait bien être totale, la prévision est, elle, toujours limitée par son horizon prédictif (la durée de validité de la prédiction) et cet horizon prédictif dépend lui-même de la sensibilité aux données initiales du système considéré, naturel ou artificiel. Reeves donne l’exemple de trois horloges typiques : « théorique », « macroscopique » et « microscopique ».

  • L’horloge théorique donnerait l’heure à une seconde près mais maintiendrait cette précision dans le temps. L’horizon prédictif serait alors illimité, conservant tout de même cette imprécision initiale de plus ou moins une seconde.
  • L’horloge macroscopique initialement, donne l’heure également à une seconde près ; mais à chaque jour qui passe s’ajoute, à cette seconde d’imprécision, une nouvelle seconde liée à la dégradation de la fiabilité du système dans le temps. On calcule qu’au bout de soixante ans la précision n’est plus qu’à six heures près, et qu’au bout de cent-vingt ans l’imprecision est totale.
  • L’horloge microscopique, également fixée à plus ou moins une seconde, va par contre se dégrader en fiabilité à raison de deux fois plus de secondes pour chaque jour écoulé ; elle donnera donc l’heure à deux secondes près le deuxième jour, quatre le troisième, huit le quatrième, etc. Ainsi, en moins de seize jours, l’incertitude sera de douze heures, donc totale. La sensibilité aux données initiales est telle, dans ce cas de dégradation non linéaire, que l’horizon prédictif est très court. Ajustée initialement au millième de seconde, cet horizon prédictif ne passerait qu’à vingt-six jours ; utilisant la plus petite durée possible : le temps de Planck (10-43 seconde), cet horizon ne dépasserait pas trois mois. De là le célèbre « effet papillon »51. Si Poincaré, sans doute le premier, à relevé ce « très petit changement dans les conditions initiales »52 et « qui nous échappe [mais pouvant déterminer] un effet considérable que nous ne pouvons ne pas voir »53, c’est parce qu’« il faut donc bien que le hasard soit autre chose que le nom que nous donnons à notre ignorance »,

Et pour les phénomènes fortuits eux-mêmes, il est clair que les renseignements que nous fournit le calcul des probabilités ne cesseront pas d’être vrais le jour où ces phénomènes seront mieux connus.54

Henri Poincaré

Ici, le phénomène fortuit est celui qui non seulement précède la connaissance des causes qui l’ont entraîné, mais aussi celui qui, selon l’imprécision ou l’approximation de la situation initiale, le restera :

Mais, lors même que les lois naturelles n’auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation initiale qu’approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c’est tout ce qu’il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu, qu’il est régi par des lois ; mais il n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux ; une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit.55

Henri Poincaré

Et Danchin peut appliquer la formulation aux systèmes vivants :

Il faut se débarrasser du hasard pour rester déterministe, mais en admettant l’imprévisible, surtout avec le système vivant, produit d’un compromis entre un grand nombre de solutions. Ce compromis résulte d’une compétition entre les différentes solutions. Chaque individu est un compromis.56

Antoine Danchin

Dès lors, l’« apparition » du cosmos, ou la vie « apparaissant » de la matière ou encore l’homme « apparaissant » de la vie, semble donc plutôt exprimer la réalisation d’une potentialité (pré)déterminée. Alors que Mach pouvait dire : « il est impossible de prouver la justesse de la thèse déterministe ou indéterministe ; pour que la question fût tranchée, il faudrait que la Science fût complète ou impossible », presqu’au contraire, la possibilité de science se développe grâce et entre ces deux pôles de l’« imprévisibilité » et de la nécessité, chacun constituant une limite au delà de laquelle la science ne serait plus possible : une nécessité absolue réduite à la tautologie « c’est ainsi puisque cela l’est » ne serait pas plus scientifique qu’une impossibilité totale de prévision (comprendre, c’est prévoir ou anticiper). Dans la formulation de Llya Prigogine (1917-2003) de 1972, il conviendrait ainsi de remplacer « hasard » par « imprévisibilité » :

Ce n’est pas une instabilité mais une succession d’instabilités qui ont permis de franchir le no-man’s-land entre vie et non-vie. […] La fluctuation qui permet au système de quitter les états proches de l’équilibre thermodynamique représente l’élément aléatoire, la part du hasard. Par contre, l’instabilité du milieu, le fait que cette fluctuation va croître, représente une nécessité. Hasard et nécessité coopèrent au lieu de s’opposer. […] il ne semble pas déraisonnable de penser que le phénomène vie est aussi prévisible que l’état cristallin ou l’état liquide. 57

Une illustration de cette possibilité de science, entre ces deux pôles, est la théorie du chaos déterministe, à condition toutefois de préciser qu’il s’agit d’une théorie de la physique classique, qui ne s’applique pas directement à d’autres domaines, tel celui de la physique quantique par exemple, où l’indétermination quantique n’a rien à voir avec ce chaos déterministe et où l’équation de Schrödinger (dont la solution est la fonction d’onde qui permet de calculer la probabilité de présence en tout point de l’espace de l’électron) est tout à fait déterministe même si elle est intrinsèquement probabiliste. Pour faire simple, on parle de systèmes dynamiques non linéaires, l’imprévisibilité est dénommé « chaos »58, ce dont la théorie éponyme s’occupe.

Un système (régi par une loi) déterministe est tel que son état ultérieur est déterminé par son état antérieur ; pour être à même de prévoir, il faut donc connaître non seulement la loi d’évolution mais aussi l’état initial du système. Si, à la connaissance de l’état initial du système, échappent des causes indécelables (ne serait-ce que dans le cadre de cette loi), ou si la loi elle-même induit le chaos, nous avons alors un système chaotique. Ainsi, un phénomène sera dit chaotique lorsque, bien que gouverné par une loi déterministe, il sera imprédictible au-delà d’une période de temps relativement courte.

Finalement, on notera que la limite de la possibilité de prévoir, ne semble plus pouvoir être envisagée comme dépassable, puisque dans l’exemple de l’horloge, la précision initiale était la plus grande possible (le temps de Planck) ou que, dans d’autres exemples, une précision du niveau de la distance de Planck (10-31 m) peut également limiter la prédictibilité. Une telle limite à la prévision scientifique est un problème d’ailleurs traité avec précision par des méthodes scientifiques (c’est-à-dire sans recours à la philosophie).

On pourra résumer ainsi les situations respectives des causalités, déterminisme et prévisibilité59. Il y a d’abord le principe philosophique de causalité60 (« une réalité exerce une influence réelle sur le devenir, l’être ou le mode d’être d’une autre réalité »61). Certes, en voulant limiter toute possibilité de connaissance à l’expérience sensible, la nécessité de la causalité est réduite à l’ordre psychologique (Hume)62 ; si le pouvoir de connaissance intuitive (ce qui fait sens à l’esprit) est nié63, ce principe n’est plus que l’expression d’une forme a priori de la pensée (Kant)64. Or tout être contingent, c’est-à-dire qui n’a pas en lui sa raison d’être, dépend nécessairement d’une cause, d’une réalité extrinsèque qui détermine son dévenir, son être et son mode d’être ; per absurdum, on n’a pas identifié de phénomène sorti du néant sans l’activité d’aucune cause.65

Ce principe de causalité étant posé, on comprendra que la nature de la cause puisse varier. En premier lieu, elle sera soit libre (d’agir ou non, et cela, d’une façon ou d’une autre)66 soit nécessaire, c’est-à-dire que son action sera alors déterminée par sa nature ; dans ce dernier cas, on a affaire au principe scientifique du déterminisme (que les causes soient bien sûr mécaniques ou pas, quantiques par exemple)67. Il faut préciser que, si ce déterminisme est conditionnel, au sens où l’intervention d’une cause libre (construction d’un barrage, observation d’une particule) pourra interférer et modifier le cours naturel des choses, il ne saurait y avoir de phénomène spontané : tout phénomène est un effet68.

Si tout est déterminé dans la nature, cela ne signifie pas pour autant que tout puisse être prévu ; cela dépend, déjà, de la prévisibilité du système de phénomènes considéré : s’il n’est pas connaissable (état initial et causes en action), pas de prévision possible ; s’il est connu mais chaotique (sensible aux conditions initiales), la prévisibilité sera cantonnée en deçà de l’« horizon prédictif » associé ; enfin, s’il est connu et non chaotique, alors seulement une meilleure prévisibilité est possible69 :

S’il n’est pas possible de démontrer que tout phénomène est l’effet d’une cause, c’est parce qu’un principe premier n’est pas démontrable (par définition). Or, le principe de causalité, ou plus universellement celui de raison suffisante, est l’un d’entre eux :

§ 31. Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes, celui de la contradiction, en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe70, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire au faux.

§ 32. Et celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement, quoique ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues.71

Leibniz

Si ce principe est de la nature de l’intelligence, c’est qu’elle est faite pour connaître la vérité ; cela est implicite à toute connaissance intellectuelle et « nos connaissances n’ont de valeur objective que si notre esprit est apte à connaître la vérité »,

De même que notre esprit est déterminé à affirmer la distinction irréductible de l’être et du non- être, de même il l’est à affirmer que tout fait a sa raison et cette nécessité subjective correspondant à la vérité objective de ces principes n’est autre chose que leur évidence.72

Jacques Lamine

Que l’évidence, qui est un donné, soit inacceptable à certains, est surtout, nous semble-t-il, l’illustration de l’illusion d’autosuffisance de tout rationalisme.

Où est donc passée le réel ?

La métaphysique, supposée être impossible (Kant), insensée (Carnap), déconstructible (Derrida) ou s’être fourvoyée en ontothéologie (Heidegger), voire être morte et relever de l’histoire73, présente toutefois une actualité réelle, académique, en philosophie aussi bien que dans le domaine de la recherche scientifique74. Si le réel reste formellement inaccessible à la science, ainsi que le formulait le physicien Max Planck (1858-1947) :

il subsiste toujours, du point de vue des sciences exactes, un fossé infranchissable entre le monde phénoménologique et le monde réel métaphysique… Dans cette visée d’un réel absolu, et son incapacité à l’atteindre, réside l’élément irrationnel inhérent à l’activité scientifique… Le monde réel métaphysique n’est donc pas le point de départ de la recherche scientifique, mais son but inaccessible.75

ou, très récemment, le physicien Marc Lachièze-Rey :

La description physique est volontairement réductrice, c’est-à-dire ne s’intéresse pas à beaucoup de choses. Elle refuse de prendre beaucoup de choses en compte parce qu’elle n’en a pas besoin. Dans la conception quantique, un chien, c’est une fonction d’onde. En outre, je ne pense pas qu’on puisse séparer la fonction d’onde du chien de celle du reste de l’Univers, parce que la conception quantique implique une globalité, selon laquelle il n’y a qu’une seule fonction d’onde, celle de l’Univers. […] La réalité, elle y est, personne ne l’épuise, ni en nommant le chien, ni en l’aimant, ni en le disséquant. Mais je répète que la physique n’a pas besoin de supposer que cette réalité existe ou n’existe pas.76

c’est qu’il est en effet du ressort de la métaphysique, fondé sur l’intelligence, distinguée de la raison, comme sens de l’être (de même que l’œil est l’organe de la vue)77.

Ainsi, c’est à bon droit que Bernard d’Espagnat propose de considérer, en physique, une métaphysique platonicienne (« symbole de la caverne »78) ou aristotélicienne (puissance et acte), qui correspond bien à un monde qui n’est pas entièrement là, pas complétement donné. Cette « absence ontologique » du monde est de plus en plus criante en physique, où, rompant avec l’ancestrale ontologie de la substance et celle, plus récente mais encore matérielle de la matière-énergie, émerge une « ontologie de l’absence de substrat » :

La théorie des champs, la mécanique quantique, la théorie de l’information et la théorie des systèmes dynamiques sont toutes complices pour mettre au premier plan de notre vision du monde des concepts dématérialisés comme le processus ou l’information. […] C’est le monde du signal qui s’installe. Un univers du sans objet, où seuls les signes importent. Une culture dominée par l’information multiforme.79

Simon Diner

Notes

  1. Cf. Le hasard et la nécessité (Paris : Seuil, 1970).[]
  2. C’est, en effet, tout le contraire qu’on peut lire par exemple chez Leucippe (v. 460-370 AEC), dont Démocrite fut très certainement l’élève : « Aucune chose ne devient sans cause, mais tout est l’objet d’une loi [raison] (λόγος), et sous la contrainte de la nécessité », Antoine Danchin, Entretien avec Émile Noël, 1991, Compte-rendu d’un entretien oral à propos du livre Le Hasard aujourd’hui, Paris : Le Seuil, 1991, en ligne : site NormaleSup.org.[]
  3. Il faut préciser que « quantique » et « nano » sont loin d’être exclusivement associés : « Le quantique […] est bien souvent macroscopique. Le nano n’est pas nécessairement quantique » ; comme le rappelle Simon Diner, « Après la matière et l’énergie, l’information comme concept unificateur de la physique ? » (De la science à la philosophie, Paris, Albin Michel, 2005), p. 109.[]
  4. Ces références latines pour rappeler l’œuvre de formalisation de la scolastique et son actualité perpétuelle ; on les trouve aussi par exemple chez Roderick Chisholm (1916-1999), notamment in « La liberté humaine et le moi », Metaphysics: the Big Questions, Londres : Blackwell, 1998, trad. M. Le Du, Métaphysique contemporaine, Vrin, 2007, pp. 325-341.[]
  5. Danchin, ibid., qui préfère au « hasard » les termes de « contingence » ou d’« opportunisme ».[]
  6. Erckmann-Chatrian, Contes fantastiques (Hachette, 1860) ; Paris : J.-J. Pauvert, 1963, p. 349. Ainsi, dès Aristote au moins, « le hasard est indéterminé et toujours obscur pour l’homme ; il n’est pas raisonnable » (Physique, L. II, ch. V[]
  7. Larousse (c’est nous qui soulignons), qui complète : « Circonstance de caractère imprévu ou imprévisible » ; définitions qui, implicitement, se réfèrent à la distinction entre « déterminé » et « prévisible » : un imprévisible n’est pas un indéterminé. Il reste que la dénomination de « puissance » semble abusive – et, surtout, trompeuse.[]
  8. Thomas Reid (1710-1796), Essays on the active powers of the human mind… (1788), Londres : Tegg, 1843, Essai I, ch. V. § VI, p. 102 (c’est nous qui traduisons).[]
  9. Chisholm, « La liberté humaine et le moi », op. cit., p. 336.[]
  10. Reid, Essays on the Intellectual Powers of Man (1785), Dublin: L. White, 1786, Essai VI, ch. VI, p. 309 (c’est nous qui traduisons).[]
  11. Monod distingue bien entre aveu d’ignorance et faits : « Dire de la séquence des amino-acides dans un polypeptide qu’elle est due ‘au hasard’ ne revient nullement, il faut insister là-dessus, à un aveu d’ignorance, mais à une constatation de fait » (op. cit., p. 127). Pour autant, « à aucun moment Monod n’oppose de manière explicite une telle conception du hasard au caractère fondamentalement déterministe des processus biochimiques pouvant être l’origine causale de ces séquences », Francesca Merlin, « Le hasard et les sources de la variation biologique : analyse critique d’une notion multiple », Philosophie, Université Panthéon-Sorbonne – Paris I, 2009. Voir infra ch. III, § 3. Évolution sans changement, changements sans évolution (dans le livre).[]
  12. C’est le cas d’Einstein (1879-1955), Louis de Broglie (1892-1987) ou Roger Penrose (1931).[]
  13. Bernard d’Espagnat (1921-2015).[]
  14. En particulier Bernard d’Espagnat et Olivier Costa de Beauregard (1911-2007).[]
  15. Typiquement Abhay Ashtekar (1949-) et Alain Connes (1947-).[]
  16. En référence au célèbre apophtegme de Nietzsche : « Dieu est mort […] et c’est nous qui l’avons tué » (Le Gai Savoir, L. III, 125).[]
  17. « J’appelle matière le substrat premier de chaque chose, à partir duquel elle provient et qui lui reste immanent », Phys., I, 9, 192 a 31-32. Idem chez Wolfgang Smith, « Physique et Causalité verticale », Physique et métaphysique, Paris : L’Harmattan, 2018.[]
  18. Bernard d’Espagnat, Traité de physique et de philosophie, Paris : Fayard, 2002, 19-5-2 (« Causalité élargie »).[]
  19. Cf. également « Physique et réalité », in M. Cazenave (dir.) Unité du monde, unité de l’être (Paris : Dervy, 2005, pp. 109-110) où la non-localité (telle que démontrée par le physicien John Bell, « toute théorie réaliste reproduisant certaines prédictions quantiques est nécessairement non locale », ibid.) rend toute théorie « ontologiquement interprétable » non « scientifiquement convaincante ». D’où : « on peut vraiment se demander si […] ce n’est pas le mythe platonicien de la caverne qui est l’expression de la vérité » (p. 110).[]
  20. C’est ce réalisme platonicien des essences que rejoint le réalisme analytique d’un Frege : réalisme ontologique du monde de l’esprit, son drittes Reich – troisième règne au côté de celui des représentations (internes, subjectives) et du monde (extérieur, objectif) – qui constitue la condition de possibilité d’un savoir effectivement partagé.[]
  21. Cité par Diner, op. cit., p. 121.[]
  22. Comme l’a dit Sir Arthur Eddington : “We have discovered a footprint in the sand; and lo, it is our own!”(« nous avons découvert une trace de pas dans le sable, mais, surprise, c’était la nôtre ») ; The Philosophy of Physical Science, Cambridge University Press, 1939, p. 137 ; cf. Wolfgang Smith, « The Tripartite Wholeness, Philosophy of Physics », philos-sophia.org, Aug. 15 2019. Voir surtout son The Quantum Enigma: Finding The Hidden Key, Angelico Press, 2005 et coll. (Bruno Bérard dir.) : Jean Borella, Wolfgang Smith, Physique et métaphysique, L’Harmattan, 2018 ainsi que, tout récemment : Wolfgang Smith, Science, scientisme et Religion, L’Harmattan, 2024, p. 51..[]
  23. Jean Borella, Marxisme et sens chrétien de l’histoire, coll. Théôria, l’Harmattan, 2016, p. 153.[]
  24. L’En-haut n’est pas au bout de l’en-avant, le devenir (temporel) n’a pas de terme per se.[]
  25. Jean Borella, ibid., pp. 153-162.[]
  26. Ibid., p. 160 ; nous soulignons.[]
  27. Les autres causes aristotéliciennes sont rapportées ainsi à l’histoire par Jean Borella : cause formelle (formes politiques : royalisme, démocratie, etc.), cause matérielle (ou sociétale ou conditionnante – historiologie), cause efficiente (ou anthropique : l’homme comme agent historique) ; ibid., pp. 140-143.[]
  28. Nous empruntons ici à l’exposé magistral de François Chenique : Éléments de Logique Classique, L’art de penser et de juger, l’art de raisonner, (Paris : Dunod-Bordas, 1975), rééd. Paris : l’Harmattan, 2006.[]
  29. Cf. François Chenique, op. cit.[]
  30. « Ce n’est pas l’intellect qui connaît, c’est l’homme » ou encore : « Il vaudrait peut-être mieux dire, non pas que c’est l’âme qui a pitié, qui apprend ou qui pense, mais plutôt que c’est l’homme qui fait tout cela par son âme », Traité de l’âme, 408b § 12 (trad. J. Barthélémy Saint-Hilaire, Paris : Ladrange, 1846), en ligne, cf. Remacle.).[]
  31. Ou encore : « Tout est relatif, voilà le seul principe absolu », cité par Roger Verneaux, Histoire de la philosophie contemporaine, Paris : Beauchesne, 1987 (6e éd.), p. 58. Si, pour Comte, elle renonce à la recherche des causes, c’est surtout parce qu’il entend, à la suite de Kant, qu’il faut s’en tenir aux phénomènes et aux lois qu’on pourra décrire.[]
  32. Jacques Laminne, « Le principe de contradiction et le principe de causalité », Revue néo-scolastique de philosophie, t. 19, n° 76, 1912, p. 464.[]
  33. Lamine, op. cit., p. 465.[]
  34. Voir Appendice 5, dans le livre.[]
  35. Cf. Edmond Goblot, Traité de Logique (1902), par ex. Paris : A. Colin, 1918, p. 366.[]
  36. « Le monde est l’ensemble des faits, non pas des choses. Le monde se dissout en faits », affirmera Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1921), 1.1. et 1.2., trad. P. Klossowski, Paris : Gallimard, 1961, p. 29. Nous soulignons.[]
  37. Wilhelm Wundt (1832-1920) a ironisé sur cette évolution sur trois siècles : « Au XVIIe siècle, c’est Dieu qui établit les lois de la nature ; au XVIIIe, c’est la nature elle-même ; au XIXe, ce sont les savants qui s’en chargent », « Wer ist der Gesetsgeber der Naturgesetze ? », Philosophische Studien, 1886, t. III, fasc. 3, pp. 493 sq., cité par Théodule Ribot (1839-1916), Idées générales, p. 223. Les lois portent en effet les noms de leur découvreur : loi de Mariotte, de Gay-Lussac, d’Ohm, de Weber, etc. Cela dit, avec la physique quantique, on fait face à un réel que l’intuition ne visualise plus. Par exemple, la fonction d’onde est bien « une représentation mathématique de la réalité, mais c’est la représentation la plus proche de la réalité physique que l’on puisse donner » ; Marc Lachièze-Rey, in « Discussion », De la science à la philosophie, Paris : Albin Michel, p. 58. C’est même la position réaliste – fût-elle non intuitive –, c’est-à-dire que la fonction d’onde « existe indépendamment de notre connaissance » (p. 59).[]
  38. « Il importe peu, en général, que nous voyions dans les équations de la physique l’expression de substances, de lois ou de forces, elles expriment toujours des dépendances fonctionnelles », Ernst Mach (1838-1916), La connaissance et l’erreur, trad. M. Dufour, Paris : Flammarion, 1908, p. 278.[]
  39. C’est le cas des théories du Big Bang, puisqu’elles ne déploient leur récit qu’après le début supposé ; certes peu de temps après (10-43 seconde), mais cela fait toute la différence entre une description et une explication.[]
  40. Henri Poincaré (1854-1912), La science et l’Hypothèse (1902), p. 244.[]
  41. Essai philosophique sur les probabilités, Paris : Bachelier, 1825, pp. 3-4. On peut opposer à son « principe de certitude » jugé excessif, d’une part le principe d’incertitude de Heisenberg (ou théorème d’indétermination) et, d’autre part, la limite temporelle des calculs nécessaires. Cela dit, « on sait que Laplace entendait par là une possibilité théorique qui dépasserait toujours nos moyens pratiques », Hervé Zwirn, « Les limites de la connaissance scientifique », De la science à la philosophie, op. cit., p. 128. Laplace, de fait, semble ici décrire Dieu, après en avoir fait fait une hypothèse inutile.[]
  42. « Si d’un système isolé l’état présent est connu dans tous ses détails, il est possible d’en calculer l’état futur », Erkenntnis, 2 (1931), p. 172 ; cité par P. H. van Laer, « Causalité, déterminisme, prévisibilité et science moderne », Revue Philosophique de Louvain, 3e série, t. 48, n° 20, 1950, p. 524. Comme chez Laplace, le principe du déterminisme est implicite ; en revanche, la prévisibilité affirmée ne sera pas toujours possible, cf. « systèmes chaotiques », dans le livre.[]
  43. Mach, op.cit., pp. 277-278. C’est nous qui soulignons.[]
  44. Formule dénonciatrice de Hubert Reeves, Malicorne, Paris : Seuil, 1990, p. 91.[]
  45. Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris : Le Seuil, 1970, pp. 224-225. Ou dénoncé par J. Lejeune : « Une immense rumeur tient l’homme pour une anomalie sans cause, dont le destin pas plus que le devoir n’est écrit nulle part, objet à jamais incompréhensible issu fortuitement d’un impassible univers », Biologie, conscience et foi, Téqui, p. 8.[]
  46. « Je suppose que la dernière raison pour laquelle j’étais ‘‘croyant’’ provenait du fait que j’étais impressionné par la complexité de la vie et j’avais le sentiment que cela nécessitait un ‘‘architecte’’ ; c’est alors que j’ai réalisé que le darwinisme était une bien meilleure explication, qui tire le tapis sous les pieds de l’argument de l’architecte », Simon Hattenstone, « Darwin’s child », The Guardian (en ligne), 10 févr. 2003.[]
  47. The Blind Watchmaker (L’Horloger aveugle, Paris : Robert Laffont, 1989).[]
  48. The God Delusion (Pour en finir avec Dieu, Paris : Robert Laffont, 2008). Pour Dawkins, rien, à commencer par l’existence de Dieu, n’échappe à un traitement scientifique.[]
  49. « In one of the letters that he regularly fires off to newspapers, he suggested that child sex abuse in the Church « unpleasant as it is, may do less permanent damage to the children than bringing them up Catholic in the first place » » (« dans l’une des lettres régulièrement adressées aux journaux, il suggéra que l’abus sexuel sur un enfant dans l’Église, ‘‘aussi déplaisant que cela soit, peut causer moins de dommages permanents que de les élever dans le catholicisme’’ ») ; Simon Hattenstone, op. cit.[]
  50. Pour le physicien Steven Weinberg, « Plus on comprend l’Univers, plus il nous apparaît vide de sens » (Jean Staune, Notre existence a-t-elle un sens ?, Paris : Presses de la renaissance, 2007, préface). Il nous paraît significatif que le premier sentiment soit celui de non-sens ou d’absurde et que, passant au vivant, s’ajoute alors des conclusions d’ordre éthique.[]
  51. Le fait qu’une sensibilité extrême sur le long terme due à une petite variation initiale rende toute prédiction impossible, a été illustré en 1972 par le titre provocateur donné par l’organisateur à une conférence du météorologue Edward Lorenz (1917-2008) à l’American Association for the Advancement of Science : « Predictability: Does the Flap of a Butterfly’s Wings in Brazil Set off a Tornado in Texas? ». On trouve l’exemple météorologique d’abord chez Poincaré : « Ici encore nous retrouvons le même contraste entre une cause minime, inappréciable pour l’observateur, et des effets considérables, qui sont quelquefois d’épouvantables désastres », Science et méthode, Paris : Flammarion, 1947, p. 69.[]
  52. Poincaré, Science et méthode, op. cit., p. 78.[]
  53. Poincaré, ibid., p. 68.[]
  54. Poincaré, ibid., pp. 66-67. Pour un commentaire sur le hasard chez Poincaré, voir Pierre Cartier, « Le Calcul des Probabilités de Poincaré », in Éric Charpentier, Étienne Ghys, Annick Lesne (dir.), L’héritage scientifique de Poincaré, Paris : Belin, 2006, pp. 305-307.[]
  55. Poincaré, ibid., pp. 66-67.[]
  56. Danchin, op. cit., n.p.[]
  57. « La thermodynamique de la vie », La Recherche n°331 (1972).[]
  58. Un système dynamique non linéaire pourra être dit chaotique, mais il demeure déterminé ; on en distingue les processus stochastiques ou aléatoires.[]
  59. Nous suivons en bonne part P. H. van Laer, « Causalité, déterminisme, prévisibilité et science moderne », Revue Philosophique de Louvain, 3e série, t. 48, n° 20, 1950, pp. 510-526.[]
  60. Le principe de raison suffisante est encore plus général, mais, « appliqué aux êtres contingents ce principe de raison suffisante devient le principe de causalité » ; Jacques Laminne, op. cit., pp. 463-464, également p. 484.[]
  61. Van Laer, op. cit., pp. 510-511. De même chez Kant, chez qui le principe de causalité « est un jugement synthétique a priori exprimant à la fois une condition de la possibilité de l’expérience et de la possibilité des objets de l’expérience. Mais comme ces objets sont des phénomènes, par opposition à la chose en soi, la condition dont il s’agit est purement subjective », Laminne, op. cit., pp. 485.[]
  62. « Le principe de causalité, quoique confirmé par l’expérience, n’est pas un simple produit de l’expérience, pas plus que le principe de contradiction. Nous ne voyons jamais de choses contradictoires ; mais ce n’est pas pour cela que nous en affirmons l’impossibilité. De même, nous ne constatons jamais positivement qu’une chose se produit sans cause, mais la certitude que nous avons de l’existence de la cause ne dépend pas de cette expérience » ; Jacques Laminne, op. cit., p. 465.[]
  63. « L’intuition intellectuelle, en effet, n’est pas la nôtre, et (…) nous ne pouvons même pas en envisager la possibilité », écrivait Kant, Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, P.U.F., p. 226.[]
  64. Kant admet bien que le principe de causalité soit la condition indispensable de la connaissance de l’Univers, mais il voudrait que la valeur de ce principe soit rigoureusement restreinte à l’ordre des phénomènes. Or, comment ce principe, qui vaudrait pour les êtres sensibles particuliers, ne vaudra-t-il plus pour leur ensemble ? Une telle restriction est manifestement arbitraire. Et, naturellement, appliquant le principe de causalité à tout l’ensemble du monde sensible (ou phénoménal), qui est un être contingent aussi bien que chacune de ses parties, le principe affirme bien l’existence d’une cause qui ne peut être qu’extra-sensible (ou extra-phénoménale) ; cf. Laminne, op. cit., pp. 466-467.[]
  65. P. H. van Laer, op. cit., p. 515. La caractérisation de l’objet quantique par la mécanique quantique est abstraite (un vecteur d’état dans un espace de Hilbert) ; dès lors, si ce n’est pas une « description réaliste », c’est que, écrivait le physicien Asher Peres (1934-2005), « la mécanique quantique n’est pas une théorie sur la réalité » ; Simon Dener, op. cit., p. 109.[]
  66. C’est ainsi que, chez Aristote, « l’idée de hasard implique toujours l’idée de liberté » (Physique, L. II, ch. VI), et, bien sûr, « Croire au hasard, c’est nier la nature ; le moteur n’en est pas moins réel pour être invisible » (ibid., ch VIII).[]
  67. On pourrait dire que la cause relève de l’être, le déterminisme du phénomène.[]
  68. L’oxymore « effet spontané » est ainsi une absurdité.[]
  69. Ce schéma complète celui de Van Laer, op. cit., p. 526.[]
  70. Ce qui a trait à la contradiction.[]
  71. Leibniz, La Monadologie (1714), annotée par É. Boutroux, Paris : Delagrave, 1881.[]
  72. Lamine, op. cit., p. 488.[]
  73. Cf. Les analyses de François Nef, Qu’est-ce que la métaphysique ?, Paris : Gallimard, 2004 ; ouvrage « salutaire parce qu’il ouvre (enfin !) la porte à une remise en cause en profondeur de ce dogme sur la fin de la métaphysique, qui pendant des années a plombé la pensée française » ; Dominique Demange, « Qu’est-ce que la métaphysique ? de Frédéric Nef », Le Philosophoire 3/1999 (n° 9), p. 156. Isabelle Thomas-Fogiel, également, juge que « l’adjectif ‘‘métaphysique’’ doit être délesté de son caractère péjoratif » ; op. cit., p. 1.[]
  74. Par exemple les réflexions à base ontologique en intelligence artificielle, cf. Nef, op. cit., p. 77.[]
  75. Max Planck, L’image du monde dans la physique contemporaine, Gonthier, Paris, 1963 (Das Weltbild der neuen Physik, 1929). La conclusion de ses recherches, si elle n’engage que lui, est plus encore lapidaire : « Als Physiker, der sein ganzes Leben der nüchternen Wissenschaft, der Erforschung der Materie widmete, bin ich sicher von dem Verdacht frei, für einen Schwarmgeist gehalten zu werden. Und so sage ich nach meinen Erforschungen des Atoms dieses: Es gibt keine Materie an sich. Alle Materie entsteht und besteht nur durch eine Kraft, welche die Atomteilchen in Schwingung bringt und sie zum winzigsten Sonnensystem des Alls zusammenhält. Da es im ganzen Weltall aber weder eine intelligente Kraft noch eine ewige Kraft gibt—es ist der Menschheit nicht gelungen, das heißersehnte Perpetuum mobile zu erfinden—so müssen wir hinter dieser Kraft einen bewußten intelligenten Geist annehmen. Dieser Geist ist der Urgrund aller Materie » (En physicien ayant consacré toute sa vie à la science la plus rigoureuse : l’étude de la matière, je suis sûr d’éviter le soupçon d’être pris pour un visionnaire. Ainsi, voici ce que je peux vous dire de mes recherches sur l’atome : il n’y a pas de matière en soi. Toute matière surgit et subsiste par une force qui fait vibrer les particules de l’atome et maintient cet infime système solaire. Comme on ne saurait dire s’il y a dans l’univers une force intelligente et éternelle – il n’appartient pas à l’homme de trouver le mouvement perpétuel –, nous devons admettre, derrière cette force, un Esprit conscient et intelligent. Cet Esprit est le principe de toute matière) ; Das Wesen der Materie [La Nature de la matière], conférence, Florence, 1944 ; Archiv zur Geschichte der Max-Planck-Gesellschaft, Abt. Va, Rep. 11 Planck, Nr. 1797 ; Planck ajoute : « Damit kommt der Physiker, der sich mit der Materie zu befassen hat, vom Reiche des Stoffes in das Reich des Geistes. Und damit ist unsere Aufgabe zu Ende, und wir müssen unser Forschen weitergeben in die Hände der Philosophie » (Ainsi va le physicien, qui s’est occupé de la matière, de l’empire de la substance à celui de l’esprit. Et ainsi s’achève notre travail, et nous devons remettre dans les mains de la philosophie la suite de nos recherches).[]
  76. In « discussion », De la science à la philosophie, pp. 60-61.[]
  77. Cf. « Vérité ou réalité (le choix impossible) » dans le livre.[]
  78. Jean Borella propose, à juste titre, de remplacer « mythe » par « symbole » ; cf. Penser l’analogie, Genève : Ad Solem, 2000, pp. 209 sq.[]
  79. Simon Diner, op. cit., pp. 92, 96. Diner questionne le primat de la technique au profit de l’idéologie qui la précéderait ; à l’appui des travaux sur le passage au néolithique ou cette remarque de Heidegger : « Notre époque n ‘est pas une époque technologique parce qu’elle est une époque de la machine, mais c’est une époque de la machine parce que c’est une époque technologique » (ibid., p. 94). Pour ce qui nous préoccupe ici, cela ne change rien à la nécessité d’une approche métaphysique, sauf à renforcer davantage cette nécessité.[]