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Commentaire critique de Dario Chioli

Commentaire critique de Dario Chioli à Bruno Bérard & Aldo La Fata, Che cos’è l’esoterismo tra verità e contraffazioni (Ésotérisme pour tous. Entretiens avec Aldo La Fata, 2024), Solfanelli, Chieti, 2024

Ce livre est vraiment intéressant pour ceux qui conservent l’habitude de raisonner et qui veulent entrer dans le labyrinthe ésotérique avec un certain espoir de compréhension, par opposition à ce que nous pourrions appeler le « cirque ésotérique ».

Aldo La Fata, interviewé par Bruno Bérard, réussit à être admirablement simple, en donnant en peu de temps les éléments fondamentaux pour aborder les traditions les plus diverses dans leurs aspects ésotériques.

Il convient toujours d’être prudent en la matière, et il n’y a pas deux ésotéristes ou supposés tels qui utilisent les termes de la même manière, il faut donc lire attentivement sans trop fantasmer sur ce qui n’y est pas écrit et que l’on aimerait peut-être y trouver…

Le texte s’effiloche quelque peu sous le reflet, non servile, de la distinction imposée par René Guénon entre « ésotérisme » et « exotérisme ». Cette distinction est en effet commode à bien des égards, même si elle ne fonctionne pas toujours et même si elle est très mal utilisée par beaucoup (y compris par Guénon lui-même à propos du christianisme, par exemple).

1. Dans l’« Exergue » et dans le premier chapitre, Bérard et La Fata tentent de délimiter le champ, en excluant du domaine de l’ésotérisme le bric-à-brac bigarré de l’occultisme d’abord, puis des diverses expressions new age, distinguant ainsi le « vrai » ésotérisme de cette sorte de sensationnalisme fantastique qui, pour beaucoup de ceux qui se disent ésotéristes, n’est qu’une sorte de « terrain de jeu pour l’esprit »[1]

Aldo La Fata oscille, comme je le fais aussi pour des raisons pratiques, entre une définition « étroite » de l’ésotérisme comme expérience intérieure dont on ne peut retracer l’histoire parce qu’elle dépend en fin de compte d’une grâce céleste et non d’une succession d’événements visibles, et une définition « large » qui inclut les diverses pratiques mystico-ascétiques et, dans une certaine mesure, l’ésotérisme, c’est-à-dire l’étude des manifestations ésotériques identifiables. Il souligne à juste titre que l’on n’est un bon ésotérologue que si l’on est aussi un ésotériste, tout comme l’on n’est un bon théologien que si l’on est aussi un croyant (p. 12).

Enfin, en réponse à une question de Bérard, La Fata précise que l’ésotérisme ne peut être assimilé à la philosophie, car il ne dépend pas de l’esprit mais de la « lumière de l’intellect » qui a des origines transcendantes.

2. Le deuxième chapitre traite de la relation entre l’ésotérisme et la religion.

La Fata laisse entrevoir les risques qu’il y aurait à vouloir trop restreindre le champ aux doctrines et aux théories : « Les théories et les doctrines peuvent être un point de départ, mais elles ne sont pas la Voie. Sans compter que nous n’avons pas affaire à une seule voie » (p. 17). Comme exemples, il en prend deux très différents, celui d’Umberto Eco qui, dans Le pendule de Foucault, finit par faire passer toute approche ésotérique pour une bouffonnerie, et celui d’Antoine Faivre, qui adapte certains schémas qu’il privilégie pour analyser l’ésotérisme, même là où ces schémas ne conviennent pas. J’ai d’ailleurs lu quelque chose de Faivre et je ne peux que convenir que son approche m’a semblé trop classificatoire. Dans ce cas, l’esprit de l’érudit prend une place prépondérante qui ne lui revient pas, se substituant à l’intuition intellectuelle. C’est d’ailleurs un risque qu’il est difficile d’éviter quand on veut parler de tout.

La Fata est au moins partiellement d’accord avec Guénon lorsqu’il différencie l’ésotérisme de la religion, en particulier dans le cas du judaïsme et de l’islam, où la Kabbale et le soufisme semblent à mille lieues de la religion pratiquée par les croyants. Je comprends son point de vue, mais je voudrais souligner qu’il existe néanmoins de nombreuses réalités intermédiaires, par exemple le hassidisme, et que, d’autre part, de même que de nombreux ésotéristes ont apprécié l’Imitatio Christi dans le christianisme, il n’y a aucune raison de ne pas voir un analogue dans l’imitation de Muḥammad inspirée par le Ḥadīth. L’insistance sur une distinction claire entre exotérisme et ésotérisme est caractéristique des Guénoniens, mais elle ressemble un peu au lit de Procrustes

D’autre part, La Fata, tout en acceptant la distinction de Guénon, est très clair sur le fait que la Grâce est l’analogue (ou je dirais, la même chose) de l’influence spirituelle dont on parle dans le soufisme ou la Kabbale. Il semble que la distinction soit plutôt une question de vocabulaire, différent de celui utilisé par les religieux et de celui utilisé par ceux qui se considèrent comme des ésotéristes. Cependant, je ne suis pas persuadé que la solution puisse consister, comme le suggère La Fata avec une certaine hésitation, en un « dictionnaire technique » des termes ésotériques ; je crains – et les études que j’ai menées ces derniers mois sur la franc-maçonnerie le confirment – que l’opposition ait des raisons éminemment « polémiques », dérivant d’affrontements politiques et idéologiques qui n’étaient et ne sont ni religieux, ni ésotériques. D’ailleurs, de mon point de vue, un religieux non ésotérique n’est qu’un conformiste ou un hypocrite, et un ésotériste non religieux n’est qu’un illusionniste ou un mystificateur.

3. Le troisième chapitre traite de la « biographie ésotérique » d’Aldo, que j’ai lue avec curiosité, voire un peu de commérage si l’on veut, puisqu’il est généralement très réservé[2]. Il parle de sa découverte dans son enfance de Julius Evola, puis de Guénon, puis de sa rencontre avec un Kremmertien qui eut sur lui des conséquences ambivalentes, jusqu’à sa découverte et sa rencontre avec Silvano Panunzio (dont Aldo La Fata est le testamentaire et l’héritier spirituel) et sa participation à son « Alliance Transcendante Michel Archange » (ATMA), un petit groupe de personnes qui s’inspiraient quelque peu de l’esprit des anciens Chevaliers du Moyen-Âge.

4. Le quatrième chapitre est consacré à l’histoire de l’ésotérisme. Aldo La Fata commence à juste titre par une sacro-sainte « distinction » : « l’ésotérisme en tant qu’entité historique n’existe pas et n’a jamais existé, mais une histoire de ses nombreuses expressions, formulations, actualisations et adaptations est certainement possible ». Et de préciser : « En ce qui concerne l’ésotérisme, on peut certainement parler de courants ou plutôt de rivières karstiques d’où jaillissent de temps à autre des sources à droite et à gauche. C’est de l’« histoire » de ces sources d’eau que l’on peut parler et non de la rivière qui en est à l’origine» (p. 38).

Quant à ce « fleuve », à la question de Bérard, La Fata répond magnifiquement, en citant l’Apocalypse, qu’il coule « du trône de Dieu et de l’Agneau » (p. 38).

La distinction qui est alors faite entre « pères majeurs » et « pères mineurs » de l’ésotérisme est plutôt un « moyen utile ». Les grands, historiques ou légendaires, seraient Hermès, Pythagore, Moïse, Manu, Orphée. Les « religions des mystères » leur sont liées et, dans ce sens, le terme « ésotérique » est utilisé pour signifier « enseignement réservé, non connu des non-initiés ». Il est ensuite question des « petits pères », dont La Fata affirme que l’on pourrait dresser une longue liste, allant de Platon à Guénon. Ils constitueraient une sorte de « patristique ésotérique » analogue à la patristique des Pères de l’Église.

Il aborde ensuite la « géographie » de l’ésotérisme, de ce qui semble avoir été ses principaux centres de diffusion. Enfin, il distingue à juste titre l’ésotérisme du gnosticisme, qui serait placé sous le signe du « Polemos » par rapport à la gnose de la tradition chrétienne universelle, et il traite des relations avec les anciennes écoles philosophiques comme celle d’Alexandrie, que La Fata ne considère pas comme proprement ésotérique.

5. Le cinquième chapitre[3] intitulé « Ésotérismes et ésotéristes » reprend plus en détail ce qui a déjà été mentionné plus haut. La Fata identifie l’ésotérisme à la « recherche de la vérité », puis donne des explications remarquables sur les noms des trois grands « pères » grecs, Orphée, Pythagore et Hermès, explications qui éclairent davantage la nature de l’ésotérisme. Il explique ensuite comment les femmes étaient également admises dans les « mystères », ce que la franc-maçonnerie « orthodoxe » exclut encore aujourd’hui. Il admet l’affirmation de Bérard selon laquelle le faux ésotérisme se distingue, comme « prométhéen », du vrai, qui ne vole pas le « feu des dieux », mais l’obtient comme un don (p. 51).

La Fata affirme alors de manière convaincante le caractère ésotérique de l’œuvre de Dante ainsi que – et c’est pour moi un signe de grande clarté intérieure – de l’enseignement de Socrate. Ce n’est pas pour rien que Socrate était le maître de Platon, qu’il était initié aux mystères, mais surtout qu’il parlait avec son propre daímon.

Un aspect ésotérique est également reconnu chez Aristote, sur lequel d’ailleurs les avis divergent et sur lequel il me semble que même Bérard est partiellement en désaccord (p. 59).

Il aborde ensuite les écoles anciennes, telles que les écoles néo-platoniciennes, et leurs ramifications (au moins partielles) dans le néo-platonisme chrétien ancien, médiéval et de la Renaissance : La Fata mentionne également certains philosophes au sujet desquels je pourrais avoir quelques doutes, et arrive ensuite à l’école « traditionaliste » de Guénon, Coomaraswamy, etc.

Il soutient que Guénon a deux âmes : l’initié « scolastique » et l’initié « muet », et que peu auraient compris la seconde, la plupart s’en tenant à la première et radicalisant, parfois mal, ses catégories et ses distinctions (pp. 58-59).

6. Dans le sixième chapitre, Bérard demande à La Fata de décrire son parcours de recherche non plus en fonction des personnes qu’il a rencontrées mais en fonction des « livres clés » qu’il a étudiés, ceci également en relation avec le volume Nella luce dei libri. Percorsi di lettura di un “cavaliere errante” (« Dans la lumière des livres. Parcours de lecture d’un ‘‘chevalier errant’’ ») [4]publié par Aldo en 2022.

Pour moi c’est un chapitre très curieux car je compare les références d’Aldo avec celles que je citerais. J’ai lu tout Guénon plusieurs fois et il m’a beaucoup influencé pendant une certaine période, j’ai apprécié certains travaux d’Evola et particulièrement l’Introduction à la Magie éditée par lui, que j’ai lu pendant que j’étais dans l’armée, Silvano Panunzio que j’ai découvert tardivement grâce à Aldo lui-même qui me l’a fait connaître. Je ne connais Paolo Virio que de nom, mais d’après ce que j’ai entendu de lui, il ne m’attire guère, je ne suis pas très convaincu de son « tantrisme chrétien », car le tantrisme en Inde n’est pas du tout une question de sexe.

Quant à Kremmerz, j’ai lu les trois volumes de la Science des Mages que La Fata cite (plus le quatrième volume de commentaires écrit par Danilo Ugo Cisaria), je l’ai moyennement aimé plus qu’autre chose parce que Kremmerz était un bon écrivain, mais je n’ai jamais été trop convaincu. J’ai lu et relu Meyrink, je ne sais combien de fois, parce qu’il m’attirait à la fois comme littérature fantastique et pour ses sous-entendus ésotériques, et puis c’était la période où je lisais les choses de son éditeur italien Evola.

Contrairement à Aldo, j’ai lu et relu d’un bout à l’autre (également dans l’ordre chronologique) tout Castaneda, j’en ai tiré de nombreuses suggestions que j’ai trouvé utile, bien qu’il ne m’ait pas fallu longtemps pour me rendre compte qu’il s’agissait presque entièrement d’une invention (j’avais espéré qu’il n’en soit rien). Mais il s’agissait d’une invention de génie (seuls les trois derniers ouvrages parus avaient un goût prononcé pour la mystification). Dante, Goethe et Shakespeare, que j’apprécie beaucoup, je ne pourrais toutefois pas les citer parmi mes sources principales, alors que je partage l’éloge d’Aldo pour les romans de Mircea Eliade, dont certains sont de véritables chefs-d’œuvre.

Il manque à cette liste un certain nombre de références qui ont été fondamentales pour moi en tant que poète et orientaliste : Jean de la Croix, dont j’ai traduit et publié toute l’œuvre poétique, Thérèse d’Ávila, Rāmakṛṣṇa, Tagore, Rūmī, Buber, Vasugupta (j’ai consacré trente ans à son Śivasūtra), Gurdjieff, Whitman, García Lorca, Hesse, Dostoïevski et Tolstoï, et bien d’autres encore… Mais l’histoire de chacun est différente….

7. Le septième chapitre est consacré à « l’ésotérisme et à la mystique ». La Fata y jongle en effet avec deux termes qu’il est difficile de ne pas identifier. S’il ne le fait pas, c’est probablement sous l’influence de Guénon.

D’un point de vue phénoménologique, on a tendance à considérer l’ésotérisme de deux manières : d’une part, un secret intérieur ineffable et, d’autre part, une série de procédures ou d’attitudes destinées à le rendre accessible.

Ici, je pense que le deuxième mode est en fait une concession aux fantaisies dramaturgiques humaines, le premier mode étant le seul à avoir une réelle efficacité spirituelle. Le mystère est toujours un don, jamais un bon à retirer à l’échéance. Il peut être « transmis » par quelqu’un (le « maître »)[5], mais jamais « mérité » ou « évoqué ».

Cela signifie simplement que l’ensemble des rituels, cérémonies, techniques des différents groupes ésotériques n’a aucune signification réelle, il ne sert qu’à divertir ou à rassurer l’esprit (ce qui est parfois utile, parfois non). Mais bien sûr, si l’on ne veut pas l’admettre, on s’enlise dans un flot de distinctions qui risquent d’être superflues. Je regrette donc d’être en désaccord, même partiel, sur ce point, avec l’analyse exposée dans le texte : pour ma part, plus j’enquête, plus je suis convaincu que la quasi-totalité de la partie « technique « de l’ésotérisme occidental est née en opposition au christianisme, comme une tentative délibérée de substituer une antiquité anarchique ou multi-hiérarchique à l’Église une, catholique et apostolique (mais aussi orthodoxe), une théorie pseudo-sacramentelle postchrétienne ou anti-chrétienne à la théorie sacramentelle chrétienne.

Certes, il est vrai que le terme « mystique » a souvent été utilisé par de nombreux catholiques pour désigner un sentimentalisme sucré et sans valeur ; il devrait être rejeté, comme il l’a toujours été, si on les lit bien, dans les textes ascétiques catholiques.

Il est vrai aussi que, surtout en Occident, la société a été profanée, et la structure ecclésiastique n’a pas fait exception. Mais il n’est pas vrai que la mystique ait disparu, au contraire la vénération qui la constellait dans le sentiment commun a disparu ; le sens du surnaturel a disparu dans l’Église, dont l’« organisation » trop humaine a trop succombé à des positions séculières et académiques qui ont porté des jugements sur ce qu’elles n’étaient pas compétentes pour juger. La condamnation de la Réforme, puis celle du modernisme n’ont pas suffi à endiguer la crise.[6]

Tout cela correspond d’ailleurs à certains égards à cette dégénérescence dont parlait Guénon, sauf qu’il était en fait éloigné du catholicisme et incapable de percevoir la mystique, même celle qui avait cours à son époque, au point de ne pas s’intéresser aux mystiques et de réagir avec mépris aux études de Pouvourville (Matgioi) sur Thérèse de Lisieux.

En définitive, il semble que ce soit Guénon lui-même qui ait tracé un sillon infranchissable entre ésotérisme et mystique. Il suffit de le remarquer pour que le problème perde en grande partie sa substance.

8. Le huitième chapitre traite de l’ésotérisme juif, identifié à la Kabbale. Il affirme qu’il y a beaucoup trop de matériel disponible, à la fois vrai et faux, c’est-à-dire qu’il y a beaucoup de déchets occultistes, mais il semble qu’un nombre incroyable de manuscrits juifs n’aient pas été publiés. La Fata fait remonter la Kabbale à la mystique de Merkavàh, liée à Ezéchiel. Il faut ajouter qu’une mystique tout aussi ancienne semble être celle de Bereshìth, liée au début de la Genèse. Les textes de référence sont le Séfer hazzohar et le Séfer yetziràh.

La présentation donnée ici me semble, dans son inévitable schématisme, correcte. Le fait de s’appuyer principalement sur Scholem et Idel peut peut-être poser quelques problèmes, car le premier a été très contesté par les mequbbalìm traditionnels, tandis que le second semble être davantage un historien de la Kabbale qu’un mequbbàl. Quoi qu’il en soit, il s’agit de grands érudits, comparables à un Corbin, un Eliade ou un Jung.

Je souligne qu’une analogie avec l’expérience mystique de Merkavàh peut être trouvéedans le Ṛgveda X, 135, 3-4.

Il est quelque peu imprudent de dire, après avoir insisté principalement sur la numérologie hébraïque, que « la méthode kabbalistique d’interprétation de l’Écriture a été reprise par les Pères de l’Église chrétienne ». En réalité, seul le concept des « quatre sens de l’Écriture » a été retenu. Il n’y a pratiquement aucune trace de numérologie appliquée à la Bible dans le camp chrétien, sauf en ce qui concerne l’apocalyptique 666.

Quoi qu’il en soit, La Fata présente la Kabbale comme une « science » et parle d’une « méthode kabbalistique ». Si je ne peux pas dire que c’est faux, je reste prudent car une telle formulation semble donner trop de poids à l’initiative humaine, alors que l’homme doit essentiellement « recevoir », d’où le terme même de Kabbale : « réception ».

Mais c’est précisément l’excès de données dans l’étude académique qui conduit à la « systématisation », en négligeant la donnée spirituelle qui est, après tout, la seule fondamentale. Le mequbbàl ne sera jamais celui qui connaît et suit toutes les théories des « manuels de Kabbale », mais celui qui se conduit selon ce qui lui a été communiqué par Dieu.

Enfin, j’ajouterai qu’il faudrait peut-être accorder plus de place à l’ésotérisme dans le hassidisme, surtout si l’on considère la grande importance mystique et thaumaturgique du fondateur, le Baʻal Šem-Ṭôv, sur lequel Buber a écrit d’excellentes choses avec beaucoup d’autres et envers le mouvement duquel La Fata lui-même dit qu’il avait « beaucoup de sympathie ». En accorder peut-être également à l’ésotérisme dans la vie d’un « bon pharisien », puisque dans le chapitre suivant il sera dit (p. 106) que les pharisiens étaient des ésotéristes.

9. Le neuvième chapitre est consacré à l’ésotérisme islamique. Là aussi, la présentation me semble correcte, à ceci près que chacun d’entre nous insisterait sur ce qui lui semble le plus proche. Par exemple, je ne mettrais pas en avant la « science des lettres », même s’il est vrai que cette discipline est directement liée au Qur’ān. Ibn ʻArabī est certes très important, mais je me sens plus proche d’al-Ghazālī ou de Rūmī. Al-Ḥallāj est donc le soufi ‘christique’ par excellence. Je pense qu’ici aussi La Fata est influencé par Guénon, pour qui Ibn ʻArabī était le non plus ultra. Ce qu’il est peut-être, mais pour un occidental c’est difficile. Sur le chiisme, Sohravardī, déjà cité, que Corbin nous a fait connaître, est en effet fascinant et les livres de Corbin sur lui et ses thèmes le sont tout autant.

Quant à la nécessité des confréries, La Fata souligne à juste titre les contaminations politiques ou sectaires qui ont caractérisé plusieurs de leurs vicissitudes, tout en rappelant tout aussi justement leur dhikr comme pratique cultuelle centrale.

10. Le dixième chapitre, plus long que les autres, est consacré à l’ésotérisme chrétien.

Tout d’abord, on se demande si un tel ésotérisme chrétien existe, et La Fata répond par l’affirmative. Écartant le gnosticisme, le syncrétisme (Pic de la Mirandole) et l’essénisme (auquel on voudrait réduire le Christ lui-même) ; il voit en Jésus lui-même l’essence de l’ésotérisme, le Logos avant les logoi.

Aldo dit que l’Église aurait limité cela dans le passé, mais « ouvert » par le Concile Vatican II. Je pense qu’il n’est pas faux de dire cela, même si dans de nombreux cas cette « ouverture » a conduit à des formulations imprudentes, voire indignes.

Il voit ensuite dans les actes par lesquels Jésus s’est conformé, directement ou par l’intermédiaire de ses parents, aux coutumes de l’époque, des manifestations initiatiques, ce qui me semble sincèrement superflu. Il est vrai que lui-même a parlé d’une certaine manière à « ceux qui n’avaient pas d’oreilles pour entendre » et d’une autre manière à ceux qui en avaient, comme ses disciples directs, mais la chose, si l’on y réfléchit, est tout à fait naturelle. On parle aux gens de ce qu’ils comprennent, à moins d’être un pauvre homme à la culture de seconde zone.

Très juste, me semble-t-il, après avoir cité Jean Borella selon lequel « dans le christianisme, ésotérisme et exotérisme sont inséparables », la considération panunzienne de l’exotérisme chrétien comme « ésotérisme de l’ésotérisme » (p. 110). Les réflexions sur la franc-maçonnerie et l’ésotérisme dans les sphères protestantes et orthodoxes sont pour l’essentiel concordantes. Celles sur le néo-platonisme chrétien à l’époque moderne concernent peut-être davantage le domaine philosophique.

Même et surtout ici, en parlant du christianisme, je me demande à nouveau s’il y a un sens à parler d’« ésotérisme chrétien » ou même d’« ésotérisme » en général, vu la dégénérescence à laquelle l’usage de ce terme est parvenu ; si l’on ne pouvait pas parler d’« Esprit » et de « Grâce » sans ajouter des termes non traditionnels dans le domaine chrétien. Mais il est vrai que pour se faire comprendre des autres, il faut jouer les médiateurs entre les usages linguistiques respectifs

11. Le onzième chapitre est consacré à l’ésotérisme hindou. Les données rapportées par La Fata sont bien sûr tout à fait correctes d’un point de vue historique, sauf que l’on peut se demander pourquoi parler d’ésotérisme, même ici. Il semble presque que ce soit le terme lui-même qui pose problème. Pas même Guénon… En effet, Aldo écrit à la page 121 : « de même que le Brahmane était chargé de ‘‘surveiller’’ la bonne exécution du rite sacrificiel, Guénon a été à notre époque le surveillant de la pureté de la tradition ésotérique et de son expression doctrinale ». Mais ce rôle, revendiqué par les guénoniens, qui l’aurait donné à Guénon ? C’est une folie, aucune tradition ne peut conférer une telle investiture. De plus, ce ne sont pas les brāhmaṇa qui « surveillent » l’accomplissement des rites, ce sont les célébrants eux-mêmes, habilités à le faire par leur naissance. Ce dernier point est certainement une dégénérescence, dans le sens où la caste devrait être l’expression de qualités intérieures et ne pas dépendre uniquement de la naissance, mais la dégénérescence est ancienne. L’hypothèse ultérieure de Bruno Bérard selon laquelle « la doctrine des castes a pu être un expédient pour empêcher un certain savoir d’atteindre le peuple » ne peut être acceptée que si l’on comprend que ce savoir était alors déjà nécessairement corrompu, car rien ne peut empêcher la transmission du « don » divin à ceux qui en sont jugés dignes. Et le juge en la matière est Dieu seul, et non un prêtre ou un chef religieux.

Il semble qu’il y ait, à cause du terme « ésotérisme » et du prétendu rôle d’« intermédiaire » de Guénon, une confusion entre les « moyens utiles » des diverses écoles et le secret spirituel vers lequel elles devraient, toutes, tendre. Il est certain que les Hindous eux-mêmes ont souvent succombé aux fétiches magiques, soit exprimés dans leur tradition, soit syncrétisés dans les siècles récents avec l’occultisme théosophique ; mais cela ne nous autorise pas à nous méprendre en limitant le cœur de la tradition hindoue à ces choses.

Il est certain qu’il y a eu une perte ; à l’arrivée des Britanniques en Inde, la situation des Vedas était à peu près la même que celle de l’Avesta en Iran : les représentants traditionnels ne les comprenaient plus. C’est grâce aux Européens, soit en raison de l’importance de leurs études, soit par opposition à celles-ci, que la signification des anciennes traditions a été redécouverte, souvent par des figures fièrement nationalistes comme Bal Gangadhar Tilak et Aurobindo. Sans toutefois que cette redécouverte aille jusqu’au bout, car beaucoup de choses restent obscures.

Parallèlement au déclin de la connaissance des Védas, le système des castes, qui était passé de quatre à des centaines ou des milliers, s’était établi de manière extrêmement envahissante, ce qui, malheureusement, rigidifie encore la société indienne dans un flot de contraintes inutiles. Gandhi l’avait compris et avait tenté d’y remédier, mais il a été tué par un « traditionaliste ».

Cela rend la situation extrêmement confuse. Face aux brāhmaṇa les plus traditionalistes qui considèrent peut-être encore le simple fait de quitter l’Inde comme une cause d’impureté, il y a eu et il y a des maîtres spirituels reconnus comme tels qui non seulement ne se soucient pas de ces choses mais qui, dans certains cas, exhortent leurs disciples à exposer le Sanātanadharma même en Occident. C’est le cas, par exemple, de Śrī Rāmakṛṣṇa, de caste brahmanique et considéré par ses disciples comme l’avatār de Rāma et de Kṛṣṇa, qui envoya son principal disciple Vivekānanda – kṣatriya de nature ardente et grand saint à son tour, n’en déplaise à Guénon. La même ouverture caractérise également Rāmaṇa Maharṣi et il faut noter que son « illumination » et celle de Rāmakṛṣṇa ont précédé toute leur « reconnexion initiatique » (pour le dire à la manière de Guénon).

D’autre part, il existe un certain nombre de « maîtres spirituels » de toutes castes liés à la bhakti ou au yoga, quivoyagent souvent à travers le monde et dont le sérieux est parfois plus ou moins difficile à comprendre. En ce qui concerne le Tantra donc, des interprétations se sont répandues en Occident qui ne sont ni au ciel ni sur terre, comme s’il s’agissait simplement de magie et de pratiques sexuelles. Les idées sont également confuses sur la relation entre Tantra, Yoga et Haṭhayoga.

Pour Guénon lui-même, le « Tantra » était une sorte de « cinquième Véda », mais il est bien vrai que sous ce nom de Tantra se trouvent des livres de nature très différente. Tous sont en tout cas faits pour les hindous, il est très difficile pour un occidental de pénétrer leur forêt symbolique, leur « langue crépusculaire » (sāndhyābhāṣā) et de s’adapter à leurs prétentions ascétiques (même dans les rares cas où les Tantras hindous envisagent une activité sexuelle réelle, avec l’épouse la plupart du temps, celle-ci est loin d’être « libre » mais absolument ritualisée, conformément aux indications de l’ancien Bṛhadāraṇyakopaniṣad).

Le « yoga », quant à lui, est apparemment la chose la plus simple qui soit : c’est l’union avec Dieu et, pour s’y plonger, il suffit, selon les textes les plus anciens, d’adopter une posture (plutôt intérieure) qui permet de se détourner des distractions extérieures et d’entrer dans Sa considération.

Le «Haṭhayoga», ou « yoga du soleil et de la lune », est une version alchimique du yoga qui a souvent été confondue avec une simple gymnastique et qui fascine les occultistes parce qu’elle promet ces siddhi, ou « pouvoirs », que tout le monde s’est formellement engagé à rejeter, mais qu’il est facile de rejeter surtout quand on ne les possède pas.

Bien entendu, les grands maîtres tels que Rāmakṛṣṇa ou Ramaṇa Maharṣi, même lorsqu’ils les connaissaient sur leur voie, n’ont jamais prescrit à quiconque de suivre les pratiques tantriques ou le Haṭhayoga. Ce qui importe sur la voie védique comme sur la voie kabbalistique du Merkavàh, c’est de faciliter la naissance en soi d’un « véhicule » qui emmènera surnaturellement l’âme au ciel au moment de la mort.

La Fata insiste à juste titre sur l’importance du « sacrifice ». Celui-ci est en effet central dans les Védas comme dans le christianisme, et il est tout aussi difficile d’en pénétrer le sens dans l’un que dans l’autre. C’est-à-dire qu’on en a beaucoup parlé, mais qu’en saisir le sens transmutatif semble tout sauf simple. Il s’agit de quelque chose d’extrêmement archaïque, qui semble s’enraciner dans les racines intemporelles de l’histoire, un mystère de partage qui ne peut probablement s’éclairer pour l’homme que par une concession divine.

En ce qui concerne les Upaniṣad, le Vedānta, le Yoga et Śaṅkara, Aldo suit la version de Guénon, qui a ses mérites et ses défauts. De mon point de vue, qualifier le Vedānta deplus ésotérique que le Yoga n’a aucun sens, mais cela dépend des différentes significations données aux termes. De plus, on oublie toujours de rappeler que le texte peut-être le plus représentatif de l’hindouisme actuel, la Bhagavadgītā, n’est pas l’expression de l’Advaitavedānta de Śaṅkara, mais du Viśiṣtādvaitavedānta[7]de Rāmānuja.

12. Le douzième chapitre traite de l’ésotérisme bouddhiste. Ici, le discours est assez général, des choses correctes sont dites à la fois sur le Bouddha et sur les pratiques des différentes écoles. En ce qui concerne les relations entre le bouddhisme et l’hindouisme, il est fait mention de l’interprétation initialement négative de Guénon, partiellement corrigée par la suite sous l’influence de Coomaraswamy.

Il est également fait mention de l’opinion de Radhakrishnan selon laquelle il ne voyait pas de grande différence entre l’objectif des Upaniṣad et celui du bouddhisme, qui ne différait en fait pas tant au niveau de la pratique méditative que du fait que les bouddhistes rejetaient les Vedas et les sacrifices.

En réalité, l’utilisation du terme « ésotérisme » risque ici d’être particulièrement superflue, puisque le bouddhisme est essentiellement une tradition de moines, dont seule une version édulcorée semble être transmise aux masses. Cela vaut pour toutes les formes de bouddhisme, du Theravāda au Mahāyāna en passant par le Vajrayāna.

Concernant ces derniers, La Fata et Bérard accordent peut-être un peu trop de crédit à certaines rumeurs sur leurs aspects « sombres », qui sont probablement des malentendus liés au mélange du bouddhisme tibétain avec le Bön chamanique ou la magie noire (voir le cas de Milarepa). Ces aspects obscurs ont été surestimés en Occident, d’abord par Blavatsky et David-Néel, puis par des érudits de culture chrétienne qui ont pris les « esprits gardiens » pour des démons, et enfin par quelque bonimenteur occultiste voulant paraître particulièrement charmant ou par quelque écrivain fantastique (et ésotériste) comme Meyrink. Ajoutez à cela les pratiques tantriques avec le sexe (qui d’ailleurs, contrairement à certains analogues hindous, n’impliquent pas l’émission de sperme) et le mystérieux enseignement apocalyptique du Kālacakratantra, dont le Panchen Lama (spirituellement supérieur au Dalaï Lama[8]) est le principal maître, même si dernièrement on ne parle que des initiations données par le Dalaï Lama (et là il y aurait de belles considérations à faire)[9]….

13. Le treizième chapitre traite de l’ésotérisme taoïste[10]. Les explications sont correctes et essentielles, avec des références culturelles intéressantes pour les chercheurs occidentaux. Je voudrais seulement souligner qu’il n’est peut-être pas approprié de faire une distinction aussi nette entre le taoïsme, le confucianisme et la religion populaire chinoise. En fait, ils semblent tous être des manifestations parfaitement acceptables de la seule tradition chinoise ancienne qui vénérait le Ciel. Il n’y a rien de plus taoïste, par exemple, que le Yijing, qui fait pourtant partie du canon confucéen et a été commenté aussi bien par Confucius que par les alchimistes taoïstes. Le taoïsme et le confucianisme ont ensuite incorporé et ritualisé un certain nombre de traditions populaires.

Le taoïsme passe en effet pour particulièrement ésotérique car on pense aux traditions sur les « Immortels », aux diverses traditions familiales transmises de père en fils (Michael Saso parlait de la « magie du tonnerre »), à l’alchimie interne (apparentée aux traditions alchimiques des siddhars du Tamil Nadu notamment à travers le siddha Bogar). Parce qu’elle est plus « spectaculaire » que le confucianisme en somme, non seulement pour avoir produit des merveilles de synthèse comme le Daodejing[11]. Mais si l’on approfondit, on découvre à mon avis, commune à l’ensemble du monde chinois, une vision organique du monde fondée sur un sens de l’équilibre et une stratégie spirituelle quasi invincible. Ce n’est pas pour rien que leur civilisation dure depuis au moins trois mille ans.

14. Le quatorzième chapitre parle des « ésotérismes modernes ». C’est un peu comme tirer sur la Croix-Rouge… La Fata dit plusieurs choses intéressantes sur le New Age, l’occultisme, le fanatisme anticatholique. Il parle même des ufomanes. Avec Bérard, il montre ensuite que le mythe des « supérieurs inconnus », qui a pris tant de place dans d’innombrables groupes pseudo-ésotériques, est en fait un singe de la « communion des saints ».

« La question est de savoir, dit La Fata, s’il existe des individus ayant atteint les plus hauts sommets de la réalisation spirituelle, dotés peut-être de longévité ou même d’immortalité, comme le Juif errant ou le prophète Élie, saint Jean, « le disciple qui ne mourrait jamais », le comte de Saint-Germain ou Fulcanelli. Guénon, dans Le roi du monde, citant Ibn ʻArabī, parle d’une « hiérarchie des saints » et de « gardiens du monde ». Après tout, ce n’est pas une idée très différente de ce que nous, chrétiens, appelons communio sanctorum (communion des saints) ».

Cependant, à la suite de Guénon, même dans la dégradation générale Aldo tend à sauver le rôle de la franc-maçonnerie, même si elle n’est pas accessible aux catholiques à cause de l’excommunication de 1738, en supposant que dans une partie de celle-ci les vraies « transmissions initiatiques » sont encore cachées. Sur cette base, il énumère une série de références culturelles plus ou moins proches de Guénon, presque toutes excellentes, mais dont aucune, me semble-t-il, ne peut être considérée à la légère comme un « saint » dont on peut attendre un profit spirituel « de bouche à oreille ».

15. Le quinzième chapitre est consacré à « l’ésotérisme et la métaphysique ». Aldo dit (p. 167) : « En simplifiant, je dirais que la métaphysique est la plénitude de la Vérité, donc la fin, tandis que l’ésotérisme est un chemin par lequel il est possible de l’atteindre ». Puis Bruno Bérard demande : « si l’intellect pur est l’organe de la métaphysique, quel est l’organe de l’intellect ?» et il répond que, en accord avec Corbin, c’est l’imagination créatrice, mais « qu’il ne faut pas confondre l’imaginaire et l’imaginale ».

C’est une belle réponse, qui définit manifestement une zone précise de la psyché ou de l’esprit dans laquelle quelque chose doit être construit de manière imaginale selon certaines règles traditionnelles, conformément aux besoins de l’intellect pur.

La cosmologie ésotérique est alors décrite comme une réalité qui englobe à la fois le visible et l’invisible. Le moyen d’y parvenir est le « Symbole en tant qu’apparition et épiphanie du Vrai spirituel ». Bien sûr, il faut y parvenir, et il serait peut-être important à ce stade de souligner la nécessité d’une disposition éthique conforme. Ensuite, l’union de la métaphysique et de l’ésotérisme devrait permettre de « mourir avant de mourir », de « mourir à soi-même » (tuer le nafs, diraient les soufis), d’effectuer une « catabasis » (descente aux enfers) prélude à l’« anabasis » (montée au ciel). Il y aurait ensuite le cas de ceux qui, étant descendus, ne peuvent pas remonter, et c’est ce qui identifierait les « contre-initiés », selon la terminologie de Guénon, ou plus simplement – ajouterais-je – les « damnés », si l’on comprend qu’ils le sont précisément parce qu’ils sont «descendus» avec une disposition éthique qui n’est pas conforme. La Fata et Bérard sont convaincus qu’une perspective métaphysique les sauve de ce mauvais sort, ce que l’on peut également accepter, étant donné qu’une compréhension métaphysique sans une disposition éthique conforme est elle-même impossible.

Quant à la définition de la métaphysique comme quelque chose qui se situe au-delà de toute religion en tant que religio perennis, je suis d’accord dansune certaine mesure, dans le sens où cette religio perennis ne me semble pas tant une vision en soi qu’un mode de vision qui informe toute religion si elle est saisie avec l’œil de la métaphysique, c’est-à-dire de la véritable gnose. Je veux dire qu’il n’y a pas de super-religion, mais un regard libéré des formes, capable de reconnaître le vrai dans chacune d’elles. Mais je crois que c’est finalement, exprimé en d’autres termes, l’idée même des deux auteurs de ce livre.

16. Le seizième chapitre s’intitule « Esotérisme et ‘‘humilité cognitive’’ » et formule toute une série de recommandations fort utiles. Tout d’abord, il rappelle que « la vérité ne commence à apparaître que lorsque l’homme apprend à voir les choses d’en haut ou, comme le suggérait Spinoza, sub specie aeternitatis ». Il signale ensuite le risque d’orgueil, auquel succombent tous les faux ésotéristes, mais aussi les catholiques trop fermes sur leurs propres positions, qui accusent d’hybris même les « vrais ésotéristes ». La conscience de cela rend inévitable l’acquisition d’une certaine humilité cognitive et d’une certaine prudence. L’arrogance ne peut coexister avec l’ésotérisme. La Fata insère ici ce qui me semble être une surestimation de Guénon en tant que « gardien de l’orthodoxie », avec laquelle, comme je l’ai déjà exprimé, je ne suis pas du tout d’accord, même si je reconnais qu’il a contribué à clarifier de nombreuses questions, tout en créant lui-même des problèmes, en particulier en ce qui concerne le christianisme.

Aldo parle ensuite du caractère de certains auteurs proches de Guénon : de Reghini, intempérant envers le christianisme, de Titus Burckhardt et de Coomaraswamy, excellents et aussi plus équilibrés dans leur caractère. En tout cas, tous les trois étaient d’excellents savants. Il pourrait ensuite citer une foule de guénoniens arrogants et prétentieux (il y en a beaucoup trop) mais, charitablement, il ne le fait pas…

17. Le dernier chapitre est intitulé « Qu’est-ce que l’ésotérisme ? » Des conclusions sont tirées, résumées. Il est souligné qu’il vaut mieux répondre à une telle question par le silence.

En tout cas, parler d’ésotérisme aurait l’avantage ou le but « de nous persuader de l’existence d’une réalité cachée, soustraite à notre vue et à nos sens, voire ignorée parce que cachée ou délibérément dissimulée » (p. 188). Quant à l’« ésotérisme », « les meilleurs ésotéristes sont ceux qui prennent l’ésotérisme très au sérieux et sont animés, pour ainsi dire, d’un esprit de ferveur quasi religieuse » (p. 189). À cet égard, il cite Jung et, un peu en fonction de lui, Kerényi, Camp-bell, Hillman, Eliade. Puis il cite Evola et Elémire Zolla, et bien sûr, surtout, Guénon.

Bérard l’interroge ensuite sur les ésotéristes actuels et La Fata cite les Français Jean-Pierre Brach et Jean-Pierre Laurant, ainsi que l’Autrichien Thomas Hakl. Interrogé sur les Italiens, il me fait l’honneur – et je l’en remercie du fond du cœur – de citer mon nom aux côtés de ceux, plus célèbres et excellents, d’Alessandro Grossato, de Nuccio D’Anna et de Claudio Lanzi. Il parle ensuite de savants talentueux qu’il a rencontrés mais qui n’ont jamais rien écrit.

S’interrogeant encore sur la définition la plus attrayante de l’ésotérisme pour le commun des mortels, La Fata en parle comme de « cette Voie qui le familiarisera avec l’invisible, ou plutôt avec l’Âme ». La perfection sur cette voie est cependant réservée à un petit nombre.

Bérard rappelle la thèse selon laquelle l’ésotérisme de Guénon est un ésotérisme « sacerdotal »[12] alors que celui d’Evola, par exemple, est un ésotérisme « guerrier ». La Fata reconnaît que l’ésotérisme est « une réalité plurielle » (p.193), même s’il souffre actuellement beaucoup de la domination de visions du monde matérialistes ou spirituellement irréalistes.

Bérard dit à ce propos que « La doctrine de la résurrection de la chair, telle que nous la connaissons dans le christianisme, résout par intégration la séparation artificielle de l’esprit et de la matière » (p. 194), ce sur quoi La Fata est d’accord, notant toutefois – à juste titre – que ce sont parfois les chrétiens eux-mêmes qui oublient cette doctrine.

Nous terminons en évoquant la possibilité que l’ésotérisme puisse servir de médiateur entre la science et la religion. En l’état actuel des choses, Aldo La Fata n’y croit guère, et je n’en suis pas convaincu non plus.

Le livre contient encore un « arbre séfirotique », avec une courte description de Leo Schaya et une postface de Jean-Pierre Brach qui explique les raisons de ce travail et en commente certains aspects.

Il traite à sa manière de la possibilité historique d’un ésotérisme chrétien sans toutefois « dissimuler l’absence quasi totale de preuves documentaires permettant d’établir la continuité historique réelle de telles traditions ni la nature exacte des techniques ou des moyens utilisés dans ce contexte » (p. 200).

Il évoque ensuite l’importance de la doctrine de l’« intellect transcendant », « de certains théologiens de la diaspora orthodoxe russe, en particulier les Français » (ibid.). Il évoque ensuite le besoin de transformation spirituelle, commun aux différentes traditions, en développant l’émergence dans la sphère piétiste au XVIIe siècle de certaines doctrines d’alchimie intérieure, tout en précisant que l’occultisme du XIXe siècle était en quelque sorte très « socialement créatif », développant de nouveaux thèmes et s’opposant aux traditions institutionnalisées.

Il termine en affirmant que « l’ésotérisme semble avant tout mobiliser une multiplicité d’appréhensions très personnelles et raffinées, correspondant à autant d’orientations propres à la vie spirituelle » (p. 202), ce avec quoi, au moins dans les meilleurs cas, je ne peux qu’être d’accord.

Dans l’ensemble, malgré les « distinctions » que j’ai faites ici et là, je ne peux que considérer ce livre comme extrêmement intéressant, tant pour la modération et la compétence avec lesquelles les différents sujets ont été traités, que pour l’attention portée aux traditions établies, à l’égard desquelles les déclarations imprudentes ont été évitées. Ce qui n’est pas étrange après tout, si l’on considère l’extrême équilibre qui caractérise l’œuvre et la personnalité d’Aldo La Fata, que je connais bien, mais aussi, je pense, de Bruno Bérard, que je connais moins.

Mes propres désaccords ont d’ailleurs été exprimés avec l’intention d’« intégrer » et de « proposer », certainement pas d’« opposer ». Disons que je suis, par rapport à Aldo, moins amoureux du terme « ésotérisme » et plus critique à l’égard de Guénon, dont je reconnais les mérites mais que je ne considère pas comme un garant de l’orthodoxie. Pour le reste, la façon dont Aldo aborde ces choses, libre et heuristique, me convient tout à fait.

20/7/2024


[1] Ici (p. 9), Aldo a eu la gentillesse de me citer en termes élogieux, ce dont je le remercie. J’ai en effet traité la question en ces termes dans mon article « Une étrange impression », http://www.superzeko.net/doc_dariochioli_saggistica/DarioChioliQuestaStranaImpressione.pdf.

[2] Voir ma critique de son livre sur Silvano Panunzio : http://www.superzeko.net/doc_dariochioli_saggistica/DarioChioliRecensioneAlNuovoLibroDiAldoLaFataSuSilvanoPanunzio.pdf

[3] Aldo La Fata signale une coquille, à l’intention de ceux qui liront également ce compte rendu : à la première ligne de la page 59, « Jean l’Évangéliste » doit être remplacé par « Jean le Baptiste ».

[4] Voir mon commentaire sur ce livre : http://www.superzeko.net/doc_dariochioli_saggistica/DarioChioliRecensioneAlNuovoLibroDiAldoLaFataSuSilvanoPanunzio.pdf.

[5] À cet égard, il peut y avoir des modes de transmission extrêmement particuliers, comme ceux qui génèrent une expérience extatique immédiate par contact ; je pense à ce qu’Abhinavagupta a écrit à ce sujet dans le Tantrāloka ou à ce qui est dit de saint Séraphin de Sarov dans le Colloque avec Motovilov. Mais la casuistique à cet égard est bien plus vaste.

[6] Par ailleurs, je considère le développement de la mariologie catholique au cours des derniers siècles comme une voie de salut, c’est-à-dire comme un véritable exorcisme des inspirations diaboliques qui sous-tendent la décadence commune. La mariologie dialogue en effet de manière non mentale avec un aspect « maternel » intérieur de l’être humain qui est hors d’atteinte de la tromperie.

[7] Le « non-dualisme dans la distinction » maintient la relation entre l’âme humaine et Dieu.

[8] Le Panchen Lama est une émanation (tulku) du Bouddha Amitābha, tandis que le Dalaï Lama est « seulement » une émanation du Bodhisattva Avalokiteśvara. Ils ont également pour tâche de reconnaître le tulku de l’autre.

[9] En ce qui concerne Kālacakra, Jurij Nikolaevič Roerich a publié Les Annales bleues en 1949, un beau volume qui pourrait – peut-être – être d’une utilité pratique pour un moine tibétain cartographe et linguiste particulièrement érudit et expérimenté, mais pratiquement pour personne d’autre, et qui constitue la principale source sur les traditions de Śambhala, d’où ceux sur lesquels Guénon a basé son Roi du monde ont probablement tiré l’idée des différents Asgartha (Jacolliot), Agarttha (Saint-Yves d’Alveydre), Agartthâ (Sédir) et Agharti (Ossendowski). Jacolliot a probablement recyclé les légendes de Śambhala en les reliant au nordique Ásgarðr, Saint-Yves a pris de lui, Sédir et Ossendowski de Saint-Yves. Et Guénon a mordu à l’hameçon sans vérifier….

[10] Je signale, pour une prochaine réédition, que la première phrase de la page 146 est malheureusement incomplète. Aldo La Fata m’informe qu’elle devrait être complétée comme suit : « quelque chose qui fait être les choses et qui est en même temps une manière d’être des choses ».

[11] Pas uniquement spirituel, il a également produit le chef-d’œuvre de stratégie militaire de Sunzi sur l’art de la guerre.

[12] En ce qui concerne Guénon, mon opinion est partiellement différente. Le Roi du Monde me semble au moins être une œuvre de caractère absolument kṣatriya, à comparer peut-être aux romans du Graal. Il en va de même pour son activisme précoce au sein de divers groupes occultes.